lundi 28 juin 2021

Le livre écorné de ma vie

 

Lucius Shepard - Le livre écorné de ma vie - Le Bélial’

 

 

L’écrivain Thomas Cradle découvre un jour sur un site marchand la présence d’un homonyme, auteur d’un livre bien noté quoique n’ayant pas bénéficié d’un grand succès commercial. Intrigué il pousse plus loin ses investigations et découvre une accumulation de coïncidences. L’inconnu partage le même lieu et la même date de naissance, a entamé un début de parcours de vie similaire. Il commande l’ouvrage et en reçoit un exemplaire annoté. Le style évoque sa première manière, en plus aboutie. Quant à l’histoire elle raconte un périple sur le Mékong. Cradle décide alors d’effectuer le même voyage.

 

 Lorsqu’on a comme moi (et pas mal d’autres j’imagine) un pied dans la SF et l’autre dans l’océan littéraire mainstream, les passerelles sont toujours bienvenues. Lucius Shepard, l’Hemingway des mauvais genres, possède ce talent de s’affranchir des cartographies et de subordonner les domaines aux méandres de son inspiration. Le livre écorné de ma vie exhale le charme vénéneux d’un poème de Baudelaire excellement rendu par le graphisme d’Aurélien Police, entre floraisons inquiétantes et vapeurs opiacées.

 

 Auteur à succès et jouissant de revenus confortables, Thomas Cradle compte bien mettre tous les atouts de son côté pour agrémenter sa croisière depuis le Laos jusqu’à « La Forêt de thé », à la fois titre du livre de son double et lieu mythologique situé quelque part dans le détroit du Mékong. Il s’adjoint une partenaire sexuelle, Lucy McQuillen, designer un peu paumée, sans diamant, mais opiomane (Picture yourself in a boat on a river, With tangerine trees and marmalade skies). Après une escale mouvementée à Phnom Penh, l’écrivain poursuit seul son périple, alors même que l’univers semble se déglinguer autour de lui.

 

Roman psychédélique d’une apocalypse personnelle, selon l’expression de Jean-Daniel Brèque, façon Conrad/Coppola, Le livre écorné de ma vie cumule quelques influences. L’amateur de science-fiction aura relevé une parentèle avec Le Prestige de Priest, auteur dont il hérite ici des doubles, des imprécisions géographiques et du goût pour les univers parallèles ; peut-être pas le lien discret avec Le pays du fou-rire de Jonathan Caroll dans lequel un lecteur chemine dans une contrée imaginée par un romancier.

 

Quelques thématiques shepardiennes émaillent ce récit formidable : le parcours initiatique, les drogues hallucinogènes, la critique du rêve américain, et un certain dégoût des voyages et de l’exotisme dont témoignait Silverberg dans un de ces tous derniers opus :

 « On s'est mis à sortir le soir dans les rues éclairées au néon du centre de Phnom Penh, jouant des drames en un acte dans une atmosphère de serre chaude, faisant comme si cette ville d'un million d'âmes, avec sa circulation démente, ses motos bourdonnantes, son histoire brutale et son présent sinistre, n'était que le décor de notre divertissement. Nous cherchions - surtout Lucy et Riel, en fait - des diseurs de bonne aventure, ceux qui peuplent les berges du fleuve durant la journée, lorsque les parcs sont envahis de praticiens du tai-chi, de touristes et de joueurs de badminton, et durant la nuit, quand les pauvres et leur marmaille se massent au bord de l'eau pour manger des œufs durs et des insectes grillés, mais aussi les plus fortunés de ces voyants, installés dans des cabanes autour du Wat Phnom, aux autels ornés de guirlandes de Noël, de cierges, de bâtons d'encens de bols de fruits, peuplés de sages en porcelaine, de singes du Râmâyana, de Bouddhas à l'aura holographique proté­gés par des ombrelles dorées... Un écrivain plus généreux que moi aurait pu supposer que cette profusion de charlatans et de thaumaturges n'était qu'un vernis dissimulant la riche vie spirituelle de la populace, en constante communion avec la cité des spectres qui se confond avec la cité de pierre et de sang et fait peser sa chape sur elle ; mais tout cela ne signifiait rien pour moi, ou, pour être exact cela pourrait me fournir des détails pour un prochain roman, et si un ost de fantômes tristes s'était matérialisé devant moi, des créatures aux yeux mornes et dolents au corps d'ectoplasme dentelé, je n'aurais pas manqué de les remar­quer pour ensuite m'efforcer de ne pas les voir, consumé que j’étais par d'autres mystères. Nous avons chassé de splendides lady-boys et des gamins cambodgiens aux crêtes de Mohawk multicolores qui cherchaient à prouver quelque chose en mendiant des clopes à des Américains, nous avons découragé des taxi-girls qui surgissaient par pelotons entiers des bars et des ruelles, des jeunettes mineures et parfois des enfants, proférant des slogans issus d'un glossaire d'anglais pour putes puis battant en retraite d'un air navré, se cha­maillant entre elles en langue khmère pour avoir été trop agressives ou pas assez. Nous sommes restés indifférents aux suppliques des aveugles et des amputés agitant leurs bols, nous avons goûté aux étals des mets hallucinatoires, insectes, tripaille et le reste, et inspecté les produits offerts par les vendeurs — les marchands d'armes m'intéressaient tout particulièrement. Ils se tenaient d'ordinaire aux carrefours (certains soirs, dans certains quartiers, il y en avait quatre à chaque coin de rue) et proposaient une large sélection de pistolets et de munitions, et parfois aussi des fusils d'as­saut - rien d'étonnant dans un pays où, m'avait-on dit, on pouvait faire exploser une vache avec un lance-roquette pour deux cents dollars, voire moins si on était prêt à mar­chander. Je voyais en eux l'avenir de mon pays, où l'on célébrait la mort avec le même enthousiasme tout en l'en­robant de Technicolor, de jeux vidéo et de journaux télévisés. Quand ce vernis coloré se serait effrité, comme il menaçait de le faire, c'est là que nous nous retrouverions tous : au Cambodge. »

 

Je m’en voudrais d’omettre le travail stylistique du duo Shepard/Brèque que j’unis dans le même éloge. Prenez le texte suivant : « ses mains et ses poignets étaient en pleine lumière mais le reste de son corps … » Qu’auriez-vous ajouté ? « était plongé dans l'ombre » tombe sous la plume. Erreur, voici ce qu’ils écrivent « ses mains et ses poignets étaient en pleine lumière mais le reste de son corps était enlinceulé dans l’obscurité »

 

En dernier lieu Le livre écorné de ma vie raconte une histoire de règlements de comptes. Ceux qu’on livre avec soi-même. Qui ne marche en compagnie de fantômes ?

 

 

 

 

 

 



Aucun commentaire: