Juan José Saer - L’ancêtre - Le Tripode
Outre
L’ancêtre qu’il réédite, l’éditeur Le Tripode n’est pas avare de pépites. On y
remarque la présence de Jacques Abeille, Kenneth Bernard, Goliarda Sapienza, Topor
… Paru initialement en 1987 chez Flammarion, épuisé depuis plusieurs années, le
livre admirable de Saer (1) reparait en 2017 sous le patronage d’Alberto
Manguel qui en signe la postface. Dans l’ombre de son compatriote Borges et d’illustres
écrivains sud-américains, son œuvre reste à découvrir. Sa biographie également. On sait que le
romancier, dont les parents étaient d’origine syrienne, naquit en Argentine dans
la province de Santa Fe en 1937. Il y enseigna l’histoire et l’esthétique du
cinéma, s’exila en France en 1968 et décéda en 2005.
Inspiré d'une histoire réelle, L’ancêtre hérite d’une tradition de récits de marins
perdus qui à rebours de l’histoire coloniale découvrent le relativisme culturel
au contact de populations autochtones. Les voyages de Gulliver tombe évidemment sous
la plume. Mais un autre ouvrage s’invite dans le cercle ethnologique : Le Seigneur des ténèbres de Robert Silverberg. Des comptoirs brésiliens du Portugal aux tribus
africaines de l’actuel Angola le héros de l’auteur américain s’enfonce dans une
altérité presque sans retour. Il en est de même pour le jeune mousse espagnol,
qui témoin de scènes de cannibalismes et d’orgies sexuelles bascule dans un autre
monde. Les lecteurs curieux de sentiers littéraires inédits emprunteront ici l’allée
du Roi : la traduction de Laure Bataillon est tout aussi légendaire que
celle de Nathalie Zimmermann.
Alors
que Robert Silverberg creuse dans l’ouvrage précité une veine picaresque, Juan
José Saer propose un vertige existentiel :
« De ces rivages vides il m'est surtout resté
l'abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu
dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.
Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les
villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel.
Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par
les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes,
innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si
le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé
apercevoir par ses trous l'incandescence interne. »
« Être
ou ne pas être », L’ancêtre se lit comme le roman du Néant, de l’Inexistence.
Le jeune mousse est orphelin de naissance. S’étant constitué une famille de
passage avec les habitués du port, puis les marins du navire, le garçon débarqué
affronte le vide : la perte de ses compagnons
et une sensation d’engloutissement dans une vastitude sans limite, sans repère,
le renvoie à une peur primale. Adopté par les indiens qui le baptisent
Def-ghi, c'est-à-dire l’absent ou reflet dans l’eau, il découvre en eux une
préoccupation semblable. Le monde est une construction précaire dont il faut incessamment
prévenir l’écroulement. Les rituels, les activités du quotidien combattent la vacuité, l’indistinct. Revenu
sur ses terres après avoir traversé plusieurs plans d’existence, l’ancien
mousse fera sienne la réflexion de Calderon « La vie est un songe »
Tout
à la fois roman d’aventure, récit ethnologique, ouvrage philosophique, L’ancêtre, atypique comme Epépé de Ferenc Karinthy, est un
grand livre servi par une écriture et une traduction admirables.
(1) Assertion non négociable
pour reprendre une expression yossarianesque
5 commentaires:
Ca a l'air passionant. Malheureusement je dois lire Toni Morisson (et je n'ai pas attendu sa mort pour en avoir envie !) avant. Petite remarque grammaticale :
"est toute aussi légendaire" Je crois que "tout" sert d'adverbe ici, et ne s'accorde pas. Tu vois, je suis une lectrice attentive :p
Merci :)
J'ai beau passer et repasser, il y a toujours une coquille qui traine.
Bien à toi
SV
Saer s'est il inspiré de Taïpi d' Herman Melville ?
Peut-être dans le cannibalisme.. J'ai vu ici une critique aussi du colonialisme. J'ai beaucoup aimé ce roman.
Le point de vue de Saer est intéressant. Dans un genre moins fictionnel,je pensais à Todorov et sa conquête de l'Amérique.
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