mercredi 22 août 2018

Le dragon Griaule



Lucius Shepard - Le dragon Griaule - Le Bélial’



Le dragon Griaule, recueil de nouvelles ou courts romans de Lucius Shepard publié en 2011 au Bélial ’ dans la collection Kvasar créée pour l’occasion, est une aventure éditoriale peu commune. L’auteur et Jean-Daniel Brèque ont travaillé de concert, le premier terminant l’ouvrage alors que le second en entamait la traduction. Résultat, l’édition française parut avant l’édition américaine. On comprend que certains auteurs américains s’estiment ou s’estimaient (Roth par exemple) mieux traités en France que dans leur pays d’origine…


La publication des six textes constitutifs couvre la carrière de l’écrivain depuis "The Man who painted the Dragon Griaule" datant de 1984 et incorporé dans Le chasseur de jaguar chez Denoël en 1987 jusqu’à « The skull » traduit en 2011. Conçu dans le cadre d’un atelier d’écriture, la dragon Griaule est un monstre immémorial qu’un sorcier pétrifia. Immobilisé mais vivant, Griaule s’intègre peu à peu dans le paysage d’un pays imaginaire. Ses pensées maléfiques pervertissent peu à peu les cités bâties sur ses flancs concrétisant une domination invisible mais sans partage sur la population. Peu soucieux des canons de la fantasy, Shepard insufflait ainsi par métaphore interposée un contenu politique à ces textes. La bête symbolise l’administration Reagan, mais l’administration Trump, qu’il n’a - hélas ou heureusement - pu voir émerger, n’est pas en reste.


La première nouvelle « L’homme qui peignit le dragon Griaule » raconte le projet d’un artiste du nom de Méric Cattanay, de tuer le monstre en recouvrant son corps gigantesque de peinture. Délaissant les péripéties du chantier, l’écrivain focalise son récit sur une histoire d’amour entre Cattanay et la femme d’un de ses contremaitres, Point nodal du texte, la vision de Griaule passant de l’état de paysage à l’état de peinture appelle à une métaphore artistique . Dans un très vieil ouvrage miraculeusement réédité en 2018, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Antoine Albalat commentait ainsi le travail inlassable de raturage de Gustave Flaubert sur un passage de Mme Bovary, la description de la ville de Rouen : « Cette fois la forme s’est resserrée. Il y a encore des bavures, des tâtonnements. Nous voyons apparaître le mot qui rendra l’image définitive, le paysage immobile comme une peinture et qui fera supprimer plus loin l’immobilité d’estampe. Les autres idées sont en place, à peu près écrites. La forme commence à ne plus remuer. » Et Jacques Neefs, lecteur contemporain de l’essai d’Antoine Albalat de remarquer : « Curieuse expression, que celle de cette forme appelée à « ne plus remuer ». Comme s’il fallait tuer la bête-invention pour que le texte soit conforme à une esthétique stabilisée, identifiable, stylistiquement conforme. ». On peut ainsi imaginer qu’en rédigeant « L’homme qui peignit le dragon Griaule » Lucius Shepard décrivait l’acte d’écriture, le travail romanesque.


« La Fille du chasseur d’écailles » atteint les dimensions d’une novella. Catherine Riall, élevée par un père veuf, sur une écaille, a noué sans le savoir d’étranges liens avec le monstre. Elle tue un jour un homme qui tentait de la violer. Poursuivie par les frères de la victime, elle se réfugie à l’intérieur du dragon. Au Griaule-paysage, succède le Griaule-univers, qu’explore la jeune femme, De drôles de créatures, les senseurs, sortes de Morlocks, y défendent l’intégrité de leur Maitre. Comment leur échapper ? il y a un peu du mythe de Jonas dans ce bon texte qui voit l’héroïne renaitre spirituellement et sinon pardonner, du moins s’éloigner de ses ennemis.


A Port-Chanay, cité située entre l’océan et Griaule, un lapidaire tue le prêtre d’une secte dédiée à Griaule pour sauver sa fille. Son geste meurtrier, prétend-il, a été inspiré par une gemme maléfique extraite du corps du dragon. Le noyau central du « Père des pierres » est un procès, qui réserve classiquement son lot de surprises et de renversements sur fond de perversité « Griaulesque ». A réserver aux amateurs de polars et de théâtre judiciaire.


On applaudit à deux mains « La maison du menteur ». Hota Kotieb, ancien docker au physique impressionnant et habitant à Teocinte, ville dominée par Griaule, est un homme redouté et redoutable. Au cours d’une promenade il suit une dragonne qui se métamorphose en femme. Tombant amoureux d’elle il se prête à ses insondables desseins. Ce récit aux allures de légende - on pense au mythe de la salamandre – raconte la destinée d’un homme prisonnier d’un rêve. Une réussite qui évoque quelques belles nouvelles de Georges Martin.


« L’Ecaille de Taborin » voit deux protagonistes projetés dans une faille temporelle après avoir frotté un fragment d’écailles de Griaule. Sur une terre inconnue, ils affrontent une version juvénile du dragon et quelques humains. Récit mineur qui voit la résurrection temporaire du Griaule adulte.


McDonald, Brèque, Shepard, Dystopiales 2011
« Le crâne » termine en beauté le recueil. Ce court roman tranche avec les textes précédents. Lucius Shepard réemprunte pour notre plus grand plaisir les pistes d’inspiration et de vagabondage de l’Amérique centrale. Après la mort et le dépeçage de Griaule, son crâne nu est transporté de Teocinte à Ciudad capitale du Temalagua, - anagramme de Guatemala -. La ville connaît alors une expansion rapide et dans son sillage une forte croissance de la misère et de la violence. L’intrigue met en scène deux personnages, Yara - de son vrai nom Xiomara Garza - une jeune fille d'abord symbole des exactions du tourisme sexuel, puis égérie d’une secte au service d’un parti politique extrémiste ; Georges Craig Snow américain désœuvré membre d’une ONG bidon. La Ciudad de Shepard c’est un peu la Bangkok de Thomas Day (1) ou de Dan Simmons (2). Un mélange de fascination et d’avilissement. "Le crâne" se lit aussi comme l'histoire d'un homme un temps spectateur des ténèbres, qui se décide à les affronter. L'auteur ici tutoie Hemingway et Conrad.


Hormis « L’Ecaille de Taborin » et « Le Père des pierres » - un parti pris personnel je l’avoue car les récits de procès me saoulent alors même que la nouvelle est de qualité - Le dragon Griaule est un recueil remarquable servi par une écriture fabuleuse et un traducteur au sommet de sa forme.


Florilège :


« Peu après que se fut estompée la lumière christique du premier matin du monde, quand les oiseaux volaient encore entre la terre et le ciel et que les plus perverses des créatures elles-mêmes brillaient comme des saints, si pure était la parcelle de mal qu’ elles recelaient, il était un village nommé Hangtown accroché au dos du dragon Griaule, une gigantesque bête d'un mille de long qu’ un charme magi­que avait paralysée sans toutefois la tuer et qui régnait sur la vallée de Carbonales, contrôlant dans ses moindres détails la vie de tous les habitants, auxquels elle manifestait sa volonté grâce aux ineffables radiations émanant de la soute froide de son esprit.»



« Snow s'empressa de redémarrer avant qu'ils aient eu le temps de décider d'y voir plus près. Par la suite ils ne roulèrent plus que sur des routes de campagne, des autoroutes nimbées de bleu et des pistes non cartographiées filant vers le nord-ouest au sein d'un monde ordinaire peuplé de monstres et de tentations ordinaires, traversant des villes dont la seule raison d'être était le refus de la mort, se dirigeant vers une contrée de ventes marathon et d'en­chantements cyniques, de danseuses contre le cancer et de contes de bonne femme élevés au statut de doctrines politiques, sans rien pour les sustenter, rien de certain à tout le moins, hormis la force de leurs imperfections et un espoir renaissant en leur cœur tel un dragon, tandis que derrière eux le vieux monde tremblait et que la lumière s'embrasait en rugissant. »


« Puis il y eut un violent craquement, pareil à celui d'un éclair ou d'un immense déplacement, et il lui vint une idée qui apaisa sa terreur, à moins que ce ne fût sa fin et qu'il n'y eût plus de terreur… l'idée que tout ceci n'était qu'un rêve, son rêve, où il avait couru tout à sa joie, où il s'était envolé d'un bond - enfin, il s'était étalé, mais c'était presque pareil - pour être porté par les vents, et à présent il planait dans les hauteurs, et ce craquement c'était le battement de ses ailes, ce rugissement celui du vent qu'il fendait, cette lumière le globe sacré du soleil dans les cieux, et bientôt il reverrait Magali, ensemble ils voleraient sur les traces des arabesques de leur destinée commune, suivis par leur enfant, au-dessus des vertes collines de leur religion et c'était là sa récompense, sa métamorphose, c’était la réalisation de toutes les promesses à moins que ce n'en fût le démenti »





(1)       Dragon

(2)       « Mourir à Bangkok » in recueil L’amour, la mort

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