Lucius
Shepard - Le dragon Griaule - Le Bélial’
Le dragon
Griaule, recueil de nouvelles ou courts romans de Lucius Shepard publié en 2011
au Bélial ’ dans la collection Kvasar créée pour l’occasion, est une aventure
éditoriale peu commune. L’auteur et Jean-Daniel Brèque ont travaillé de
concert, le premier terminant l’ouvrage alors que le second en entamait la
traduction. Résultat, l’édition
française parut avant l’édition américaine. On comprend que certains auteurs américains
s’estiment ou s’estimaient (Roth par exemple) mieux traités en France que dans
leur pays d’origine…
La publication des six
textes constitutifs couvre la carrière de l’écrivain depuis "The Man who painted the Dragon Griaule"
datant de 1984 et incorporé dans Le chasseur
de jaguar chez Denoël en 1987 jusqu’à « The skull » traduit en 2011. Conçu dans le cadre d’un atelier
d’écriture, la dragon Griaule est un monstre immémorial qu’un sorcier pétrifia.
Immobilisé mais vivant, Griaule s’intègre peu à peu dans le paysage d’un pays
imaginaire. Ses pensées maléfiques pervertissent peu à peu les cités bâties sur
ses flancs concrétisant une domination invisible mais sans partage sur la population.
Peu soucieux des canons de la fantasy, Shepard insufflait ainsi par métaphore interposée
un contenu politique à ces textes. La bête symbolise l’administration Reagan,
mais l’administration Trump, qu’il n’a - hélas ou heureusement - pu voir
émerger, n’est pas en reste.
La première nouvelle
« L’homme qui peignit le dragon
Griaule » raconte le projet d’un artiste du nom de Méric Cattanay, de
tuer le monstre en recouvrant son corps gigantesque de peinture. Délaissant les
péripéties du chantier, l’écrivain focalise son récit sur une histoire d’amour
entre Cattanay et la femme d’un de ses contremaitres, Point nodal du
texte, la vision de Griaule passant de l’état de paysage à l’état de peinture appelle
à une métaphore artistique . Dans un très vieil ouvrage
miraculeusement réédité en 2018, Le Travail du style enseigné par les
corrections manuscrites des grands écrivains, Antoine Albalat commentait ainsi le travail inlassable de raturage
de Gustave Flaubert sur un passage de Mme Bovary, la description de la ville de
Rouen : « Cette fois la forme
s’est resserrée. Il y a encore des bavures, des tâtonnements. Nous voyons
apparaître le mot qui rendra l’image définitive, le paysage immobile comme
une peinture et qui fera supprimer plus loin l’immobilité d’estampe. Les
autres idées sont en place, à peu près écrites. La forme commence à ne plus
remuer. » Et Jacques Neefs, lecteur contemporain de l’essai
d’Antoine Albalat de remarquer : « Curieuse expression, que celle de cette forme appelée à « ne plus
remuer ». Comme s’il fallait tuer la bête-invention pour que le texte
soit conforme à une esthétique stabilisée, identifiable, stylistiquement
conforme. ». On peut ainsi imaginer qu’en rédigeant « L’homme qui peignit le dragon Griaule »
Lucius Shepard décrivait l’acte d’écriture, le travail romanesque.
« La Fille du chasseur d’écailles »
atteint les dimensions d’une novella. Catherine Riall, élevée par un père veuf,
sur une écaille, a noué sans le savoir d’étranges liens avec le monstre. Elle
tue un jour un homme qui tentait de la violer. Poursuivie par les frères de la
victime, elle se réfugie à l’intérieur du dragon. Au Griaule-paysage, succède
le Griaule-univers, qu’explore la jeune femme, De drôles de créatures, les
senseurs, sortes de Morlocks, y défendent l’intégrité de leur Maitre. Comment
leur échapper ? il y a un peu du mythe de Jonas dans ce bon texte qui voit
l’héroïne renaitre spirituellement et sinon pardonner, du moins s’éloigner de
ses ennemis.
A Port-Chanay, cité
située entre l’océan et Griaule, un lapidaire tue le prêtre d’une secte dédiée
à Griaule pour sauver sa fille. Son geste meurtrier, prétend-il, a été inspiré
par une gemme maléfique extraite du corps du dragon. Le noyau central du
« Père des pierres » est
un procès, qui réserve classiquement son lot de surprises et de renversements
sur fond de perversité « Griaulesque ». A réserver aux amateurs de
polars et de théâtre judiciaire.
On applaudit à deux mains
« La maison du menteur ».
Hota Kotieb, ancien docker au physique impressionnant et habitant à Teocinte,
ville dominée par Griaule, est un homme redouté et redoutable. Au cours d’une
promenade il suit une dragonne qui se métamorphose en femme. Tombant amoureux
d’elle il se prête à ses insondables desseins. Ce récit aux allures de légende
- on pense au mythe de la salamandre – raconte la destinée d’un homme
prisonnier d’un rêve. Une réussite qui évoque quelques belles nouvelles de
Georges Martin.
« L’Ecaille de Taborin » voit deux
protagonistes projetés dans une faille temporelle après avoir frotté un
fragment d’écailles de Griaule. Sur une terre inconnue, ils affrontent une
version juvénile du dragon et quelques humains. Récit mineur qui voit la
résurrection temporaire du Griaule adulte.
McDonald, Brèque, Shepard, Dystopiales 2011 |
Hormis « L’Ecaille de Taborin » et « Le Père
des pierres » - un parti pris personnel je l’avoue car les récits de
procès me saoulent alors même que la nouvelle est de qualité - Le dragon Griaule est un recueil remarquable
servi par une écriture fabuleuse et un traducteur au sommet de sa forme.
Florilège :
« Peu
après que se fut estompée la lumière christique du premier matin du monde,
quand les oiseaux volaient encore entre la terre et le ciel et que les plus
perverses des créatures elles-mêmes brillaient comme des saints, si pure était
la parcelle de mal qu’ elles recelaient, il était un village nommé Hangtown
accroché au dos du dragon Griaule, une gigantesque bête d'un mille de long qu’
un charme magique avait paralysée sans toutefois la tuer et qui régnait sur la
vallée de Carbonales, contrôlant dans ses moindres détails la vie de tous les
habitants, auxquels elle manifestait sa volonté grâce aux ineffables radiations
émanant de la soute froide de son esprit.»
« Snow
s'empressa de
redémarrer avant qu'ils aient eu le temps de décider d'y voir plus
près. Par la suite ils ne roulèrent
plus que sur des routes de campagne,
des autoroutes nimbées de bleu
et des pistes non cartographiées
filant vers le nord-ouest au sein d'un monde ordinaire peuplé de monstres et de tentations ordinaires, traversant
des villes dont la seule raison d'être était le refus de la mort, se dirigeant vers
une contrée de ventes marathon et d'enchantements cyniques, de danseuses
contre le cancer et de contes de bonne femme élevés au statut de doctrines politiques,
sans rien pour les sustenter, rien de
certain à tout le moins, hormis la force de leurs imperfections et un espoir
renaissant en leur cœur tel un dragon, tandis que derrière eux le vieux monde
tremblait et que la lumière s'embrasait en rugissant. »
« Puis il y eut un violent
craquement, pareil à celui d'un éclair ou d'un
immense déplacement, et il lui vint une idée qui apaisa sa terreur, à moins que
ce ne fût sa fin et qu'il n'y eût plus de terreur… l'idée que tout ceci n'était
qu'un rêve, son rêve, où il avait couru tout à sa joie, où il s'était envolé
d'un bond - enfin, il s'était étalé, mais c'était presque pareil - pour être
porté par les vents, et à présent il planait
dans les hauteurs, et ce craquement c'était le battement de ses ailes, ce
rugissement celui du vent qu'il fendait, cette lumière le globe sacré du soleil
dans les cieux, et bientôt il reverrait Magali, ensemble ils voleraient sur les
traces des arabesques de leur destinée commune, suivis par leur enfant,
au-dessus des vertes collines de leur religion et c'était là sa récompense, sa
métamorphose, c’était la réalisation de toutes les promesses
à moins que ce n'en fût le démenti »
(1)
Dragon
(2)
« Mourir à Bangkok » in recueil L’amour,
la mort
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