lundi 24 janvier 2022

Le Nègre du Narcisse

Joseph Conrad - Le Nègre du Narcisse - L’imaginaire - Gallimard

 

 


Troisième roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse raconte le périple d’un navire de commerce et de son équipage depuis Bombay jusqu’à Londres. Enorme traversée sans escale que l’écrivain polonais condense en moins de 150 pages. Le bateau longe l’Indonésie (l’ile Florès), franchit le Cap où il affronte une tempête, rejoint La Manche et l’Angleterre via South Foreland. Voilà pour le contexte. Quant aux péripéties, elles se limitent au décès d’un marin, à un ouragan, à un ersatz de révolte d’équipage. On imaginerait pour ce type d’ouvrage une adaptation théâtrale plutôt que cinématographique. C’est d’ailleurs un drame que met en scène Conrad, décrypteur de mouvements d’âmes plutôt que romancier épique.

 

Le personnage central de cette histoire n’est pas un capitaine comme dans Typhon mais un marin antillais, victime semble-t-il de tuberculose et malgré tout enrôlé (1). Il se retire assez rapidement du pont et devient un sujet de dispute, soutenu par les uns, raillé par les autres. Pour couper au plus court, les officiers le logent dans l’infirmerie, ce qui apaise les tensions mais laisse au cœur de certains la crainte de côtoyer La Camarde. Nul propos raciste n’échappe des marins dans ce roman daté de 1897 ; le vieux sage Singleton qui associe superstitieusement la présence de James Wait aux vents contraires se remémore « les négriers, les hécatombes de nègre ». Seuls sont blâmés ceux qui s’affranchissent de la solidarité des gens de mer, en tentant notamment d’échapper aux manœuvres d’équipage, comme Donkin perpétuel fomenteur de révoltes.

 

L’autre grande figure du vaisseau est Singleton, archétype du marin taiseux, solide, sans doute, sans espérance : « [il] était debout à la porte, la figure tournée vers la lumière et le dos vers les ténèbres. Et, seul dans la pénombre vide du poste d'équipage endormi, il semblait plus grand, colossal et très vieux ; vieux comme le Temps lui-même, venu en ces lieux calmes comme une tombe pour contempler d'un œil patient la brève victoire du sommeil, ce consolateur. Pourtant il n'était qu'un fils du temps, relique solitaire d'une génération engloutie et oubliée. Il était debout, encore solide. Toujours aussi vide de pensée ; homme disponible, à l'immense passé vide et à l'avenir inexistant, aux impulsions puériles et aux passions d'adulte déjà mortes dans sa poitrine tatouée. Ceux qui pouvaient comprendre son silence n'étaient plus ceux-là mêmes qui savaient exister par-delà les confins de la vie et face à l'éternité. Ils avaient été solides comme le sont ceux qui ne connaissent ni le doute ni l'espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des gens bien intentionnés avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur nourriture et accomplissant leurs tâches dans la crainte de la mort. Mais en vérité ils avaient été des hommes qui connaissaient la peine, les privations, la violence, la débauche — mais ne connaissaient point la peur et n'éprouvaient aucun élan de méchanceté en leur cœur. Des hommes difficiles à diriger, mais faciles à inspirer, des hommes sans voix — mais suffisamment virils pour mépriser dans leur cœur les voix sentimentales qui se lamentaient sur la dureté de leur destin. C’était un destin unique et c'était le leur ; cette capacité de le suppor­ter leur semblait le privilège des élus ! Leur génération vivait muette et indispensable, sans connaître les douceurs de l’affection ou le refuge d'un foyer — et mourait libre de la sombre menace d'une tombe étroite. Ils étaient les éternels enfants de la mer mystérieuse. Leurs successeurs sont les fils adultes d'une terre insatisfaite. Ils sont moins dépravés mais moins innocents ; moins irrévérencieux mais peut-être aussi moins croyants ; et s'ils ont appris à parler, ils ont aussi appris à gémir. Mais les autres étaient solides et muets ; ils étaient effacés, courbés et endurants comme des caryatides de pierre qui dans la nuit soutiennent les galeries illuminées d'un édifice éclatant et splendide. Ils ne sont plus maintenant — et c'est sans importance. La mer et la terre sont infidèles à leurs fils : une vérité, une foi, une génération d'hommes passent et c'est l'oubli et c'est sans importance sauf peut-être pour les rares êtres qui croyaient à cette vérité, professaient cette foi ou aimaient ces hommes. »

 

Le destin de l’antillais James Wait, la tempête, thème récurrent chez Conrad qui voit s’effondrer des âmes et s’élever d’autres, sont les moments forts du récit. L’écrivain célèbre les vertus de ces hommes dans un style lyrique qu’il modèrera par la suite devenant lui-même Singleton. Tout à son admiration, dans les dernières pages il abandonne le mode narratif impersonnel - quoiqu’antérieurement fragilisé par un « nous » fugitif liminaire - au profit d’un Je inattendu (2). Conrad réintègre les siens, une légion de damnés résignée interrogatrice de son destin. Un grand livre assurément, pas loin - dans mon panthéon personnel - de Typhon.

 

 

(1)   Juan Asensio y voit une préfiguration de Kurtz

(2)   Dans le Moby-Dick de Melville on observe aussi un changement de narrateur

 

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