samedi 15 janvier 2022

Solaris

 

Stanislas Lem - Solaris - Babel

 

 
 

 

La revue Bifrost consacre son numéro 104 à l’auteur polonais Stanislas Lem. Bonne nouvelle. Comme les frères Strougatski, il nous rappelle que le domaine de l’excellence littéraire spéculative n’est pas l’apanage du monde anglosaxon. Ecrivain adulé en son pays, auteur d’un livre culte chroniqué ici, ses multiples réflexions l’apparentaient aussi à une figure d’intellectuel. A cet égard l’essai Summa Technologiae, rédigé entre 1961 et 1963, présenté comme une expérience de pensée, dresse une feuille de route du futur au travers d’un impressionnant catalogue d’idées novatrices : la comparaison entre l’évolution technologique et l’évolution du vivant, l’utilisation de machines intelligentes pour gérer l’accroissement exponentiel du savoir, le machine learning, la modélisation, la simulation etc. Lem préfigure Greg Egan : ses lecteurs franchissent un pont d’audacieuses et rationnelles spéculations aboutissant à de nouveaux mondes. Solaris en est un inoubliable.

  

Abandonnant le protocole habituel, je voudrais m’attaquer à l’accessoire. Dès mon entame du récit voici plusieurs décennies, l’Océan qui recouvre entièrement la planète, décrit tantôt noir, tantôt cuivré, parfois couleur mercure a transformé ma lecture en un rêve éveillé. Et que dire de ses manifestations protoplasmiques, de ses créations daliniennes … Je n’ai rien ressenti de tel en parcourant La face des eaux de Silverberg à la thématique voisine. Dune et quelques autres planet opera ressusciteront ensuite la magie, mais pas à ce point. Quand je parcours les illustrations de couverture des éditions françaises successives du chef-d’œuvre de Stanislas Lem, l’écœurement me saisit. Ce n’est pourtant pas le talent qui manque dans l’Hexagone. Les idées alors ? Un des protagonistes du roman, Snaut, alors alcoolisé, apercevant Harey évoque la naissance d’Aphrodite en référence à un célèbre Botticelli. Était-ce, est-ce si difficile de réunir en un tableau ces trois éléments fondamentaux de l’intrigue, l’Océan, Kelvin et Harey ?

  

Débarquant sur la station Solaris qui dérive à quelques centaines de mètres au-dessus de la mer, le docteur Kelvin trouve les lieux dans un état d’abandon inexplicable. Son ami et collègue Gibarian a disparu. Il apprendra très vite sa mort. Les deux seuls autres occupants, Snaut et Sartorius, semblent se défier de sa présence et se réfugient dans leurs laboratoires. Le désintérêt a aussi gagné la Terre. Après des décennies d’enthousiasmes, d’études, d’expéditions, un avant-poste est maintenu avec désormais à bord un minimum de personnel. Le mur de mystères entourant l’Océan gigantesque, supposé sentient selon certains, n’a pas été abattu. Pire certaines excursions se sont soldées par des catastrophes. Une commission scientifique terrienne a censuré le rapport d’un pilote survivant décrivant d’étonnants phénomènes ; ils furent qualifiés d’hallucinatoires. Snaut résume ainsi le désenchantement :

-                   « C’est à croire que tu fais semblant de ne pas comprendre, grogna-t-il en me scrutant du regard, je ne cesse pas de parler de Solaris, uniquement de Solaris et de rien d'autre. Si la réalité te déçoit brutalement, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, après ce que tu as déjà subi, tu peux m'écouter jusqu'au bout ! Nous nous envolons dans le cos­mos, préparés à tout, c'est-à-dire à la solitude, à la lutte, à la fatigue et à la mort. La pudeur nous retient de le proclamer, mais par moments nous nous jugeons admirables. Cependant, tout bien considéré, notre empressement se révèle être du chiqué. Nous ne voulons pas conquérir le cosmos, nous voulons seulement étendre la Terre jusqu'aux frontières du cosmos. Telle planète sera aride comme le Sahara, telle autre glaciale comme nos régions polaires, telle autre luxuriante comme l'Amazonie. Nous sommes humanitaires et chevaleresques, nous ne voulons pas asser­vir d'autres races, nous voulons simplement leur trans­mettre nos valeurs et en échange nous emparer de leur patrimoine. Nous nous considérons comme les cheva­liers du Saint-Contact. C'est un second mensonge. Nous ne recherchons que l'homme. Nous n'avons pas besoin d'autres mondes. Nous avons besoin de miroirs. Nous ne savons que faire d'autres mondes. Un seul monde, notre monde, nous suffit, mais nous ne l'encaissons pas tel qu'il est. Nous recherchons une image idéale de notre propre monde ; »

 

Kelvin soupçonne néanmoins les deux autres de lui dissimuler une partie de la vérité. C’est alors que les évènements se précipitent. Il aperçoit une femme plantureuse déambuler dans les couloirs de la station. Puis sa femme Harey, morte suicidée dix ans auparavant, réapparait dans ses quartiers. Identique à ses souvenirs elle semble ignorer la raison de sa présence :

    « Ecoute, je voudrais encore te demander … Est-ce que je... je lui ressemble beaucoup ?

   Tu lui ressemblais beaucoup. Maintenant, je ne sais plus.

   Je ne comprends pas...

Elle s'était levée et me regardait de ses yeux immenses.

   Il n'y a plus que toi.

   Et tu es sûr que ce n’est pas elle, que c'est seulement moi, moi que...

Oui, toi. Si tu étais vraiment elle, je ne pourrais peut-être pas t'aimer...

   Pourquoi ?

   Parce que j'ai fait quelque chose d'horrible.

   Tu as été... méchant avec elle ?

   Oui, quand nous...

   Ne dis rien ! Pourquoi ?

   Pour que tu n'oublies pas que c'est moi qui suis ici et pas elle. »

 

Outre un huis-clos, Solaris c’est aussi l’invention d’une science, la solaristique, le recensement des études et théories menées sur l’Océan. Elles alourdissent le texte comme les tentatives de taxinomie des phénomènes. Comment interpréter l’apparition des canyons profonds, des statues géantes aussi mystérieux que provisoires ? Ce Dieu imparfait comme le surnomme Kelvin, qui extirpe de l'inconscient des hommes leurs plus secrets désirs, cherche t-il réellement à communiquer ? Ici réside le thème central du livre et que développera ailleurs Stanislas Lem. Le lecteur réticent à la science-fiction pourrait cependant apprécier dans ce grand classique, la résurgence d’une vieille antienne romantique : l’amour plus fort que la mort.


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