mercredi 30 mai 2018

L’étrangère


Gardner Dozois - L’étrangère - Actusf









Gardner Dozois, décédé le 27 mai 2018, laisse le souvenir d’un acteur incontournable de la science-fiction américaine. Rédacteur en chef du magazine Asimov’s science fiction pendant une vingtaine d’années, anthologiste, il semble avoir privilégié l’activité éditoriale au détriment d’une production littéraire pourtant originale et saluée. Il laisse six recueils de nouvelles et encore moins de romans au sein desquels brille une perle, L’étrangère.


Disséminée dans l’univers, une petite fraction de la communauté humaine s’est installée sur la planète Lisle, patrie des Cian, l’espèce prédominante. Elle vit quasi recluse dans l’Enclave, un quartier réservé d’une grande ville. Le négoce constitue le seul vecteur d’échange entre les deux peuples, chacun restant cantonné dans un ghetto culturel, sur fond d’ignorance et de mépris. A la décharge des anciens habitants de la planète Terre, l’irruption d’une race extraterrestre vingt auparavant, les conviant à s’insérer dans un vaste réseau commercial pan stellaire, a été vécu comme un traumatisme. Les humains sont perdus, désorientés comme Joseph Farber, artiste de son état. Curieux, il assiste un soir à la cérémonie de l'alàntene, une fête du solstice d’hiver célébrée par les autochtones. Il tombe amoureux de Liraun Jé Genawan, une cian.


Le bal des amours extraterrestres fut ouvert en 1961 par Philip José Farmer avec Les amants étrangers. Le livre choqua alors la confrérie campbellienne sans doute plus proche dans ses approches raciales de Lovecraft que de Faulkner. Incompréhension là encore avec la publication de L’étrangère dix sept ans plus tard. Cette fois la forme ramassée, pratiquée pourtant par Silverberg, étonna certains critiques. Aujourd’hui l’ouvrage s’inscrit dans les classiques du genre.


Le récit, centré sur Joseph Farber, conte la lente dissolution d’un homme dans une culture étrangère. Franchissant, dans une logique affective, les étapes de la déshumanisation, le personnage se retrouve coupé de sa communauté d’origine tout en butant sur le mur d’incompréhension de la civilisation cian. Les habitants de la planète Lisle maîtrisent les outils de la science génétique, mais ils constituent paradoxalement une société traditionnelle dont la vie est réglée par des rites inamovibles et mystérieux.


L’amour est aveugle dit-on. Comme Orphée, Farber entame sans le savoir un périple aux Enfers. Lorsqu’il se retourne et ouvre les yeux - façon de dire qu’il découvre la vérité - la perte s’avère irrémédiable. Le titre original du roman de Gardner Dozois Strangers évoque aussi une autre facette de l’amour, celui destructeur de deux êtres étrangers à eux-mêmes et aux autres. L’écriture, le travail du traducteur contribuent à la beauté et à l’émotion ressenties à la lecture de ce petit bijou de deux cents pages.

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