Joseph Conrad - Le Nègre du Narcisse - L’imaginaire -
Gallimard
Troisième roman de Joseph Conrad, Le Nègre du
Narcisse raconte le périple d’un navire de commerce et de son équipage
depuis Bombay jusqu’à Londres. Enorme traversée sans escale que l’écrivain
polonais condense en moins de 150 pages. Le bateau longe l’Indonésie (l’ile
Florès), franchit le Cap où il affronte une tempête, rejoint La Manche et l’Angleterre
via South Foreland. Voilà pour le contexte. Quant aux péripéties, elles se
limitent au décès d’un marin, à un ouragan, à un ersatz de révolte d’équipage. On
imaginerait pour ce type d’ouvrage une adaptation théâtrale plutôt que
cinématographique. C’est d’ailleurs un drame que met en scène Conrad, décrypteur
de mouvements d’âmes plutôt que romancier épique.
Le personnage central de cette histoire n’est pas un capitaine comme dans Typhon mais un marin antillais, victime semble-t-il de tuberculose et malgré tout enrôlé (1). Il se retire assez rapidement du pont et devient un sujet de dispute, soutenu par les uns, raillé par les autres. Pour couper au plus court, les officiers le logent dans l’infirmerie, ce qui apaise les tensions mais laisse au cœur de certains la crainte de côtoyer La Camarde. Nul propos raciste n’échappe des marins dans ce roman daté de 1897 ; le vieux sage Singleton qui associe superstitieusement la présence de James Wait aux vents contraires se remémore « les négriers, les hécatombes de nègre ». Seuls sont blâmés ceux qui s’affranchissent de la solidarité des gens de mer, en tentant notamment d’échapper aux manœuvres d’équipage, comme Donkin perpétuel fomenteur de révoltes.
L’autre grande figure du vaisseau est Singleton, archétype
du marin taiseux, solide, sans doute, sans espérance : « [il]
était debout à la porte, la figure tournée vers la lumière et le dos vers les
ténèbres. Et, seul dans la pénombre vide du poste d'équipage endormi, il semblait
plus grand, colossal et très vieux ; vieux comme le Temps lui-même, venu en ces
lieux calmes comme une tombe pour contempler d'un œil patient la brève victoire
du sommeil, ce consolateur. Pourtant il n'était qu'un fils du temps, relique
solitaire d'une génération engloutie et oubliée. Il était debout, encore
solide. Toujours aussi vide de pensée ; homme disponible, à l'immense passé
vide et à l'avenir inexistant, aux impulsions puériles et aux passions d'adulte
déjà mortes dans sa poitrine tatouée. Ceux qui pouvaient comprendre son silence
n'étaient plus ceux-là mêmes qui savaient exister par-delà les confins de la
vie et face à l'éternité. Ils avaient été solides comme le sont ceux qui ne
connaissent ni le doute ni l'espérance. Ils avaient été impatients et endurants,
turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des gens bien intentionnés avaient
tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur nourriture
et accomplissant leurs tâches dans la crainte de la mort. Mais en vérité ils
avaient été des hommes qui connaissaient la peine, les privations, la violence,
la débauche — mais ne connaissaient point la peur et n'éprouvaient aucun élan
de méchanceté en leur cœur. Des hommes difficiles à diriger, mais faciles à
inspirer, des hommes sans voix — mais suffisamment virils pour mépriser dans
leur cœur les voix sentimentales qui se lamentaient sur la dureté de
leur destin. C’était un destin unique et c'était le leur ; cette capacité de
le supporter leur semblait le privilège des élus ! Leur génération vivait
muette et indispensable, sans connaître les douceurs de l’affection ou le
refuge d'un foyer — et mourait libre de la sombre menace d'une tombe étroite.
Ils étaient les éternels enfants de la mer mystérieuse. Leurs successeurs sont
les fils adultes d'une terre insatisfaite. Ils sont moins dépravés mais moins
innocents ; moins irrévérencieux mais peut-être aussi moins croyants ; et s'ils
ont appris à parler, ils ont aussi appris à gémir. Mais les autres étaient
solides et muets ; ils étaient effacés, courbés et endurants comme des
caryatides de pierre qui dans la nuit soutiennent les galeries illuminées d'un
édifice éclatant et splendide. Ils ne sont plus maintenant — et c'est sans
importance. La mer et la terre sont infidèles à leurs fils : une vérité, une
foi, une génération d'hommes passent et c'est l'oubli et c'est sans
importance sauf peut-être pour les rares êtres qui croyaient à cette vérité,
professaient cette foi ou aimaient ces hommes. »
Le destin de l’antillais James Wait, la tempête, thème
récurrent chez Conrad qui voit s’effondrer des âmes et s’élever d’autres, sont
les moments forts du récit. L’écrivain célèbre les vertus de ces hommes dans un
style lyrique qu’il modèrera par la suite devenant lui-même Singleton. Tout à
son admiration, dans les dernières pages il abandonne le mode narratif impersonnel
- quoiqu’antérieurement fragilisé par un « nous » fugitif liminaire -
au profit d’un Je inattendu (2). Conrad réintègre les siens, une légion de
damnés résignée interrogatrice de son destin. Un grand livre assurément, pas
loin - dans mon panthéon personnel - de Typhon.
(1)
Juan Asensio y voit une préfiguration de
Kurtz
(2)
Dans le Moby-Dick de Melville on observe
aussi un changement de narrateur
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