Catherine
Dufour - Les Champs de la lune - Robert Laffont - Ailleurs & Demain
« Mais qu'il y ait là de limpides fontaines, des
étangs verts de mousse, et un petit ruisseau fuyant parmi le gazon ; qu'un
palmier ou un grand olivier sauvage donne de l'ombre à leur vestibule. Ainsi,
lorsqu'au printemps, leur saison favorite, les nouveaux rois guideront pour la
première fois les essaims, et que cette jeunesse s'ébattra hors des rayons, la
rive voisine les invitera à s'abriter contre la chaleur, et l'arbre rencontré
les retiendra sous son feuillage hospitalier. Au milieu de l'eau, soit
qu'immobile elle dorme, soit qu'elle coule, jette en travers des troncs de
saules et de grosses pierres, comme autant de ponts où elles puissent se poser
et déployer leurs ailes au soleil d'été, si d'aventure, travailleuses
attardées, elles ont été mouillées ou précipitées dans Neptune, par l'Eurus.
Qu'alentour fleurissent le vert daphné, le serpolet au
parfum pénétrant, et force sarriettes à l'odeur tenace, et que des touffes de
violettes s'abreuvent à la fontaine qui les arrose. »
Virgile-Géorgiques, traduction Maurice Rat
Dans une interview récente, Robert Silverberg déclarait que
le conflit était le moteur de la fiction. Venant d’un lecteur de Shakespeare et
des Tragédiens grecs, le propos ne surprend pas. En désaccord avec cette
conception, Ursula Le Guin définissait le roman comme un sac-médecine :
« dans toute fiction, il y a assez de place pour garder l’Homme là où
il doit être, à sa place dans le plan des choses ; il y a assez de temps
pour récolter beaucoup d’avoine sauvage et pour en semer aussi, et pour chanter
pour la petite Oom, et écouter la plaisanterie de Ool, et pour regarder les
tritons, et pour la suite, car cette histoire n’est pas terminée. Il y a encore
des graines à récolter, et de la place dans le sac aux étoiles ». Le
beau roman de Catherine Dufour Les Champs de la lune s’inscrit dans
cette réflexion.
La Terre étant devenue un chaos climatique, une partie de
l’Humanité a pris refuge sur la Lune. Elle a construit des cités troglodytes
sous la régolithe. Elle a aussi édifié des fermes en surface procurant eau et
nourriture aux « soulunaires ». L’héroïne du récit, El-Jarline,
s’occupe de l’une d’entre elles. Au-delà de la fonction agricole, elle
entretient et développe sous un dôme transparent un complexe écosystème
combinant flore, microfaune et petits animaux. Zante le zoologue et Laurisse le
jardinier de la cité souterraine MUT, viennent parfois l’épauler. Trym, un chat
« augmenté » la distraie d’un quotidien balisé par les travaux ruraux, la surveillance des installations, et les rapports envoyés à la Commanderie des Inter-Cités. Parfois des citadins
débarquent aussi :
« Outre la nourriture et la sensorialité, les
visiteurs de la ferme Lalande viennent y combler un troisième besoin :
occuper de l’espace. Se promener sous le ciel, déambuler, vagabonder, et puis
courir et danser; surtout les enfants, Pour ces derniers, j'ai
préparé un carré. Ils viennent y apprendre à herboriser dans le cadre scolaire.
Je ne peux pas recevoir chacun d’eux très souvent, le taux de radiation ne le
permet pas. Mais j'ai pu observer qu'ils sont fascinés par les paupières des
dionées et leurs longs cils roses, par les feuilles des sensitives qui se
rétractent au moindre contact. Ils restent médusés devant la chenille rouge
des amarantes et les becs pointus des rumbas. Ils aiment les fleurs aux
couleurs franches, le rouge du coquelicot, l'orange de la capucine. Et ils
gloussent sans fin devant l'arum, touchant du bout du doigt le spadice jaune
qui jaillit de son pétale blanc replié en coquille. Ce qui est, je le leur
explique, interdit.
Le moment de prédilection des enfants reste la saison
pendant laquelle les prunus perdent leurs fleurs. Je croise deux courants d’
air, ils entrent dans le tourbillon de pétales roses et blancs en gambadant, et
crient d'une voix si aiguë qu’ils affolent les passereaux.
Les enfants sont aussi fascinés par les oiseaux. Ils
traquent le merle et le rossignol, mais ils sont incapables de garder
l'immobilité nécessaire à leur approche. Malgré mes instructions, ils
s'obstinent à leur courir après en agitent les bras ce qui est
contre-productif. En revanche, les crapauds les rebutent. Leur chant perlé les
attriste. Les araignées aussi les font fuir, comme les gerbes d'ortie, Je
rapporte ces faits sans pouvoir leur trouver une explication rationnelle, sauf
en ce qui concerne les orties. Objectivement elles savent se défendre. »
Le manque d’espace n’est pas l’unique raison de ces
échappées provisoires. Une épidémie, la fièvre aspic, décime la population
souterraine sans espoir de remède. La mort d’une enfant que la fermière avait
pris comme apprentie déclenche en elle une prise de conscience et la pousse à
s’affranchir de son périmètre existentiel.
« On me nomme El-Jarline. Je m’occupe d’une ferme sur
la lune … ». Le récit de Catherine Dufour démarre comme La ferme
africaine de Karen Blixen et s’achève dans la mélancolie de Demain les chiens, au
milieu de robots égarés dans les cratères et les plaines lunaires. D’autres réminiscences de tristesses
surgissent au fil de la lecture, celle de l’utopie perdue de Kirinyaga, celle
des Vertes collines de la Terre que la fermière tente en vain de recréer
sous les dômes de « duraglas ». Nous ne connaitrons jamais l’Homère imaginé
par Robert Heinlein mais nous avons découvert avec Les Champs de la lune,
un Virgile des temps futurs.
Reste le mystère de l’héroïne, personnage sans passé dont la
vision ne cesse de s’élargir et dont l’identité - au fond on s’en moque éperdument
- finit par être dévoilée. Usant d’une écriture précise, apaisée, conçue comme un
sentier floral, Catherine Dufour conte l’obstination d’un être à réparer le
monde. Formidable livre, qui comme le remarque Claude Ecken, aurait pu
prétendre cette année au GPI si l’autrice n’en avait pas intégré le jury.
23 commentaires:
Quelle beauté ! Merci Soleil vert.
Celui-là devrait vous plaire. SV
Oh oui, déjà je prends mes pastels !
"Dehors, le Soleil est levé et déverse sa lumière blanche sur les grandes plaines de la Lune."(P.9)
"Mais la nuit, le clair de Terre souligne de bleu les reliefs laissés par les météorites dans la poussière. Au-delà de la crête d'Encke, qu'on aperçoit à l'horizon, commence l'océan des tempêtes." (P.10)
Arrivée page 40, je m'interroge. Qu'est-ce que ce livre ? De longues et riches descriptions des paysages m'endorment un peu. A part l'escapade éphémère d'une gamine aventureuse hors de la sphère de protection, quelques morts d'animaux (chats...) , des fissures dans la bulle de protection, il ne se passe pas grand chose dans le récit de l'héroïne décliné à la première personne. Elle aime l'infini du ciel, les étoiles quand elle circule en Rover
C'est bien écrit mais pas d'action.
Qu'en pensez-vous , Soleil vert ? Je vais relire votre billet.
J'ai vu que la collection est dirigée par Gérard Klein ce qui est de bon augure, que l'auteur Catherine Dufour, ingénieur en informatique, est considérée comme une figure centrale de l'imaginaire actuel français, qu'elle a écrit d'autres romans de science-fiction, obtenu de nombreux prix, et en-dehors de ce registre écrit des chroniques dans Le Monde diplomatique, donné des cours à Sciences Po, écrit des essais historiques.
Donc tout est réuni pour que je m'attache à cette aventure sur la lune...
Patience ...
Oui, grand Buddha !
Je ressemble un peu à Sileqi !
"Je me suis lancée dans une longue description de l'immensité de la Lune et du nombre impressionnant de tubes de lave soulunaires encore vides. J'ai vanté l'espace disponible pour tous les peuples de la Lune jusqu'à ce que Sileqi bâille largement.."
Elle herborise avec des mots
sv
Oui, et c'est très beau. Une sorte de poème...
Une sorte de poème et pourtant qui est cette femme ? Elle semble habiter ce monde avec comme un vide en elle.
Je reviens à la maison après une fête familiale et je retrouve mon monde à part, mes livres. Ce que je ressens quand je quitte le réel pour m'enfoncer dans le monde des livres.
Très bonne lecture, un travail de recherche de l’autrice qui est remarquable.
L’humanité est elle encore perfectible ?
Et un chat mignon est sur la couverture.
Soudain, la petite Sileqi arrive avec des meurtrissures sur son corps et l'incapacité d'en parler. El-Jarline est préoccupée, s'interroge, se demande si Sileqi n'est pas une enfant battue. Il est vrai que l'on sait encore peu de choses sur les habitants troglodytes vivant sous la croûte de la Lune.
Elle, est dans sa ferme, sous les étoiles avec une savante connaissance des plantes quelle cultive, en harmonie avec son monde.
Par cette enfant ce monde idyllique se fêle et l'on est ramenés sur Terre, là où la violence envers les enfants existe.
On se demande si cet exil des terriens vers la Lune a changé quelque chose à leur barbarie...
Et donc qui est El-Jarline presque inhumaine par sa perfection.
Oui, il faut faire confiance à l'auteur et avancer dans ce roman très étrange
Ce qui est très beau c'est que El-Jarline fait un choix extraordinaire pour garder le contact avec la petite Sileqi. Pas de questions intrusives, juste une promenade complice dans cette ferme où El-Jarline répond aux questions de l'enfant concernant les plantes, les bêtes, les astres. C'est une bonne attitude laissant la confiance prendre racines.
Parfois j'échappe à l'histoire pour entrer dans son langage. Ainsi ce passage, page 84.
"je me suis intéressée aux liens que les artistes ont noués entre les différents sens. J'étudie "la pétillante odeur des jonquilles" et le "parfum d'or pâle du chèvrefeuille ". J'analyse la faculté qui permet de tresser ensemble les sons et les senteurs, de trouver une texture at une couleur et, finalement, une silhouette ay un sentiment."
Pendant ce temps Sileqi va être envoyée dans un orphelinat par son père. Les signalements de El-Jarline n'ayant pas abouti malgré les marques de coups qu'elle a signalées...
Oiseaux, rainettes, hérons, couleuvres, des lézards, des oies, des musaraignes... Et Trym le chat comme témoin. "des pluies fraîches qui distillent une odeur de racines mouillées". Quel jardin...
La présence de Sileqi plane... Chagrin...
"La lumière brisée de Sileqi, fine comme un cheveu, luit dans mon paysage mental."
Un bougainvillier emmêlé, du thym, des choux, la ciboulette qui commence à friser, le romarin touffu, les courges arrondies et des enfants qui dansent entre les prunus en fleur.
Trop de beauté sous ce dôme Trym miaule, réclame des caresses. Il veut la distraire de ses préoccupations dont la fièvre aspic qui fait des ravages....
Et pourtant sur la Terre il y avait l'urbanisme devenu mortel, le kérosène, les goudrons, les gaz carbonés... Clair de Terre contre clair de Lune.
Euh...qu est au juste la sensorialité? MC
Soleil vert, dans votre lien Ursula Le Guin définit le roman comme "un sac-médecine" : «(...) Je suis en désaccord avec tout cela. J’irais même jusqu’à dire que la forme naturelle, correcte et appropriée du roman est peut-être celle du sac, de la poche. Un livre contient des mots. Les mots contiennent des choses. Ils portent des significations. Un roman est un sac-médecine contenant des choses dotées d’une relation particulière et puissante qui les lie les unes aux autres et à nous-mêmes.
Un type de relation entre des éléments dans le roman peut bien être le conflit, mais il est absurde de réduire la narration au conflit (...)"
Je suis interrogative... Le sac de mots, par exemple dans ce roman de Catherine Dufour, "Les champs de lune", si le récit offre une plénitude reposante concernant ce bain de poésie sensorielle de ce magnifique jardin qu'El-Jarline a créé près de la ferme, il donne une impression de répétition quand ses marches reprennent dans cette nature préservée. Puis il y a le long voyage en rover. Paysages poudreux méditations sur ce qui a conduit ces colons de l'espace : "une façon de nourrir la Lune avec une partie de l'histoire de la Terre, en créant un cordon ombilical entre les imaginaires des deux planètes".
Je ne suis pas convaincue par cette forme de roman, étirant d'une façon interminable la description de la nature sous toutes ses formes (visuelle, auditive, olfactive ou par le toucher.). Quand les insertions d'action arrivent, ponctuelles, l'esprit du lecteur est encore englué dans cette féérie comme une abeille se prélassant dans un bain poudreux de pollen.
C'est vrai que trop de conflits meurtriers lassent, trop d'inertie aussi. Je finis par aspirer au roman policier qui est soutenu de bout en bout par une énigme à résoudre et dont le déroulement n'empêche pas de magnifier une atmosphère, une exploration psychologique.
Je reconnais la richesse contemplative de ce roman de Catherine Dufour, ces informations scientifiques qu'elle y sème mais je n'accroche pas vraiment, arrivée à la moitié du roman page 140.
Mais vous m'avez dit de patienter...
Je lis "Les champs de Lune" comme une suite de haïkus, ces courts poèmes japonais. Un art.
Au XVIIe siècle dans l'école de Teikoku. Bashô, Buson, Issa, Shikai peignent les saisons et "herborisent les mots" comme elle, maintenant. Comme ces poètes elle capte les choses dans l'instant. Toutes ses images sont imprégnées d'une sorte d'illumination, son esprit en suspens. Ses mots sont nimbés de silence et de lumière. Elle évoque comme eux la lune, les grenouilles, les plantes et les bêtes d'un seul trait d'encre précis, intense.
Ce roman est presque un herbier. Une rêverie. Un souffle de vent le fait frémir.
Quand je le lis comme tel, je ne m'en lasse pas.
"La lune d'automne -
j'ai erré toute la nuit
autour de l'étang "
Bashô
Océan des Tempetes- 2325. (page 140)
"Nous sommes passés devant la ruine d'un temple, un sanctuaire shinto voué à Konohana, lenfant-fleur. (...) Bâti en regolithe, le sanctuaire de Konohana a souffert de bien des astéroïdes. Le portail a dû être rouge, mais le Soleil l'a depuis longtemps repeint en blanc cru. Je me suis inclinée puis j'ai gravi l'escalier. Les lanternes, de part et d'autre de l'allée, avaient toutes éclaté (...) Le toit du bassin s'était écrasé dans le bassin lui-même, le comblant de débris. (...) Je ne suis pas entrée dans l'enceinte sacrée. (...) J'ai pensé aux mythes dont nous avions parlé ensemble, aux légendes, aux contes. aux fantômes.(...) J'ai fait le tour du sanctuaire. Il n'y a plus de clochettes à faire sonner. (...) Konohana est le symbole de la vie terrestre et de ses délices. C'est elle qui fait s'épanouir les fleurs. Je sais que certains bouddhistes croient qu'après leur mort, les citadins soulunaires s'envolent jusqu'à la planète mère où les attendent les "vertes collines de la Terre" : de grandes prairies d'herbe balayées par des vents."
"Au portail du temple Mii
le son de la cloche
se prend dans l'air gelé "
(Issa)
"Les fleurs de cerisier tombées
le temple appartient
aux branches"
(Buson)
"Dans le temple Zen
tombent les aiguilles de pin -
le mois sans Dieu"
(Bonchô)
https://soleilgreen.blogspot.com/2013/04/torii-ditsukushima.html
L'histoire de l'enfant fugitif qui s'est sauvé dans son scaphandre avec une réserve pour respirer , limitée, est poignante car elle indique une cruauté doublée d'indifférence de ceux qui l'ont condamné à mourir très probablement.
El-Jarline qui a la possibilité dans sa ferme de vivre à la surface de la lune, lieu dangereux, a ainsi un statut intimidant, une sorte d'être inclassable qui fait envie et que l'on redoute.
C'est elle qui part à la recherche de l'enfant, qui le sauvera peut-être mais pour en faire quoi. C'est pour les autres un délinquant puisque deux enfants sont morts dans l'escapade par sa faute.
C'est intéressant que brusquement, Catherine Dufour agite la paix apparente de son monde lunaire par ce fait-divers dramatique.
Les romanciers ont des pouvoirs de démiurges ayant tout pouvoir sur leurs récits, hameçonnant le lecteur, l'endormant avec des descriptions poétiques interminables pour placer soudain en ses mots le drame imprévisible de quatre enfants, d'abord Sileqi puis ces trois-là. Le monde soulunaire est rude. L'homme semble inaméliorable.
Cela dit, Maurice Rat avait la réputation d'etre mauvais latiniste, spécialement dans Virgile.... MC
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