Lucius
Shepard - Le livre écorné de ma vie - Le Bélial’
L’écrivain Thomas Cradle découvre un jour sur un
site marchand la présence d’un homonyme, auteur d’un livre bien noté quoique n’ayant
pas bénéficié d’un grand succès commercial. Intrigué il pousse plus loin ses
investigations et découvre une accumulation de coïncidences. L’inconnu partage
le même lieu et la même date de naissance, a entamé un début de parcours de vie similaire.
Il commande l’ouvrage et en reçoit un exemplaire annoté. Le style évoque sa
première manière, en plus aboutie. Quant à l’histoire elle raconte un périple
sur le Mékong. Cradle décide alors d’effectuer le même voyage.
Lorsqu’on a comme moi (et pas mal d’autres j’imagine)
un pied dans la SF et l’autre dans l’océan littéraire mainstream, les
passerelles sont toujours bienvenues. Lucius Shepard, l’Hemingway des mauvais
genres, possède ce talent de s’affranchir des cartographies et de subordonner
les domaines aux méandres de son inspiration. Le
livre écorné de ma vie exhale le charme vénéneux d’un poème de
Baudelaire excellement rendu par le graphisme d’Aurélien Police, entre floraisons
inquiétantes et vapeurs opiacées.
Auteur à succès et
jouissant de revenus confortables, Thomas Cradle compte bien mettre tous les
atouts de son côté pour agrémenter sa croisière depuis le Laos jusqu’à « La
Forêt de thé », à la fois titre du livre de son double et lieu mythologique
situé quelque part dans le détroit du Mékong. Il s’adjoint une partenaire
sexuelle, Lucy McQuillen, designer un peu paumée, sans diamant, mais opiomane (Picture
yourself in a boat on a river, With tangerine trees and marmalade skies).
Après une escale mouvementée à Phnom Penh, l’écrivain poursuit seul son périple,
alors même que l’univers semble se déglinguer autour de lui.
Roman psychédélique d’une
apocalypse personnelle, selon l’expression de Jean-Daniel Brèque, façon Conrad/Coppola, Le livre écorné de ma vie cumule quelques influences. L’amateur de science-fiction aura relevé une
parentèle avec Le Prestige de Priest, auteur dont il hérite ici des doubles, des
imprécisions géographiques et du goût pour les univers parallèles ; peut-être
pas le lien discret avec Le pays du fou-rire de Jonathan Caroll dans
lequel un lecteur chemine dans une contrée imaginée par un romancier.
Quelques thématiques shepardiennes émaillent ce
récit formidable : le parcours initiatique, les drogues hallucinogènes, la
critique du rêve américain, et un certain dégoût des voyages et de l’exotisme dont
témoignait Silverberg dans un de ces tous derniers opus :
« On s'est mis à sortir le soir dans les
rues éclairées au néon du centre de Phnom Penh, jouant des drames en un acte
dans une atmosphère de serre chaude, faisant comme si cette ville d'un
million d'âmes, avec sa circulation démente, ses motos bourdonnantes, son
histoire brutale et son présent sinistre, n'était que le décor de notre
divertissement. Nous cherchions - surtout Lucy et Riel, en fait - des diseurs de
bonne aventure, ceux qui peuplent les berges du fleuve durant la journée,
lorsque les parcs sont envahis de praticiens du tai-chi, de touristes et de
joueurs de badminton, et durant la nuit, quand les pauvres et leur marmaille se
massent au bord de l'eau pour manger des œufs durs et des insectes grillés,
mais aussi les plus fortunés de ces voyants, installés dans des cabanes autour
du Wat Phnom, aux autels ornés de guirlandes de Noël, de cierges, de bâtons
d'encens de bols de fruits, peuplés de sages en porcelaine, de singes du Râmâyana,
de Bouddhas à l'aura holographique protégés par des ombrelles dorées...
Un écrivain plus généreux que moi aurait pu supposer que cette profusion de
charlatans et de thaumaturges n'était qu'un vernis dissimulant la riche vie
spirituelle de la populace, en constante communion avec la cité des spectres
qui se confond avec la cité de pierre et de sang et fait peser sa chape sur elle
; mais tout cela ne signifiait rien pour moi, ou, pour être exact cela pourrait
me fournir des détails pour un prochain roman, et si un ost de fantômes tristes
s'était matérialisé devant moi, des créatures aux yeux mornes et dolents au
corps d'ectoplasme dentelé, je n'aurais pas manqué de les remarquer pour ensuite
m'efforcer de ne pas les voir, consumé que j’étais par d'autres mystères. Nous
avons chassé de splendides lady-boys et des gamins cambodgiens aux crêtes de Mohawk
multicolores qui cherchaient à prouver quelque chose en mendiant des clopes à des
Américains, nous avons découragé des taxi-girls qui surgissaient par pelotons
entiers des bars et des ruelles, des jeunettes mineures et parfois des enfants,
proférant des slogans issus d'un glossaire d'anglais pour putes puis
battant en retraite d'un air navré, se chamaillant entre elles en langue
khmère pour avoir été trop agressives ou pas assez. Nous sommes restés
indifférents aux suppliques des aveugles et des amputés agitant leurs bols,
nous avons goûté aux étals des mets hallucinatoires, insectes, tripaille et le
reste, et inspecté les produits offerts par les vendeurs — les marchands
d'armes m'intéressaient tout particulièrement. Ils se tenaient d'ordinaire aux
carrefours (certains soirs, dans certains quartiers, il y en avait quatre à
chaque coin de rue) et proposaient une large sélection de pistolets et de
munitions, et parfois aussi des fusils d'assaut - rien d'étonnant dans un pays
où, m'avait-on dit, on pouvait faire exploser une vache avec un lance-roquette
pour deux cents dollars, voire moins si on était prêt à marchander. Je voyais
en eux l'avenir de mon pays, où l'on célébrait la mort avec le même enthousiasme
tout en l'enrobant de Technicolor, de jeux vidéo et de journaux télévisés.
Quand ce vernis coloré se serait effrité, comme il menaçait de le faire, c'est
là que nous nous retrouverions tous : au Cambodge. »
Je m’en voudrais d’omettre le travail stylistique
du duo Shepard/Brèque que j’unis dans le même éloge. Prenez le texte suivant :
« ses mains et ses poignets étaient en pleine
lumière mais le reste de son corps … » Qu’auriez-vous ajouté ?
« était plongé dans l'ombre » tombe sous la plume. Erreur,
voici ce qu’ils écrivent « ses mains et ses poignets étaient en pleine
lumière mais le reste de son corps était enlinceulé dans l’obscurité »
En dernier lieu Le livre écorné de ma vie raconte
une histoire de règlements de comptes. Ceux qu’on livre avec soi-même. Qui ne
marche en compagnie de fantômes ?
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