Joseph Conrad - La Folie
Almayer - Flammarion - Autrement
Premier opus de l’auteur d’Au cœur des ténèbres, La Folie Almayer, paru en 1895, présente un double intérêt.
Il est révélateur d’un Conrad styliste première manière et met en avant un personnage
dépassé par les évènements, à contrario de ses plus fameux romans. La
traduction d’Odette Lamolle rehausse un texte que l’écrivain retravailla
pendant près de trente ans. Bornéo, décor du récit introduit une trilogie dite
malaisienne (Un paria des iles, La rescousse).
Contemplant un reste de tronc d’arbre flotter
sur le fleuve Pantai au pied de sa demeure, quelque part sur les côtes des Indes
orientales néerlandaises, Almayer songe à la dérive de sa propre existence. Bien
des années plus tôt, il avait quitté le foyer familial à Java pour aller travailler
chez un vieux négociant dans un entrepôt malaisien. Là il s’était laissé
convaincre par Linguard, un aventurier anglais chercheur d’or, de le suivre
dans ses entreprises. Croyant à sa bonne étoile, il avait épousé une malaisienne
adoptée par ce capitaine et s’était installé à Bornéo. Las, les ans s’écoulant ainsi
que ses espoirs de fortune, il plaçait ses dernières onces de fierté dans Nina,
sa fille, qu’il avait envoyé à Singapour. Malheureusement le racisme de sa
logeuse pour les « sangs mêlés » avait mis fin à son éducation.
A son retour la jeune femme fait connaissance du fils d’un rajah de Bali. Ils
tombent amoureux l’un de l’autre.
Epinglé comme un papillon sur le bois vermoulu
de ses rêves, alternant lampées de gin et vagues projets d’expédition dans la
jungle, Almayer tente de survivre au mépris de sa femme et aux moqueries
discrètes de ses voisins. Balloté comme un bouchon de liège au sommet d’une
vague il est au centre du récit sans en être l’acteur, si ce ne sont quelques
rumeurs concernant une carte de trésor du défunt Linguard et surtout la beauté
de Nina, foyer de toutes les convoitises. Car en coulisse de sérieux conflits d’intérêts,
sur fond de rivalité anglo-néerlandaise, opposent négociants arabes et le potentat
malais local Lakamba.
Conrad apporte un soin tout particulier aux
personnages secondaires, comme l’esclave Taminah secrètement éprise de Maroola,
ou Dain et Nina dont les retrouvailles donnèrent tant de mal à l’écrivain. L’épouse
malaisienne d’Almayer est une femme forte et ambitieuse autant attachée au
destin de sa fille qu’enragée par l’inaction de son mari. On est aux antipodes
des a priori d’un Pierre Loti : les ambitions s’affranchissent des races.
Il y a des pages superbes où la langueur amoureuse se fond dans la moiteur
tropicale de la jungle. Avant de tremper sa plume dans les âmes fortes, Joseph
Conrad la laissait s’épancher dans le portrait d’un homme abandonné de tous :
« Puis les planches du couloir craquèrent,
le lézard s'enfuit et Almayer s'agita en poussant un soupir : lentement, à
travers le pays des songes, il revenait du néant de son sommeil d'ivrogne vers
l'éveil de la lucidité. Sa tête roula d’une épaule sur l’autre dans
l'oppression de son rêve : le ciel était descendu sur lui comme un lourd
manteau et traînait en plis étoilés loin au-dessous de lui. Des étoiles
au-dessus, des étoiles partout alentour ; et, des étoiles qu'il avait sous les
pieds, montait un murmure plein de supplications et de larmes, des visages chagrins
voletaient dans les groupes de lumières qui emplissaient, en bas, l'espace
infini. Comment échapper à l’importunité de ces cris lamentables et de ces
regards tristes des visages qui se pressaient autour de lui au point de
l'étouffer sous le poids si accablant des mondes suspendus au-dessus de ses
épaules douloureuses ? S'en aller ! Mais comment ? S'il essayait de bouger, il
tomberait dans le néant et périrait dans la chute fracassante de cet univers
dont il était le seul support. Et que disaient ces voix ? Elles le pressaient de
remuer ! Pourquoi ? Remuer pour se détruire ! Pas si bête ! L'absurdité de la
chose l’emplit d'indignation. Il prit un point d'appui plus stable et durcit
ses muscles, dans l'héroïque résolution de porter son fardeau jusqu'à la fin
des temps. Et des siècles s'écoulèrent dans un labeur surhumain, confrontés à
la ruée des univers environnants et au murmure plaintif des voix désolées qui
le pressaient de partir avant qu'il ne fut trop tard jusqu'au moment où cette
puissance mystérieuse qui l'avait chargé de ce travail de titan parut enfin
chercher à le détruire, Il sentit avec terreur une main irrésistible le secouer
par l'épaule, tandis que le chœur des voix s’enflait de plus en plus en une
supplication désespérée, insistant pour qu'il partît, qu'il partît, avant qu'il
ne fut trop tard. Il se sentit glisser, perdit son équilibre, quelque chose le
tirant par les jambes ; et il tomba. Avec un petit cri, il s'évada de
l'angoisse de la création agonisante, et se retrouva mal réveillé, encore sous
l'influence de son rêve »
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