Chroniquant Pour Patrie l’espace de
Francis Carsac, j’attirai alors l’attention sur la beauté des dernières pages
du livre. Pourquoi ne pas en citer un extrait ? Comme celui d’Adrian Tchaikovsky
qui relatait la mort d’un démiurge humain, il se hisse à un niveau supérieur de réflexion
et, ici, - bien avant Romain Lucazeau -, proprement métaphysique, au fil d’un
dialogue entre un astronaute et un être des étoiles.Les Stelliens ont-ils lu Albert Camus ?
« —
Nous croyons en l'homme, Tinkar, dit doucement le teknor. Ou plutôt en
l'intelligence, car il est des races non humaines, différentes de nous par leur
aspect, et qui sont quand même humaines, au sens où je l'entends. À l'homme.
Mais à un type d'homme tel que tu n'as jamais été, malgré ton esprit puissant,
tes muscles et ton courage. Tu n'es encore qu'un enfant. Je ne mets pas en
doute tes qualités viriles, mais elles ne suffisent pas. Il ne sert à rien
d'être capable de regarder la mort en face, si on n'est pas capable de la
regarder en face seul !
« La
majorité d'entre nous ne croit en rien d'autre. Oh ! nous ne nions pas ce que
nous ignorons. Il est possible qu'il y ait un Dieu, mais s'il est, il est si
différent de ton Dieu qui déléguait sur Terre - une misérable planète d'une
petite étoile d'une galaxie moyenne - qui déléguait sur Terre un empereur ! Il
est différent du Dieu des pèlerins, qui leur fit une promesse. Appelle Dieu
l'inconnaissable, si tu veux. Il est rassurant de penser que l'Univers n'est
pas vide, qu'il existe quelque chose qui le transcende, et qui l'a causé. Pour
moi, je ne puis me leurrer. Ce Dieu est indifférent au sort des hommes, tout
est comme s'il n'existait pas.
« Sur des
millions de planètes, nous le savons, la vie est apparue. Dans la boue de
marécages, dans la tiédeur sale des eaux primitives. Il n'y a nulle preuve que
la vie fait partie d'un plan établi, elle a dû naître, non pas par hasard, mais
comme le résultat inéluctable de processus physico-chimiques. Son abondance
dans le cosmos, les innombrables mondes où elle a avorté me semblent la preuve
de son manque de finalité en dehors d'elle-même.
« Car elle a
une curieuse particularité, la vie, c'est celle de se continuer, de se défendre
sauvagement contre l'entropie envahissante, de vouloir se perpétuer. même dans
les pires conditions, même quand il n'v a aucun espoir.
« Puis, passé
un certain degré de complication, est apparue la conscience, enfin
l'intelligence. Et par là même, le cosmos s'est donné un témoin et un juge.
Témoin vain, juge futile, dont nulle puissance extérieure n'exécuterait jamais
les arrêts. Et la vie s'est mise alors à transformer le cosmos.
« Notre
empreinte est encore infime : quelques planètes ravagées au cours de nos
guerres, quelques monticules ajoutés par nos efforts aux immenses globes
célestes. Mais la vie commence à peine ! Elle n'a existé, dans ce coin du
cosmos où tâtonnent nos explorations, que pendant le dernier milliard d'années.
Sur notre planète-mère, l'intelligence n'a guère qu'un million d'années ou
deux, si elle les a. Il y a une quarantaine de mille ans terrestres sont
apparus les premiers hommes modernes. Deux races seulement sont plus anciennes,
parmi celles que nous connaissons, les H'rtulu, qui ont environ cinquante mille
ans derrière eux, et les Kiliti, qui en ont soixante mille. Toutes deux ont
subi des conditions tellement difficiles qu'elles ne sont guère en avance sur
nous.
« D'autres espèces ont disparu, écrasées par un
soubresaut du monstre Univers : étoile explosant en nova, ou toute autre
catastrophe. Nous avons maintenant franchi le seuil où nous aurions pu être
détruits ainsi, Tinkar. Il est difficile de concevoir un cataclysme s'étendant
sur plus de cent mille années-lumière. D'ici peu, nous irons aux autres
galaxies : deux de nos cités explorent la nébuleuse d'Andromède.
« Nous ne
pensons pas être déjà vainqueurs du cosmos. Nous sommes toujours de fragiles
insectes, sujets à disparition par voix interne, par sénescence raciale. Mais,
si nous avons le temps, nous conquerrons cet ennemi-là aussi. Nous nous
répandrons, et pas seulement nous, mais toutes les races alliées, nous nous
répandrons dans tout l'Univers.
« Pour quel
but ? Aucun ! Notre volonté. Quand l'inanimé a produit l'intelligence, un pas
décisif a été franchi. La vie intelligente, qui n'a aucun but dans le sens
métaphysique du terme, a la propriété de se fixer son but elle-même. Nous
conquerrons l'Univers parce que nous le voulons, ou que ça nous amuse.
« Mais tout
cela n'est qu'un côté de l'histoire, Tinkar. Le plus important n'est pas là !
Le plus important est la conquête de l'intelligence par elle-même. Plus un être
est réellement intelligent, plus il voit l'absurdité du mal, plus il s'efforce
de le combattre. Oh ! je sais qu'il existe des hommes ou des êtres - les
Mpfifis par exemple, et encore n'est-ce pas sûr - qui paraissent à la fois
intelligents et vils. Je dis qui paraissent, car ce sont ou bien des malades,
ou alors des imbéciles, malgré leurs réussites matérielles. Il faut être fou ou
bête pour utiliser ses facultés à détruire au lieu de construire, ou bien alors
sentir confusément qu'on n'en est pas capable.
« Le premier
but que l'homme se fixe, c'est d'étendre aussi loin que possible le règne de la
conscience. Le second, c'est de perfectionner cette conscience, de la rendre
aussi constructive que possible. La première conquête est en bonne voie. Si
l'homme terrestre ne la réalise pas, d'autres le feront. La deuxième, eh bien la deuxième est un peu en retard car plus difficile. Nous sommes nous, Stelléens, très en avance sur ce qu'était votre Empire. Tu as pu voir, ici même
sur le Tilsin, qu'il nous reste un très long chemin à parcourir !
« Qu'est-ce
qui pousse l'homme dans cette direction ? Je n'en sais rien. Tout ce que je
sais, c'est que construire donne à tout esprit normal, sain, plus de plaisir
que détruire. C'est dans la construction seulement que l'homme peut pleinement
se réaliser, en tant qu'individu et en tant qu'espèce.
« Évidemment,
il est dur de penser que cette grande aventure est une aventure collective, que
cette immortalité possible de l'espèce ne s'étend pas à l'individu. Étant
vivant moi-même, je partage cette tendance de la vie à vouloir continuer. Je
pourrais projeter ce désir en une croyance en l'immortalité personnelle. Je ne
le fais pas, parce que je ne le peux pas. Je serais malhonnête avec moi-même.
Je ne méprise pas ceux qui sont capables de le faire sans se mentir, tels les
pèlerins. Je les envie. Et ta foi de barbare, ta croyance ancienne en une sorte
de Valhalla des guerriers n'était pas non plus méprisable, tant qu'elle était
sincère. Maintenant, tu ne peux plus la maintenir, et tu te trouves seul, face
à un Univers immense, aveugle et sourd. Bien sûr, il y a de quoi être effrayé.
Nous l'avons tous été, à un moment ou à un autre. Mais être un homme, cela
consiste à regarder la réalité en face, même si elle est déplaisante, même si
elle est horrible. En es-tu capable ?
— Mais que reste-t-il alors contre le désespoir, si l'Univers est vide de
sens ?
— Ton affirmation que tu dois lui en donner un !
— Et que
faites-vous quand cette foi vacille ? Car il doit bien exister des moments où
elle vacille ! »
Le teknor se
leva, marcha lentement vers un des écrans. Le Tilsin était immobile dans
l'espace, à quelque distance d'une nébuleuse gazeuse qui étirait son écharpe
légère sur un fond d'astres. Partout, dans tous les sens, le cosmos s'étendait,
noir abîme que trouaient misérablement les étoiles.
« Ce que je
fais ? Je me plante face à l'Univers et, sans me faire la moindre illusion sur
la portée de mon geste, je le regarde en face et je crache sur lui ! » »
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