samedi 6 juillet 2019

Jean Ray, entre réalité et légende (8)


Jean Ray - Le carrousel des maléfices - Alma







Dernier recueil paru du vivant de l’auteur, Le carrousel des maléfices rassemble des textes parus dans une revue médicale gantoise Les cahiers de la Biloque. Comme le souligne Arnaud Huftier le volume ne constitue pas un corpus préalablement constitué mais se présente comme une compilation de - majoritairement - short stories. Les années d’ambition et d’inspiration sont passées, mais l’ouvrage réserve encore quelques surprises au lecteur.



Aux vingt-huit récits initiaux, l’anthologiste ajoute comme à son habitude quelques textes supplémentaires. Une pépite s’y loge « La princesse Tigre », sorte de préfiguration des aventures d’Indiana Jones, peut-être rédigée sous l’influence d’Henri Vernes. En voici le début :


   « Le bruit des tambourins s’éloignait ; un balophon sonna longuement, puis renonça à lancer ses lugubres notes ; les dernières lueurs pourpres achevèrent de palpiter au-dessus des banians et la nuit s'empara de la sylve.
   Andy Craigh sourit à une monstrueuse image de pierre qui le regardait du fond de l'ombre : les gens du village et de l'indigoterie voisine, que son absence inquiétait, remettaient leurs recherches à demain.
   Andy avait souvent passé la nuit dans la forêt, mais non dans celle de Lingor, vieille comme le monde lui-même et mortel­lement dangereuse.
   Au moment du bref crépuscule tropical, il avait découvert les ruines d'un temple bouddhique et leur demandait à présent asile pour la nuit.
   Quelques niches contenaient encore les statues d'étranges et horribles divinités, et la lune, qui se levait entre les arbres, leur prêtait la vie lente de ses ombres.
   C'était une lune éblouissante, d'une clarté dure et implacable, dont les rayons fléchaient la nuit de
traits ardents.
    Andy la haïssait la sachant complice de tous les crimes des ténèbres. Les bruits du jour s'étaient tus brusquement, les cris des perroquets et les jacassements des singes s'étaient arrêtés comme au déclic d'un levier de commande.
   Andy entendit le froissement d'un python qui se déroulait non loin de lui, puis la menue plainte d'un lori dont il avait vu les yeux effroyables entre les feuilles d'un tallipot.
   Au loin des appels clairs, presque joyeux, rompirent le silence ; c’étaient les panthères, chassant par couple, qui s’élançaient sur la piste des cerfs.
   Il y eut une confuse rumeur d'ailes : les nocturnes qui habitaient les ruines préparaient leur envol.
   A ce moment parut le tigre. C’était lui qu'Andy Craigh attendait.
   Il s’était juré de ne partager avec personne l'honneur d'abattre ce tueur d'hommes.
   Mais jamais il n'aurait pu croire qu'il fut aussi formidable.
   Craigh avait pas mal de grands fauves à son tableau de chasse personnel, et en fait de tigres il en avait tiré
au Bengale, à Java, au Siam, mais pour la première fois il se trouvait en présence d’un énorme monstre de la forêt de Lingor.
   Dans ce clair de lune d'un bleu d'acier poli, la bête paraissait irréelle, comme faite de clartés aveuglantes et d'épaisses bandes d’ombres. Elle se tenait immobile, le mufle contre le
sol.
   Andy leva son fusil et siffla doucement.
   D’un mouvement très lent la monstrueuse tête quitta le sol et deux yeux verts, terribles entre tout, se fixèrent sur le chasseur.
   — Voulez-vous me laisser passer, espèce d'endormi ! gronda le tigre.
L'autobus de Bolton venait d'arriver à Stockton et la mar­chande de volailles, qui partageait avec Andy Craigh la banquette du fond, voulait descendre bonne première. »



Beaucoup de nouvelles restent en deçà voire très en deçà de « La princesse Tigre ». Difficile dans ces conditions d’opérer une sélection. On peut néanmoins extraire le très bon « Tètes-de-lune » qui ressuscite le mythe fantastique de la Dame Blanche, avec un final façon Un jour sans fin, « Le Tessaract » intrusion de Jean Ray dans un domaine plus science-fictif. L’hypothèse de l’existence d’une quatrième dimension revient d’ailleurs dans plusieurs nouvelles, « Mathématiques supérieures », « L’expérience de Laurence Night », « La formule (a story of fourth dimension) », « M. Banks et le boulet Langevin », « La fausse clef » ; textes mineurs mais qui témoignent de l’intérêt de l’écrivain pour les avancées scientifiques de la première moitié du XXe siècle. Suit ensuite le classique « La conjuration du Lundi », ou comment se débarrasser d’un exorcisme, qui débute par un extrait du grimoire de Stein (1). « Les gens célèbres de Tudor Street » révèle un drôle de Musée Grévin. « Mr Gless change de direction » tente de renouveler le mythe de Jack l’éventreur et « Je cherche Mr Pilgrim » aborde le thème de la vengeance. Au chapitre des curiosités le pitch de « Bonjour Mr Jones » rappelle celui de « L’oncle Timotheus ». Enfin le sobre et ténébreux « Le banc et la porte » évoque les peurs d’enfance.



Le carrousel des maléfices renoue aussi avec la veine sarcastique de Jean Ray sur la petite bourgeoisie. Les chemins de l’enfer y sont pavés de bons repas. Là s’arrête néanmoins la dégustation. Globalement on est en dessous des autres ouvrages de l’auteur, hormis Les contes noirs du golf. 







(1)   Saint-Judas-de-la-Nuit

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