samedi 9 octobre 2021

La Folie Almayer

Joseph Conrad - La Folie Almayer - Flammarion - Autrement

 

                                                                                                       

 

Premier opus de l’auteur d’Au cœur des ténèbres, La Folie Almayer, paru en 1895, présente un double intérêt. Il est révélateur d’un Conrad styliste première manière et met en avant un personnage dépassé par les évènements, à contrario de ses plus fameux romans. La traduction d’Odette Lamolle rehausse un texte que l’écrivain retravailla pendant près de trente ans. Bornéo, décor du récit introduit une trilogie dite malaisienne (Un paria des iles, La rescousse).

 

Contemplant un reste de tronc d’arbre flotter sur le fleuve Pantai au pied de sa demeure, quelque part sur les côtes des Indes orientales néerlandaises, Almayer songe à la dérive de sa propre existence. Bien des années plus tôt, il avait quitté le foyer familial à Java pour aller travailler chez un vieux négociant dans un entrepôt malaisien. Là il s’était laissé convaincre par Linguard, un aventurier anglais chercheur d’or, de le suivre dans ses entreprises. Croyant à sa bonne étoile, il avait épousé une malaisienne adoptée par ce capitaine et s’était installé à Bornéo. Las, les ans s’écoulant ainsi que ses espoirs de fortune, il plaçait ses dernières onces de fierté dans Nina, sa fille, qu’il avait envoyé à Singapour. Malheureusement le racisme de sa logeuse pour les « sangs mêlés » avait mis fin à son éducation. A son retour la jeune femme fait connaissance du fils d’un rajah de Bali. Ils tombent amoureux l’un de l’autre.

 

Epinglé comme un papillon sur le bois vermoulu de ses rêves, alternant lampées de gin et vagues projets d’expédition dans la jungle, Almayer tente de survivre au mépris de sa femme et aux moqueries discrètes de ses voisins. Balloté comme un bouchon de liège au sommet d’une vague il est au centre du récit sans en être l’acteur, si ce ne sont quelques rumeurs concernant une carte de trésor du défunt Linguard et surtout la beauté de Nina, foyer de toutes les convoitises. Car en coulisse de sérieux conflits d’intérêts, sur fond de rivalité anglo-néerlandaise, opposent négociants arabes et le potentat malais local Lakamba.

 

Conrad apporte un soin tout particulier aux personnages secondaires, comme l’esclave Taminah secrètement éprise de Maroola, ou Dain et Nina dont les retrouvailles donnèrent tant de mal à l’écrivain. L’épouse malaisienne d’Almayer est une femme forte et ambitieuse autant attachée au destin de sa fille qu’enragée par l’inaction de son mari. On est aux antipodes des a priori d’un Pierre Loti : les ambitions s’affranchissent des races. Il y a des pages superbes où la langueur amoureuse se fond dans la moiteur tropicale de la jungle. Avant de tremper sa plume dans les âmes fortes, Joseph Conrad la laissait s’épancher dans le portrait d’un homme abandonné de tous :

 

« Puis les planches du couloir craquèrent, le lézard s'enfuit et Almayer s'agita en poussant un soupir : lentement, à travers le pays des songes, il revenait du néant de son sommeil d'ivrogne vers l'éveil de la lucidité. Sa tête roula d’une épaule sur l’autre dans l'oppression de son rêve : le ciel était descendu sur lui comme un lourd manteau et traînait en plis étoilés loin au-dessous de lui. Des étoiles au-dessus, des étoiles partout alentour ; et, des étoiles qu'il avait sous les pieds, montait un murmure plein de supplications et de larmes, des visages chagrins voletaient dans les groupes de lumières qui emplissaient, en bas, l'espace infini. Comment échapper à l’importunité de ces cris lamentables et de ces regards tristes des visages qui se pressaient autour de lui au point de l'étouffer sous le poids si accablant des mondes suspendus au-dessus de ses épaules douloureuses ? S'en aller ! Mais comment ? S'il essayait de bouger, il tom­berait dans le néant et périrait dans la chute fra­cassante de cet univers dont il était le seul support. Et que disaient ces voix ? Elles le pressaient de remuer ! Pourquoi ? Remuer pour se détruire ! Pas si bête ! L'absurdité de la chose l’emplit d'indignation. Il prit un point d'appui plus stable et durcit ses muscles, dans l'héroïque résolution de porter son fardeau jusqu'à la fin des temps. Et des siècles s'écoulèrent dans un labeur surhumain, confrontés à la ruée des uni­vers environnants et au murmure plaintif des voix désolées qui le pressaient de partir avant qu'il ne fut trop tard jusqu'au moment où cette puissance mystérieuse qui l'avait chargé de ce travail de titan parut enfin chercher à le détruire, Il sentit avec terreur une main irrésistible le secouer par l'épaule, tandis que le chœur des voix s’enflait de plus en plus en une supplication désespérée, insistant pour qu'il partît, qu'il partît, avant qu'il ne fut trop tard. Il se sentit glis­ser, perdit son équilibre, quelque chose le tirant par les jambes ; et il tomba. Avec un petit cri, il s'évada de l'angoisse de la création agonisante, et se retrouva mal réveillé, encore sous l'influence de son rêve »

 

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