lundi 5 juin 2023

Houston, Houston, me recevez-vous ?

James Tiptree Jr - Houston, Houston, me recevez-vous ? - Le Bélial’ - Une Heure Lumière

 

 

 

 

Après une très longue navigation circumsolaire le vaisseau spatial Sunbird en perdition tente vainement de reprendre contact avec la Terre. Un autre astronef le Gloria composé d’un équipage féminin reçoit le message. Entre eux s’établit un dialogue de sourds. Et pour cause. Une éruption solaire particulièrement violente ou un évènement gravifique a perturbé l’espace-temps projetant les trois hommes du Sunbird dans un monde inconnu.

 

Les éditions Le Bélial ’ont eu la bonne idée de retraduire (merci J.D Brèque !) et rééditer dans la collection dédiée au format court novella Une heure-lumière, un des textes les plus célèbres de James Tiptree Jr « Houston, Houston, me recevez-vous ? ». Tel est le destin des auteurs morts. Certains éditeurs remettent le couvert, d’autres, comme cet obscur comité littéraire qui a choisi en 2019 d’effacer Alice du nom d’un prix récompensant d’excellentes nouvelles, d’autres donc remettent le couvercle.

 

Alice, vous avez dit Alice ? Oui je vous ai bien reçu. Pour les nouveaux lecteurs précisons que la révélation de l’identité réelle de Tiptree constitua en 1977 un des happenings les plus célèbres de l’histoire de la science-fiction. Au début était Alice Sheldon née Bradley en 1915, originaire de Chicago, fille de parents grands voyageurs. Elle entama une carrière de peintre, puis intégra durant la seconde guerre mondiale l’Air Force Intelligence School. Elle se maria avec un futur ponte de la CIA puis largua tout pour entreprendre des études de psychologie expérimentale. Après quelques années d’enseignement, elle se consacra à l’écriture de nouvelles de science-fiction. Pourquoi avoir choisi un pseudonyme ? Les raisons selon Pierre K. Rey en sont multiples : crainte de la perte de respectabilité au sein du monde universitaire, plaisir du camouflage … (1) L’existence d’Alice Sheldon, comme celle de ses personnages, fut faite de virages brusques sans espoir de retour.

  

De quoi est-il question dans « Houston, Houston, me recevez-vous ? » ? Sans déflorer le sujet, de l’avenir de l’humanité dont le cheminement évoque celui envisagé à pareille époque par Kate Wilhelm dans Hier les oiseaux, de la violence que nous infligeons aux autres et dans une moindre mesure à la planète. Des thématiques bien contemporaines. Gageons que les jurés du Hugo et du Nebula ont apprécié le destin de ces trois hommes drogués ou en état de choc tentant de ramasser les débris de leur conscience et de restaurer pitoyablement l’ordre et les paradigmes anciens.

  

Arriverons-nous à léguer un monde paisible, responsable, à nos enfants ? Récemment Audrey Pleynet dans la nouvelle “Encore cinq ans” imaginait l’impensable. James Tiptree Jr trouvait en 1976 une solution intermédiaire dans un texte devenu un classique. Le Bélial’ fournit une postface inédite dans laquelle elle (il ?) relate une expérience à la source de son récit.

  

 

 

(1)   Le livre d’or de la science-fiction Tiptree - Presses Pocket


lundi 29 mai 2023

Des anges mineurs

Antoine Volodine - Des anges mineurs - Points

 

 



Antoine Volodine est le pseudonyme le plus connu de Jean Desvignes, enseignant et romancier. Initiateur d’un courant littéraire, le post-exotisme, que l’on dit dériver du réalisme magique, il publie ses quatre premiers ouvrages chez Denoël dans la collection Présence du futur.et rejoint par la suite d’autres éditeurs. Sa biographie, riche d’une vingtaine de livres signés Volodine comprend un nombre égal d’œuvres parues sous d’autres pseudonymes. Il est difficile d’en caractériser le contenu qui tient de l’expérimentation, du chamanisme, du fantastique. Bien qu’il se soit toujours défendu d’écrire de la science-fiction, Des anges mineurs, en particulier, a inspiré la dystopie de Léo Henry & Jacques Mucchielli, Yama Loka Terminus.

 

Composé de 49 courts récits dont chacun porte le nom d’un personnage, l’ensemble évoque de prime abord Vies minuscules de Pierre Michon, ou Ecrits fantômes de David Mitchell pour l’interconnexion des chapitres. En focalisant davantage, ces « narrats » romanesques, ainsi les nomme l’écrivain, s’apparentent à des instantanés qui amèneraient plutôt le lecteur du côté de Jacques Sternberg ou Marcel Béalu.

 

Nous sommes dans une Mongolie imaginaire, peut-être au lendemain d’un désastre ou d’une révolution. Le communisme a cédé la place au capitalisme. Quelques vieilles femmes multi centenaires, peut-être sorcières ou chamanes résistent à ce nouvel ordre au sein d’une maison de retraite. Ailleurs une Humanité à bout de souffle poursuit une existence dont les repères désormais effacés la mène indifféremment sur les routes de la survie, des mauvais rêves et des fictions inachevées. Un livre étrange, onirique, aux anges invisibles.

 

Extraits

 

« 1. ENZO MARDIROSSIAN

  

Inutile de se cacher la vérité. Je ne réagis plus comme avant. Maintenant, je pleure mal. Quelque chose a changé en moi autant qu'ailleurs. Les rues se sont vidées, il n’y a presque plus personne dans les villes, et encore moins dans les campagnes, les forêts. Le ciel s'est éclairé, mais il reste terne. La pestilence des grands charniers a été lavée par plusieurs années de vent ininterrompu. Certains spectacles m'affligent encore. D'autres, non. Certaines morts. D'autres, non. J'ai l'air d'être au bord du sanglot, mais rien ne vient.

Il faut que j'aille chez le régleur de larmes.

Les soirs de tristesse, je me replie devant un morceau de fenêtre. Le miroir est imparfait, il me renvoie une image assombrie qu'un peu de saumure trouble encore, je nettoie la vitre, mes yeux. Je vois ma tête, cette boule approximative, ce masque que la survie a rendu cartonneux, avec une houppe de cheveux qui a survécu, elle aussi, on se demande pourquoi. Je ne supporte plus guère de me regarder en face. Alors je me tourne vers des détails qui se situent dans le noir de la chambre : les meubles, le fauteuil sur quoi j'ai passé l'après-midi à attendre en songeant à toi, la valise qui me sert d’ar­moire, les sacs qui pendent au mur, les bougies. En été, il arrive que l'obscurité du dehors soit transparente. On reconnaît les étendues de débris où, pendant un temps, des gens ont essayé de cultiver des plantes. Les seigles ont dégénéré. Les pommiers fleurissent tous les trois ans. Ils donnent des pommes grises.

Je repousse toujours le moment où je me rendrai chez le régleur. C'est un homme nommé Enzo Mardirossian. II habite à soixante kilomètres, dans un secteur où autre­fois se dressaient des usines chimiques. Je sais qu'il est seul et inconsolable. On le dit imprévisible. Un homme inconsolable est souvent dangereux, en effet.

Il faut pourtant que j'organise ce voyage, il faut que je mette dans mon sac de la nourriture et des amulettes contre le chlore, et de quoi pleurer devant Enzo Mardirossian, que celui-ci soit lunatique ou non. De quoi pleurer lunatiquement avec lui, épaule contre épaule. J'apporterai une image de Bella Mardirossian, je remue­rai pour nous deux le souvenir de Bella qui ne me quitte pas, et à lui, au régleur de larmes, j'offrirai des trésors qu'on a ici : un morceau de vitre, des pommes grises ».

 

 

« 20. ROBBY MALIOUTINE

  

Au contraire de ce que j'avais un moment imaginé, Bobby Malioutine n’était pas cannibale, et, assez rapidement, je pus avoir l'assurance qu'il n'était pas non plus un nouveau riche, ni un partisan des nouveaux riches et du capitalisme. C'était donc un homme fréquentable. Après une dizaine de jours et de nuits pendant lesquels j’avais épié ses habitudes, je me rendis chez lui, au deuxième étage de la maison d'en face. Quand j'utilise la première personne, on aura compris que je pense prin­cipalement à moi-même, c'est-à-dire à Bashkim Kortchmaz.

Nos relations dès le début furent marquées par l'absence totale d'agressivité et par une sorte de camaraderie peu expansive, telle qu'elle se développe entre gueux après une catastrophe cosmique ou longtemps avant la révolution mondiale.

Malioutine avait roulé sa bosse en de nombreux lieux étranges du globe et il en avait rapporté de l'expérience, mais il camouflait ses savoirs derrière une conversation mémoire. Il préférait se mettre en retrait et ne jamais imposer aux autres la somptuosité ou l'horreur, sans doute écrasantes, des souvenirs dont son crâne regorgeait. Se taire faisait partie des leçons qu'il avait reçues quand il parcourait des paradis ou des enfers reculés ou exotiques, et ensuite, après qu'il eut réussi à en revenir : il savait que les mots blessent les survivants et irritent ceux qui n'ont pas survécu, que les images se partagent mal, que tout discours sur l’ailleurs passe pour une vanité ou pour une jérémiade. Cependant, parce qu'il ressentait une certaine gêne à conserver hermétiquement des connaissances que personne, en fin de compte, ne lui interdisait de divulguer, il organisait des conférences, au rythme de deux par mois.

Malioutine s'exprimait en un dialecte mongol qu'on parle à l'ouest du lac Hovsgôl, et il le parlait avec des déformations spectaculaires. Il empruntait son vocabu­laire au russe, au coréen et au kazakh qu'il avait prati­qués dans les camps, trois cents ans auparavant, et qui s’étaient substitués à sa langue maternelle, dont je sup­pose qu’elle était, malgré tout, le darhad. Il prononçait ses conférences dans ce sabir laborieux.

Ses conférences avaient deux titres : Luang Prabang, papillons et temples et Voyage à Canton, et il les donnait à la suite l’une de l'autre, dans une unique séance, tout en préparant du thé pour ceux et celles qui venaient l'en­tendre. Bien qu'il espérât attirer le public sur cette affiche alléchante, et quand je dis alléchante je le dis avec sincérité, car les deux villes avaient sans doute autrefois mérité le déplacement et méritaient qu'aujour­d'hui on les fît revivre par la parole, ses efforts n'aboutissaient à rien. Nul ne manifestait jamais l'intention d'assister à l'événement et, le soir venu, la salle restait vide.

J'allais régulièrement l'écouter. Nous étions seuls dans sa chambre qu'il avait balayée, pour l'occasion, avec un soin maniaque. Il laissait grande ouverte la porte de l'appartement et il suspendait une touffe de rubans rouges et des chiffons devant l'entrée de l'immeuble, afin que le public fût alerté et afin qu'il ne se perdît pas en chemin, mais personne ne traînait les pieds dans l'escalier ou même dans la rue.

Les conditions pour une véritable causerie n'étant pas réunies, Malioutine tardait avant de démarrer son discours. Comme j'attendais en silence, assis sur une planche propre et les yeux rivés sur les morceaux de papier photographique qu'il avait placardés contre le mur, et dont la teinte unie et bistre foncé ne contenait pas la moindre information, il finissait par se décider et, après s'être éclairci la gorge, il s'adressait à l'assistance, c'est-à-dire à moi, et il nous demandait si nous désirions du thé tout de suite ou plus tard. Puis, comme je ne me prononçais pas avec netteté sur la question, lui laissant choix de régler à sa convenance les modalités du spectacle, il commençait à enchaîner des phrases qui avaient rapport avec Luang Prabang. Il signalait qu'il n'avait pas réussi, personnellement, à pénétrer au Laos, et que ses formations étaient de seconde main, mais que, par exemple, on lui avait assuré que, dans certains temples, les dévots utilisaient des douilles d'obus pour disposer les bouquets de fleurs, les offrandes d’orchidées ou de marguerites, de lotus, d'ylang-ylang. Il ne précisait pas le calibre des obus, mais il écartait les mains pour montrer, en gros, quelle était la taille des tubes de cuivre. Puis il reprenait une énumération de fleurs, un lexique à difficile à maîtriser quand plusieurs idiomes sont en concurrence, puis il revenait à ce qui constituait le thème principal de sa communication. À Luang Prabang, disait-il, il y a des pagodes dont les vases sont des obus. Il fallait faire un effort pour suivre son propos. Il cherchait ses mots, parfois pendant quinze, vingt secondes, lâchant ensuite une expression incompréhen­sible, en argot coréen ou en kazakh, puis se taisant de nouveau. Les photographies étaient monochromes, on comprenait qu’elles avaient subi plusieurs décennies d'un rayonnement orageux ou solaire qui avait annulé leur déchiffrabilité, mais Robby Malioutine s'en servait pour illustrer les descriptions orales qu'il faisait, et pour rendre plus vivante sa palabre, plus pédagogique. Il les citait, il les commentait, toutefois il ne se retournait vers elles que très brièvement, comme effrayé à l'idée que l'auditoire pourrait profiter de ce moment d'inattention pour s’éclipser. Leur caractère on ne peut plus vague les rendait universelles, et on se retrouvait à travers elles indifféremment à Luang Prabang ou à Canton dans une pagode ou au bord du fleuve, sur le Mékong sur la Rivière des Perles. La seconde conférence ainsi se greffait en douceur sur la première. Canton devait se prononcer Guangzhou, Malioutine insistait beaucoup là-dessus, et parfois il lui arrivait d'exiger du public une participa­tion active, il lui faisait répéter en chœur les deux syllabes chinoises, l'une sur le troisième ton et l'autre sur le ton haut, il faisait répéter cela à plusieurs reprises ; puis venait l'heure du thé qui s'accompagnait de mondanités un peu creuses ; et nous ne proférions plus une seule pensée digne de voix ».

 

 

« 24. SARAH KWONG

  

Je faisais l'école buissonnière, ces dernières semaines.

Au lieu de me rendre chaque matin au Centre éducatif de la tour Koriaguine, rue du Kanal, je passais mon temps au marché, assis à côté d'une Chinoise qui essayait de vendre des bouquets d'herbes et quelques légumes. Quand je dis une Chinoise, je pense, cela va sans dire, à Maggy Kwong, avec qui je partageais un morceau de destin depuis déjà un an. Notre activité commerciale était trop réduite pour mériter le mépris en quoi je m'obstinerai à tenir toujours et toujours le capitalisme. Elle ne demandait aucun effort et, une fois que j’avais aidé Maggy Kwong à disposer élégamment devant nos pieds les bottes de plantes médicinales que nous avions cueillies la veille au sixième étage ou sur le pont de l'ancien chemin de fer, je pouvais rester dolent pendant des heures. Maggy Kwong était comme toutes les chinoises avec qui j'avais eu l'occasion de vivre, très jolie, austèrement travailleuse et peu expansive. Nous allions tous deux vers nos soixante ans et nous regardions passer, au large de notre éventaire, les réfugiés toungouses et allemands, les Goldes, les Russes misérables, les Bouriates, les Touvas, les réfugiés tibétains, les Mongols. Il n’y avait pas foule, d'ailleurs, seulement quelques individus somnambulaires ici et là, Dans les moments creux, le marché se vidait entièrement.

J'avais décidé de délaisser l'école. L'apprentissage me répugnait de plus en plus. Je n'arrivais plus à assimiler de nouvelles matières et je n'améliorais aucune de mes connaissances anciennes. C'est ainsi : soudain le goût de l'étude se disloque, la curiosité s'émousse, on commence à décliner et on ne s'en attriste pas. On reste assis en face d'une brassée d'épinards, on surveille du persil et on s’en contente. Quand je dis on, on aura compris que je parle de Yasar Dondog, c'est-à-dire de moi et de nul autre.

Sarah Kwong, la sœur de Maggy, animait le Centre éducatif. Je m'entendais médiocrement avec elle. J'éprouvais de grosses difficultés à suivre ses leçons et j'appréciais peu sa manière brutale de remettre en cause les évidences auxquelles je m'étais raccroché, jusque-là pour survivre. Prenons, par exemple, le cours d'expres­sion orale. Elle nous invitait à tourner notre attention vers ce qui se déroulait à l'extérieur, puis à nous en ins­pirer pour parler. Il y avait rarement plus de deux ou trois élèves dans la classe. Nous marchions jusqu'à la fenêtre, nous nous penchions. Nous observions le ciel marbré de plomb et les monticules de gravats dans les rues défoncées et désertes.

 - Vous avez aussi le droit de fermer les yeux prévenait Sarah Kwong

Je fermais les yeux, le décor changeait ou ne changeait pas, parfois nous nous retrouvions près d'un fleuve équatorial, parfois nous étions à jamais étrangers à tout, parfois nous remuions lugubrement au-delà du bord de mort. L'exercice consistait à revenir ensuite devant Sarah Kwong et à poser des questions ou à y répondre.

-  Où sommes-nous ? demandais-je. Sarah Kwong attendait que la question finisse de résonner, puis elle répondait :

-  A l'intérieur de mes rêves, Dondog, voilà où nous sommes.

Elle prononçait cela avec une dureté évidente, en me lançant un regard qui manquait de pédagogie, négateur, comme si mon existence n'avait plus la moindre impor­tance ou comme si ma réalité n'était qu'une hypothèse très sale.

C'est cela qui me déplaisait dans l'école, cette assurance avec quoi on démolissait mes moindres certitudes sur tout.

Sarah Kwong ajoutait :

-  Et quand je dis mes rêves, je ne pense pas aux tiens, Dondog. Je pense aux miens, uniquement à ceux de Sarah Kwong.

Voilà encore une de ces phrases qui ne me réconciliait pas avec l’école. »


dimanche 21 mai 2023

Le jardin des mots effacés

Robert Silverberg - Le jardin des mots effacés - Asimov’s Science Fiction

 

 

Cela fait, quoi, une dizaine d’années que Robert Silverberg a stoppé sa carrière littéraire. Depuis un certain Glissement vers le bleu en 2012, un plouf collaboratif retentissant. La peste soit des fans ! Mon plus grand regret et sans doute de beaucoup d’autres est l’abandon du projet Les vestiges de l’Automne qui devait clore le cycle du Nouveau Printemps et dont il ne reste qu’une novella et le plan détaillé d’un roman jamais rédigé. Au moins donne-t-il un aperçu sur la méthode de travail de l’auteur. Un désaccord éditorial explique le renoncement, un comble lorsqu’on voit aujourd’hui un Brandon Sanderson dont les ventes rempliraient des conteneurs, récolter quarante millions de dollars de financement participatif pour l’écriture de quatre romans.

 

Robert Silverberg n’a cependant pas lâché totalement la plume. Depuis une quarantaine d’années il collabore à divers magazines, livrant ces derniers temps une chronique bimensuelle en trois pages serrées à  Asimov’s Science Fiction .Les premières ont été regroupées en volume sous le titre Reflections & Refractions.  Elles se situent au croisement des idées scientifiques contemporaines et des mythes, mettent légendes et fictions à l’épreuve du réel comme par exemple « La bibliothèque de Babel » et Google, l’examen de preuves hypothétiques des incursions des Viking dans le Nouveau Monde etc., fragments d’un vaste soubassement documentaire historique et culturel sur lequel il a édifié ses romans et nouvelles d’antan. Il revient à l’occasion sur les grands auteurs du genre qu’il a côtoyé et sur leur travail. C’est le cas pour The garden of deleted words.

 

Tout commence par un rêve. Silverberg adresse un billet au magazine qui par retour de courriel lui fait remarquer que la chronique ne fait pas la longueur requise. Il manque effectivement 400 mots, chose inhabituelle pour un écrivain professionnel qui calibre automatiquement ses textes. Comment les récupérer ? Dans le rêve, pas de Cloud, de Clef USB ou autre forme de sauvegarde. Une présence humaine lui indique l’existence d’un cimetière, jardin ou forêt où gisent les écrits effacés par leurs auteurs. Quelle surprise alors en s’y rendant de découvrir les monticules abritant des textes de Joyce (Les morts), Hemingway, de Mann (Mort à Venise), Faulkner … Puis il passe en revue ceux de Robert Heinlein, presque rien, car l’auteur de En terre étrangère posait le mot juste immédiatement, la vaste quantité de pages rejetées par Ray Bradbury, qui effaçait autant qu’il produisait, les tombes de ceux qui n’effaçaient pas assez, de ceux qui détruisaient trop etc. Vient la découverte de son propre monticule, des 400 mots effacés et, anecdote bien connue des lecteurs du grand Bob, des cinq réécritures de « Passengers » imposées par Damon Knight, avec au bout un Nebula. Il se livre à un examen de conscience, faisant la part des textes alimentaires - il fallait bien vivre de sa plume - et des écrits ambitieux.

 

Mes pensées se sont alors écartées involontairement de la chronique. Je me suis souvenu avoir vécu à l’intersection de deux mondes, celui où l’on effaçait et perdait à foison et à regret - à tel point qu’un ingénieur travaillant chez un opérateur téléphonique historique traquait les appels dits perdus c'est-à-dire n’aboutissant pas et n’ayant pas fait l’objet d’une taxation -, et l’autre, l’actuel, ou l’on supplie l’IA de service de vous gommer des réseaux sociaux car rien ne se perd, rien de secret, tout se transmet. Chez les écrivains le débat est loin d’être tranché. L’élagage, la réécriture dépendent des exigences des auteurs et de leurs éditeurs, mais parfois le jardin est pillé, peu importe la valeur du contenu. Voyez Celine.

 

Quant à Robert Silverberg, il termine son texte en remerciant son inconscient de lui avoir suggéré tant de récits au long de sa vie. A-t-il bien interprété le message ? Et si ce Tombeau des mots effacés était celui du regret de l’abandon de la fiction ?





samedi 20 mai 2023

Demain le silence

Kate Wilhelm - Demain le silence - Le passager clandestin/dyschroniques

 

 

 

Dans une Terre dystopique envahie de mégalopoles, les humains ont perdu tout contact avec la Nature. Pire, ils l’abhorrent. Renoncer à la promiscuité, au bruit, à l’espace urbain leur semble désormais inconcevable. C’est pourtant l’expérience à laquelle vont être confrontés le biologiste Lorin et sa femme Jan. Des scientifiques ont en effet découvert le principe du voyage dans le temps ou plus exactement dans le futur et en ont tiré une application industrielle. Les hommes ont épuisé les ressources de la Terre, mais dans les lointains avenirs explorés, elle semble les avoir reconstitué. Le bond temporel a cependant une contrepartie. Au bout d’un laps de temps limité, à l’image d’un élastique tendu à l’extrême, le vaisseau et ses occupants sont renvoyés à leur époque d’origine. Sur place Lorin découvre un monde virginal, couvert de forêts et il en tombe immédiatement amoureux à l’opposé de Jan effrayée comme les membres d’équipage par le silence de ce Paradis naturel.

  

La collection « Le passager clandestin/dyschroniques » s’est spécialisée dans l’exhumation de nouvelles de science-fiction dont l’idée maitresse percute les préoccupations de notre Présent. « Demain le silence » publié en 1970 rejoint sans coup férir le groupe des meilleurs textes. Il avait figuré au sommaire de l’anthologie Orbit et en France d’un Livre d’or. Ce blog a évoqué par ailleurs la mémoire de Kate Wilhelm, mariée au célèbre Damon Knight, auteure au moins de deux romans remarquables, et dont la présence sur la scène littéraire fut renforcée par la création du renommé atelier d’écriture Clarion. Surprise, Wilhelm se révèle dans la forme courte aussi performante que dans le format long. Le pitch évoque un croisement entre Les monades urbaines de Robert Silverberg et Au bout du labyrinthe de Philip K. Dick. Plus globalement il rejoint les thématiques SF des années 70 où s’illustrèrent les susnommés sans compter Ballard ou Disch et le français Andrevon. La première partie de « Demain le silence » pourrait s’apparenter à un classique récit d’exploration en terre étrangère, drainé par l’angoisse et la tension croissante du couple. La « chute » inattendue explose tout.

  

Le paratexte qui restitue habituellement la fiction dans son époque est particulièrement brillant. On ne citera pas les courants de pensée évoqués pour ne pas dévoiler la fin du récit, à l’exception d’une phrase d’Edward Abbey : « Nous avons besoin de nous échapper aussi sûrement que nous avons besoin d’espoir ». Une manière de résumer la modernité que comprendront les confinés de 2020. En tout cas quelle pépite que ce « Demain le silence » !


jeudi 18 mai 2023

Les Terres closes

Robert Jackson Bennett - Les Terres closes - Albin Michel Imaginaire

 

 

 

 

Les terres closes est le dernier volet d’une trilogie de Robert Jackson Bennett entamée avec Les Maîtres enlumineurs et Le retour du Hiérophante. Au sein de cet univers gouverné par la magie, la jeune voleuse Sancia Grado dérobait autrefois aux grandes corporations fabricatrices d’enluminures de la cité de Tevanne, quelques-unes de leurs productions les plus précieuses. Chemin faisant elle avait fait la connaissance de Clef, un objet intelligent aux capacités de plus en plus étonnantes et de Bérénice, son grand amour. Leur rébellion commune contre les grandes maisons finissait en apocalypse en raison de l’intervention d’un Hiérophante, une ancienne puissance régnante maitre absolu du langage des enluminures, surgie comme un chien dans un jeu de quilles.

  

Tevanne détruite, le trio s’est réfugié dans l’Archipel de Giva. Crasedes le Hiérophante semble avoir disparu, tout au moins momentanément. Mais appelée par le gouverneur de l’ilôt de Grattaria au chevet de son fils, Bérénice découvre que l’esprit du jeune homme est lié à une Malfaisance encore plus puissante que Crasedes. Ses compagnons et elle commencent à évacuer la population de Grattaria, quand l’Entité qui a pris le nom de l’ancienne cité de Tevanne entame son attaque.

  

Dans sa postface Robert Jackson Bennett dit avoir rédigé son livre durant une période de confinement imposé en 2020 par la pandémie de coronavirus. Vivre une expérience d’isolement et paradoxalement de partage avec ses semblables lui a peut-être inspiré certains matériaux narratifs comme le concept d’intelligence collective par jumelage d’esprit ou la découverte finale des liens secrets qui unissent certains protagonistes. Il en résulte un condensé d’actions épiques et complexes et l’exploration en profondeur de personnages dont la fragilisation progressive contraste avec l’accumulation de pouvoirs quasi-divins. Comme Homère, Bennett relie le Ciel à la Terre, l’Immortalité à l’Ephémère, les Dieux aux déambulations humaines. La trilogie, loin de s’essouffler comme parfois en récapitulatif d’explications amassées à la hâte, prend avec Les Terres closes un envol majestueux.

lundi 8 mai 2023

Spam

Jacques Mucchielli - Spam - Les règles de la nuit

 

 

« Je ne comprends pas pourquoi j’ai peur d’égarer les gens quand je suis avec eux, c’est absurde » MS-B

 

 

Pour le dixième anniversaire de la disparition de Jacques Mucchielli survenue en 2011, les éditions Les règles de la nuit avaient réuni en un volume des nouvelles publiées en revue, en anthologie et des inédits. Les proches ont apporté leur pierre au recueil, au premier chef Caroline Vaillant pour les illustrations et Léo Henry, le compagnon de cordée, pour les notices.


 

Jacques Mucchielli c’est avant tout pour moi Yama Loka Terminus - dernières nouvelles de Yirminadingrad, une uchronie/dystopie sur une ville imaginaire située au bord de la mer Noire au sein d’un monde qui n’aurait pas connu la chute du mur de Berlin. Inspirés par les écrits d’Antoine Volodine et la trilogie de béton de James Graham Ballard, Léo Henry et l’auteur de Spam avaient insufflé un nouveau souffle au genre. Trois autres recueils formant un cycle avaient suivi auxquels s’étaient joint d’autres écrivains.


 

Si certains textes comme « Journal anticipé d’un écrivain mythomane » ou « Nom lieu » rejoignent ou flirtent avec le corpus précédemment cité, les autres témoignent de l’inventivité de Mucchielli. Dans « Vermilion Dust » rédigé à l’occasion d’un numéro de Bifrost consacré à Ballard, des agents gouvernementaux investissent l’univers de Vermillion Sands pour règlementer l’activité artistique des résidents - en fait remettre tout le monde au travail. Ce basculement d’une utopie en dystopie m’a rappelé le désarroi des Buster Keaton et consorts mis au pas par la machinerie Hollywoodienne au début des années 30.


 

Dans le même ordre d’idée [« And the tattling of many tongues »] raconte les efforts d’Edgar Allan Poe et de Thomas Dunn English pour remettre en marche les aiguilles du Temps. Une balade au sein de l’Eternité, l’Alcherina australien. Moins convainquant que le précédent, quoique bourré de références littéraires. « L’or des fées » - un inédit - est une bonne surprise. Un privé enquête sur une fraude bancaire commise par une entreprise de loisirs virtuels. Il affronte l’IA maitre des lieux dans un fac-similé de Disneyland.


 

On retrouve le Mucchielli des dystopies avec « Spam » : un soldat rescapé d’une guerre meurtrière réintègre le civil et découvre une société sécuritaire vouée à l’éradication des marginaux et au lavage des cerveaux par la pub pour les autres. Un autre combat débute. « Le sixième sens » raconte un braquage qui vire au désastre. Comme « Spam » un récit percutant, efficace. J’ai cité l’autofiction « Journal anticipé d’un écrivain mythomane » ; elle relate la vie imaginaire, fantasmée de l’auteur. On y découvre une autre de ses facettes, l’humour.


 

Les autres textes ne déméritent pas, mais à côté des indispensables notules de Léo Henry, et du fragment d’un roman perdu, j’ai eu un coup de cœur pour les quelques pages d'introduction de Maheva Stephan-Bugni et son message lumineux : on meurt de la distraction des autres.



SOMMAIRE NOOSFERE


1 - Maheva STEPHAN-BUGNI, A l'ammoniaque, pages 7 à 13, préface
2 - Spam, pages 17 à 37, nouvelle
3 - Journal anticipé d'un écrivain mythomane, pages 41 à 58, nouvelle
4 - Il est cinq heures..., pages 63 à 69, nouvelle
5 - Le Sixième sens, pages 73 à 83, nouvelle
6 - Shrapnel memento, pages 87 à 96, nouvelle
7 - L'Or des fées, pages 101 à 130, nouvelle
8 - Nom lieu, pages 135 à 148, nouvelle
9 - Ce qu'ils savent de Paris, pages 153 à 164, nouvelle
10 - (« And the tattling of many tongues »), pages 169 à 190, nouvelle
11 - Vermilion Dust, pages 195 à 212, nouvelle
12 - Moins de toi, pages 215 à 264, extrait de roman
13 - Léo HENRY, Notice, pages 267 à 270, notes


mardi 2 mai 2023

Le Nageur

Pierre Assouline - Le Nageur - Gallimard

 

 

Dans son dernier roman, Le Paquebot, Pierre Assouline racontait la disparition en mer dans les années 30 du navire Georges Philippar lors d’un voyage inaugural vers l’Indochine. Plus que le récit d’une catastrophe maritime l’écrivain décryptait le naufrage de l’Europe au fil des discussions et antagonismes qui agitaient, au cours de la traversée, un microcosme composé de voyageurs natifs du Vieux Continent. Le narrateur, féru de natation, figurait parmi les rescapés. C’est la figure d’un autre nageur, le champion Alfred Nakache, qu’évoque aujourd’hui l’académicien, une histoire de survie autrement plus dramatique.  

 

 L’homme voit le jour en 1915 à Constantine dans le quartier juif près des gorges du Rhummel, une espèce de gouffre traversé par des ponts. Exister au bord des précipices, comme un résumé de l’histoire du peuple élu. Alfred Nakache vit d’heureuses premières années au sein d’une communauté où présence familiale, traditions et fêtes rituelles, confraternité se coalisent pour célébrer les noces de l’enfance auxquelles le destin ajoute le plus beau des cadeaux, la découverte d’une vocation. Dans un bassin de Constantine il découvre le plaisir de la glisse. Son premier entraineur le mène aux championnats d’Afrique du Nord. Puis tout va très vite. Départ à Paris, intégration au Racing Club de France, un premier titre de champion de France sur 100 m à l’âge de 18 ans. Progressivement il se détourne du crawl pour la brasse ou brasse papillon, dont il détiendra le record du monde sur 200 m. Les victoires s’accumulent, les premiers nuages aussi. La jalousie d’un rival, Cartonnet qui le dénoncera sous l’occupation, la découverte de l’antisémitisme aux jeux de Berlin. L’existence lui offre cependant une éclaircie, il se marie en 1937 avec une jeune fille issue elle aussi de Constantine. Il obtient son diplôme de professeur d’éducation physique et la guerre éclate. Démobilisé, pressentant la traque à venir contre les juifs, le couple s’installe en zone libre à Toulouse où sous la conduite des meilleurs entraineurs il ne cesse de progresser. Pendant quelque temps grâce à ses exploits et au soutien relatif de Jean Borotra alors commissaire général à l'éducation générale et aux sports jusqu’en 1942, il n’est pas inquiété par les autorités. Les mouvements de résistance rentrent en contact avec lui, activité qui ne sera pas reconnue ultérieurement, le privant du statut de déporté-résistant. En 1944 les nouveaux sbires de Laval scellent son avenir, celui de sa femme et de sa fille âgée de deux ans. Wagon plombé, direction Auschwitz. L’horreur commence …

  

Nous inscrivons des noms sur des monuments ou au fronton des bâtiments en pensant parfois nous affranchir d’une entreprise mémorielle qui par essence n’a pas ou ne devrait pas avoir de fin. Combien de patronymes à la fois connus et inconnus, de destins gravés quoique sans visages. C’est la tâche à laquelle s’attelle l’auteur, venant en quelque sorte couronner, synthétiser de multiples écrits et références. S’y ajoute une admiration personnelle, d’un nageur à l’autre.

  

Les pages sur la collaboration dans le monde du sport impressionnent. C’est un chapitre peu connu de l’affrontement auxquels se livrèrent résistants et miliciens. Comme ailleurs elle a ses héros, ses lâches, ses Judas. Là encore il y aurait beaucoup à dire et écrire sur cette volonté d’après-guerre, une fois les principaux collabos liquidés, de réconciliation nationale, voir binationale à tout prix dont les déportés firent peut-être les frais jusqu’au discours de Jacques Chirac en 1995. Dans cette jungle Alfred Nakache s’efforce d’avancer en nageur ; ne pas fuir mais progresser, trouver le meilleur angle d’attaque, suivre le fil étroit de l’honneur et de la survie.

  

Comment a t-il résisté ? Quand l’Histoire et la psychologie s’avèrent impuissantes à rendre compte des ressorts insoupçonnés de l’âme humaine, il faut se tourner vers les légendes, quand bien même elles prennent forme dans une bande dessinée. En 1939, Bill Everett crée un personnage appelé Namor, the Sub-Mariner. Les éditions Lug le feront connaître au lectorat français en 1969 sous le nom de Namor, Prince des mers. C’est un être mi-atlante, mi-homme, roi de la mythique Atlantide. Comme Antée qui reprenait force en touchant la terre, Namor retrouve son invincibilité au sein de son élément naturel. Bill Everett dit s’être inspiré d’un poème de Coleridge. Remarquons néanmoins que Namor est l’anagramme de roman issu étymologiquement du latin romanus. C’est le point de jonction avec Alfred Nakache, natif d’une ville qui porte le nom d’un empereur romain. Alfred Nakache, Prince des mers et des bassins reprend le capitanat de son âme au contact de l’eau.




samedi 29 avril 2023

Des astres et des ombres

George R. R. Martin - Des astres et des ombres - J’ai Lu

 

 


Des astres et des ombres est un recueil de nouvelles de George Martin qui est souvent mis en retrait par rapport aux flamboyants Les rois des sables, Dragon de glace ou Une chanson pour Lya et autres nouvelles. Les textes ont pourtant été rédigés à la même époque, dans les années 70 (1980 pour « Dragon de glace »). A la lecture, même si quelques récits présentent un indéniable intérêt, l’ensemble ne soulève pas l’enthousiasme.

 

Cela avait pourtant bien débuté avec « Tour de cendres » dans une ambiance poétique caractéristique des écrits courts de Martin. Isolé sur une planète étrangère, un homme voit débarquer son ex accompagné de son nouveau compagnon. Il caresse un moment l’idée de la reconquérir, thème d’une pièce de théâtre Le canard à l’orange de William Douglas-Home. “Tour de cendres” raconte avant tout l’histoire d’un homme piégé par ses rêves et c’est superbe. La chute s’avère d’autant plus lourde avec « Saint Georges ou Don Quichotte », histoire de la tentative d’un riche industriel évincé de son entreprise, de concurrencer américains et russes dans un projet d’expédition spatiale vers Jupiter. Le final raté aurait du être confié à Robert Heinlein. Mais est-ce que ça en valait la peine ? Tout au plus remarque-t-on le thème de la confrontation douloureuse avec le réel, caractéristique des œuvres de Martin. Ecrit en collaboration avec Howard Waldrop, un auteur honorable et oublié, « La bataille des eaux-glauques » déploie le récit d’un affrontement entre un écosystème alien et un avant-poste humain. Texte classique mais ne déméritant pas, rappelant Bios de Robert Charles Wilson. Je n’ai pas adhéré à « Un luth constellé de mélancolie », rencontre romantique entre un Dieu-ménestrel et une Voyageuse « d’entre les mondes ». Une poésie sans substance. Justement, quand on n’a rien à raconter, les poèmes doivent se substituer à la prose. Dans « La nuit des vampyres », les U.S.A affrontent un groupe terroriste. Mais qui manipule qui et dans quel intérêt ? Une fiction honorable sans plus. Un homme fuit ses démons : telle est l’intrigue de « Les fugitifs ». Sur le même thème, l’adaptation ciné de Philippe de Broca des Tribulations d’un chinois en Chine m’avait plu davantage. Dennison dirige une équipe de manœuvres dans un astroport. Un travail de nuit éreintant consistant à charger, et décharger des vaisseaux venus de tous les coins de univers. Parmi ses collaborateurs un étudiant intérimaire qui baille aux étoiles.  Le double regard de Martin, celui d’un homme qui se penche sur sa jeunesse fait mouche dans « Equipe de nuit ». Passons sur le dégoulinant « … pour revivre un instant » et hurlons notre déception à la lecture de « sept fois, sept fois l’homme, jamais ! » pour son final incompréhensible. Une réflexion sur le Mal inaboutie sur fond d’affrontement entre deux espèces extraterrestres l’une vénérant un Dieu de colère et de sang, l’autre pacifique.

  

Que retenir de ce recueil ? Sans réserve, « Tour de cendres » et dans une moindre mesure « Equipe de nuit », voire « La bataille des eaux-glauques ». Les nouvelles et les romans dit-on, n’opèrent pas dans le même registre et visent des objectifs différents. Mais les premières ressemblent parfois à des galops d’essai. C’est ce qu’on conclura pour se consoler de la lecture Des astres et des ombres.

 

jeudi 20 avril 2023

La cangue d’or

Eileen Chang - La cangue d’or - Bleu de Chine

 

 

Sixte (ou Cao Qiqiao selon les traductions) est l’épouse du deuxième fils Jiang. Cette famille issue d’une lignée de « lettrés » c'est-à-dire de hauts fonctionnaires au service de l’Empire et originaire de Pékin a déménagé à Shanghai au lendemain de la proclamation de la République chinoise. Dans le huis clos que constituent les nouveaux appartements moins spacieux, s’entassent et se confrontent belles sœurs et femmes de chambre sous l’œil de Madame Mère. En ces années lointaines où les mariages faisaient l’objet d’intenses tractations et la maternité constituait le seul horizon féminin, Sixte est la moins bien lotie.  D’extraction roturière, elle n’a pu intégrer le clan qu’en épousant un homme malade, affaibli par une tuberculose osseuse. Il lui a donné un fils Albe et une fille Alme. C’est l’existence de cette femme au destin contrarié que raconte La Cangue d’or en un court roman de moins de cent pages.

 

Le site chinese-shortstories, dans sa biographie de la romancière Wang Anyi, dont Le chant des regrets éternels est un des plus grands coups de cœur de ce blog, donne une des clefs de sa source d’inspiration. Elle a pour nom Zhang Ailing alias Eileen Chang, une écrivaine shanghaienne née en 1920, décédée en 1995 à Los Angeles, qui produisit ses œuvres les plus marquantes, essentiellement de courts récits, dans les années 40. Un temps à Hongkong elle finit par s’exiler aux Etats-Unis où elle acheva son existence. Aux abords de sa trentième année elle avait acquis une renommée qui s’étendit à Taiwan et progressivement à la Chine continentale. Après avoir obtenu la nationalité américaine, elle obtint un moment un poste universitaire et traduisit, entre autres, ses écrits. Après sa mort, la nouvelle « Lust, Caution » fut adapté au cinéma par Ang Lee et obtint un Lion d’or à Venise en 2007. Elle reflète les graves déconvenues qui marquèrent sa vie sentimentale

 

Si Le chant des regrets éternels de Wang Anyi est le roman doux-amer des illusions perdues, pendant oriental des Trois sœurs de Tchekhov, La cangue d’or opère dans un registre plus sombre mais voisin :

« Il [Jaspe, le troisième fils] était parti. Les femmes de chambre aussi avaient été mises en fuite par les cris de Sixte. Le prunelet dégoulinait le long de la table, s’écoulant goutte à goutte, comme la nuit s’écoule de la lente clepsydre, une goutte, une autre goutte…une heure, encore une heure, une année, un siècle. Qu’il est long cet instant silencieux. Sixte restait debout, se soutenant la tête ; subitement elle fit volte-face vers l’escalier, et, réunissant ses jupes, monta à l’étage, affolée, titubante, se cognant au badigeon vert des murs, l’outremer de sa tunique poissé de larges auréoles de plâtre. Elle voulait le regarder par la fenêtre d’en haut, une dernière fois. Envers et contre tout, elle l’avait aimé. Son amour lui avait été une intarissable source de douleur. Mais c’est bien pour cela qu’il méritait sa nostalgie. Combien de fois pour se maitriser, n’avait-elle pas lutter à en avoir le corps meurtri, jusque dans ses os, ses muscles, ses mâchoires ? Elle seule avait eu tort, aujourd’hui :il n’avait jamais été d’un bon naturel, elle ne l’ignorait pas. Si elle le voulait à elle, elle n’avait qu’à feindre la naïveté, et supporter sa malignité. Pourquoi avait-elle voulu le percer à jour ? N’en allait-il pas toujours de même dans l’existence des hommes ? En définitive, où était la vérité, où était le mensonge ? »

 

Copyright chinese-shortstories
Enfermée dans une « cangue d’or » c'est-à-dire un joug que portait les condamnés et que l’on pourrait assimiler ici à une cage dorée, Sixte passe du ressentiment à une espèce de folie, de cruauté qui s’abat jusque sur ses enfants. Sa défiance de la gent masculine la pousse à briser le mariage de sa fille. La photo ci-contre extraite d’une adaptation opératique de la nouvelle, dit tout. Elle représente Jaspe et Sixte disputant une partie de Mah-jong. Elle montre bien l’attitude ambiguë d’un Jaspe souriant et posant une main sur celle de Sixte, ainsi que le regard interne de celle-ci, ses mains enserrant ses tuiles (les pièces du jeu) c'est-à-dire métaphoriquement ses biens, se demandant si le beau-frère secrètement aimé la désire ou tente de la spolier.

 

Pour rendre hommage à l’auteure et à ce très beau texte, dans lequel la traductrice Emmanuelle Péchenard voit une filiation du Rêve dans le Pavillon rouge, la couverture a été ici scannée et modifiée pour atteindre ce bleu turquoise qu’Eileen Chang aimait tant, comme « une petite fenêtre ouverte sur le bleu de la nuit. »

lundi 17 avril 2023

Des choses fragiles

Neil Gaiman - Des choses fragiles - J’ai Lu

 

 

 

« Puis il agita le bras, appela « Taxi ! », et un taxi se rangea au bord du trottoir. « Hôtel Brown ! » lança l'homme en montant à bord. Il referma la portière sans souhaiter la bonne nuit à aucun d’entre nous.

Et dans cette fermeture, j'entendis se refermer bien trop d'autres portes. Des portes du passé, désormais disparues, qui ne pourront plus jamais être ouvertes. »

 


Au sein de la production protéiforme de l’incontournable Neil Gaiman, émergent trois recueils de nouvelles dont le substantifique Des choses fragiles composé d’une trentaine de récits parus entre 1996 et 2005. Une compilation hétérogène, une somme si vous le voulez, mêlant fictions courtes, poèmes, novella et commentaires. Rien de très étonnant pour une œuvre placée sous le parrainage d’Harlan Ellison mais aussi de Bradbury et Sheckley, caractéristique d’un acteur et observateur du genre comme en témoigne le récent Vu des pop cultures. Essais, discours et textes choisis sur lequel je reviendrai.

  

L’écrivain délivre un nuancier de textes entre fantastique et fantasy, où l’influence des auteurs des Chroniques martiennes et de l’anthologie Dangereuses visions est prédominante. On sait aussi ce que American Gods, son plus célèbre succès avec Sandman, doit à Roger Zelazny. C’est le cas de la novella du recueil, « Le monarque dans la vallée », qui s’inscrit dans la mouvance de son célèbre et ultra primé roman, de la légende de Beowulf et Grendel et plus subtilement de La Belle et la Bête.

  

Le cas du « Cartographe », fiction mineure au demeurant, mérite un détour. Elle est incluse, racontée dans le commentaire et disparaît donc du corpus. Une carte sans territoire en quelque sorte et un clin d’œil à Borges. Six des nouvelles du recueil, lui -même récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire 2010, ont obtenu un Locus. Un résumé de la carrière et une interview de Gaiman complètent l’ensemble.

  

Sans détailler la totalité des petites « choses fragiles », on retiendra « Une étude en vert » délicieux Sherlock Holmes revu à la sauce Lovecraft, « La Présidence d’Octobre » chef d’œuvre poétique en hommage à Ray Bradbury : les douze mois de l’année se réunissent autour d’un feu et racontent chacun une anecdote. Vient « L’heure de la fermeture ». Quatre membres d’un club londonien évoquent des histoires de fantômes. Inutile de chercher ces fantômes, ils nous encerclent, nous sollicitent, ils s’appellent Le passé. Ce texte comme les deux précédents a été primé. J’ai aimé « Amères moutures ». Un homme sans mémoire ni avenir croise la route d’un anthropologue à la recherche d’un dépanneur automobile. Lorsqu’il lui rapporte ses papiers oubliés dans un motel, celui-ci a disparu. Il prend alors son identité et part donner la conférence attendue sur les filles-café. Un texte de « zombis » inspiré des travaux de Zora Neale Hurston, qui démarre comme L‘homme du train de Patrice Leconte. « Souvenirs et trésors » est une histoire de mafiosi assez crue. A l’inverse « Les bons garçons méritent des récompenses », tout en délicatesse, raconte la découverte de la musique par un enfant et au-delà, dans l’esprit de « L’heure de la fermeture » ou du « Dragon de glace » de George R.R Martin, le souvenir des sortilèges des premières années que la vie adulte efface. A la lecture de « Nourrir et manger », une anecdote personnelle m’est revenue à l’esprit. Elle a peu de rapport avec le présent texte, mais la mémoire support de la stupéfaction ne transige pas. Invité il a quelques décennies à déjeuner par un couple dont ma femme gardait alors l’enfant, la mère me resservit de la salade. Le mari s’interposa aussitôt : « pourquoi le ressers tu alors qu’il n’a rien demandé ? Il faut manger pour se nourrir, pas manger pour manger » L’interdit culinaire me rappela aussitôt et me rappellera toujours la fameuse injonction d’Harpagon « il faut manger pour vivre etc. » Quant au récit, entre sorcellerie et cannibalisme, il mérite le détour. Enfin « Comment parler aux filles pendant les fêtes » a fait l’objet d’un film dont le synopsis peut se résumer par - je cite - « L’amour est une planète inconnue ». Pour ma part j’y vois dans sa forme littéraire un pur texte de Tiptree genre « Vol 747 pour ailleurs ». Bref j’aime.

  

Au final j’aurais préféré un recueil plus resserré (une quinzaine de textes) autour des réussites précitées. Mais Neil Gaiman est une mine d’informations. Saviez vous qu’Alan Moore s’est inspiré des Wold Newton de Farmer pour ses propres histoires ? Et la façon dont l’écrivain, comme Ellison d’ailleurs, entame ses nouvelles doit alimenter bon nombre d’ateliers d’écriture.

 

 

SOMMAIRE NOOSFERE

 

1 - Introduction (Introduction, 2006), pages 9 à 35, introduction, trad. Michel PAGEL

2 - Le Cartographe (The Mapmaker, 2003), pages 17 à 20, nouvelle, trad. Michel PAGEL

3 - Une étude en vert (A Study in Emerald, 2003), pages 37 à 67, nouvelle, trad. Michel PAGEL

4 - La Grand'roue féerique (The Fairy Reel, 2004), pages 69 à 70, poésie, trad. Michel PAGEL

5 - La Présidence d'Octobre (October in the Chair, 2002), pages 71 à 89, nouvelle, trad. Michel PAGEL

6 - La Chambre dissimulée (The Hidden Chamber, 2005), pages 91 à 93, poésie, trad. Michel PAGEL

7 - Les Épouses interdites des esclaves sans visage dans le manoir secret de la nuit du désir redoutable (Forbidden Brides of the Faceless Slaves in the Secret House of the Night of Dread Desire, 2004), pages 95 à 114, nouvelle, trad. Michel PAGEL

8 - Le Chemin caillouteux du souvenir (The Flints of Memory Lane, 1997), pages 115 à 119, nouvelle, trad. Michel PAGEL

9 - L'Heure de la fermeture (Closing Time, 2002), pages 121 à 137, nouvelle, trad. Michel PAGEL

10 - Devenir sylvain (Going Wodwo, 2002), pages 139 à 140, poésie, trad. Michel PAGEL

11 - Amères moutures (Bitter Grounds, 2003), pages 141 à 168, nouvelle, trad. Michel PAGEL

12 - Les Autres (Other People, 2001), pages 169 à 172, nouvelle, trad. Michel PAGEL

13 - Souvenirs et trésors (Keepsakes and Treasures : A Love Story, 1999), pages 173 à 196, nouvelle, trad. Michel PAGEL

14 - Les Bons garçons méritent des récompenses (Good Boys Deserve Favours, 1995), pages 197 à 203, nouvelle, trad. Michel PAGEL

15 - La Vérité sur le cas du départ de Mlle Finch (The Facts in the Case of the Departure of Miss Finch, 1998), pages 205 à 228, nouvelle, trad. Michel PAGEL

16 - D'étranges petites filles (Strange Little Girls, 2001), pages 229 à 236, nouvelle, trad. Michel PAGEL

17 - La Saint-Valentin d'Arlequin (Harlequin Valentine, 1999), pages 237 à 249, nouvelle, trad. Michel PAGEL

18 - Boucles (Locks, 1999), pages 251 à 254, poésie, trad. Michel PAGEL

19 - Le Problème de Susan (The Problem of Susan, 2004), pages 255 à 266, nouvelle, trad. Michel PAGEL

20 - Instructions (Instructions, 2000), pages 267 à 269, poésie, trad. Michel PAGEL

21 - Qu'est-ce que tu crois que ça me fait ? (How Do You Think It Feels?, 1998), pages 271 à 281, nouvelle, trad. Michel PAGEL

22 - Ma vie (My Life, 2002), pages 283 à 285, nouvelle, trad. Michel PAGEL

23 - Quinze cartes peintes d'un tarot de vampires (Fifteen Painted Cards from a Vampire Tarot, 1998), pages 287 à 296, poésie, trad. Michel PAGEL

24 - Nourrir et manger (Feeders and Eaters, 2002), pages 297 à 308, nouvelle, trad. Michel PAGEL

25 - Le Coup de l'inventeur de maladies (Diseasemaker's Croup, 2003), pages 309 à 312, nouvelle, trad. Michel PAGEL

26 - À la fin (In the End, 1996), pages 313 à 313, nouvelle, trad. Michel PAGEL

27 - Goliath (Goliath, 1998), pages 315 à 331, nouvelle, trad. Michel PAGEL

28 - Pages d'un journal trouvé au fond d'une boîte à chaussures laissée dans un bus Greyhound, quelque part entre Tulsa, Oklahoma, et Louisville, Kentucky (Pages from a Journal Found in a Shoebox Left in a Greyhound Bus Somewhere Between Tulsa, Oklahoma, and Louisville, Kentucky, 2002), pages 333 à 338, nouvelle, trad. Michel PAGEL

29 - Comment parler aux filles pendant les fêtes (How to Talk to Girls at Parties, 2006), pages 339 à 357, nouvelle, trad. Michel PAGEL

30 - Le Jour de l'arrivée des soucoupes (The Day the Saucers Came, 2006), pages 359 à 361, poésie, trad. Michel PAGEL

31 - L'Oiseau-soleil (Sunbird, 2005), pages 363 à 390, nouvelle, trad. Michel PAGEL

32 - Inventer Aladin (Inventing Aladdin, 2003), pages 391 à 394, poésie, trad. Michel PAGEL

33 - Le Monarque de la vallée (The Monarch of the Glen, 2003), pages 395 à 461, nouvelle, trad. Michel PAGEL

34 - (non mentionné), À la rencontre de Neil Gaiman, pages 465 à 467, biographie, trad. Michel PAGEL

35 - (non mentionné), Une conversation avec Neil Gaiman, pages 469 à 477, entretien avec Neil GAIMAN, trad. Michel PAGEL

vendredi 7 avril 2023

Les Cartographes

Peng Shepherd - Les Cartographes - Albin Michel Imaginaire

 

 

La jeune Nell Young - admirez le clin d’œil, il n’est pas le seul - travaille à New York dans un modeste atelier de reprographie. Ses compétences en matière de cartographie la destinaient à un tout autre emploi, à la prestigieuse New York Public Library par exemple, sur les traces de son père, le célèbre Dr Young. Mais celui-ci l’avait exclue d’un stage qu’elle effectuait dans ce même établissement pour une faute professionnelle. A l’annonce de son assassinat, bientôt suivi d’un second, elle se rend dans son bureau et découvre dans un tiroir secret une carte routière datant de 1930, celle-là même qui lui avait valu son renvoi.

  

Un peu à l’exemple Arturo Pérez-Reverte qui dans Le tableau du maitre flamand démarrait une intrigue policière à partir d’une curiosité nichée dans une toile de peinture, Peng Shepherd invite le lecteur à repenser les liens qui unissent le monde et sa représentation. Le document détenu par son héroïne mentionne en effet l’existence d’un village situé nulle part. Pire, tous les autres exemplaires de ce plan ont disparu. Certains ont brodé avec intérêt sur le sujet comme le philosophe Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation émettant l’hypothèse comme l’auteure américaine que la carte précédait le territoire. D’autres comme Michel Houellebecq (1) semblent avoir mis un pied sans l’autre dans le pré carré Van Vogtien (2).

  

Le thriller est construit à partir d’une intrigue en miroir. Les investigations de Nell la mettent sur la piste d’un groupe mystérieux « Les Cartographes » auquel appartenait sa mère. Le présent et le passé des uns et des autres vont se télescoper comme dans Ça de Stephen King, les pièces du puzzle s’assemblant jusqu’au dénouement final. Les personnages sont un peu à l’eau de rose mais l’auteure tient bien son sujet, les pages s’avalent agréablement et on se prend même à rêver de l’Atlas du rêveur, le projet avorté des protagonistes, refuge de ceux qui se cherchent une place dans ce monde et les autres. 

 

 

 

 

(1) La carte et le territoire - Michel Houellebecq - Flammarion Prix Goncourt 2010

(2) Les multiples citations d'Alfred Korzybski dans Le monde des non A

jeudi 30 mars 2023

De si jolis chevaux

Cormac McCarthy - De si jolis chevaux - Points

 

 



Au siècle dernier, deux jeunes cavaliers texans, Rawlins et John Grady Cole, quittent la ville de San Angelo pour un road trip d’une durée indéterminée en direction du Mexique. Grady, qui est le personnage principal du récit, est l’enfant d’un couple divorcé. Sa mère a repris une carrière théâtrale, son père, à la santé déclinante, vivote dans le ranch familial. En mal d’émancipation du haut de ses 16 ans le jeune homme souhaite prendre la direction du domaine familial. Mais son géniteur, avec lequel il est d’ailleurs en bon terme, s’y oppose. Il décide alors de prendre le large avec Rawlins, un copain à peine plus âgé. Passé la frontière ils croisent un gamin en piteux état qui fait un bout de chemin avec eux. Paniqué par un orage celui-ci perd son cheval. Après l’avoir récupéré le trio se sépare et les deux gens sont embauchés dans une immense hacienda mexicaine. Un jour des gendarmes viennent les chercher.

 

Roman d’apprentissage, road trip, De si jolis chevaux raconte une virée qui tourne mal. Hommes de bonne foi Rawlins et Grady se retrouvent piégés par les circonstances. Grady en particulier oppose à la contingence un mélange de résilience et de courage. Les épreuves sont rudes, un amour qui tourne au fiasco, la disparition des proches, une expérience de mort-limite. S’il se résout à l’inéluctabilité des forces destructrices du monde, rien n’entame en revanche son bras de fer contre l’injustice. 


Aux côtés de figures secondaires comme celles des bourreaux sud-américains, on n'oubliera pas celle du jeune Blevins emporté par son inconséquence, et la présence de la duègne et grande tante d'Alejandra issue d'une noble famille proche des frères Madero, initiateurs de la révolution et de la démocratie mexicaines.

 

Ce qui aurait pu se résumer à une histoire de cow-boys est transcendé par l’écriture de Cormac McCarthy. Qu’il raconte un débourrage de chevaux ou décrive une salle de bal, l’écrivain restitue le réel avec une acuité photographique impressionnante. Mais de même que l’univers matériel dans lequel nous cognons nos existences s’évapore en fumée quantique dès lors que nous pénétrons son cœur, de même McCarthy révèle l’au-delà de mondes dont les courants de force invisibles, fantômes ou destin, traversent leurs occupants.


De si jolis chevaux est au fond un grand roman sur la contingence - celle-là même dont le jeune héros a éprouvé les morsures - et dont la formulation trouve son apogée dans le duel verbal qui oppose Grady et la duègne, avec l'évocation de la violence de l'Histoire et celle exercée sur les femmes.


Extraits :

« Il allait là où il choisissait toujours d'aller quand il partait à cheval, là-bas où l'embranchement ouest de l'ancienne route comanche au sortir du pays kiowa vers le nord tra­versait la partie la plus occidentale du ranch et l'on pouvait en distinguer au sud la trace à peine perceptible sur les basses prairies entre les bras septentrional et intermédiaire du Concho. À l'heure qu'il choisissait toujours, l'heure où les ombres s'allongeaient et où l'ancienne route se dessinait devant lui dans l'oblique lumière rose comme un rêve de temps révolus où les poneys peints et les cavaliers de cette nation disparue descendaient du nord avec leur visage marqué à la craie et leurs longues nattes tressées et tous armés pour la guerre qui était leur vie et les femmes et les enfants et les femmes avec leurs enfants suspendus à leur sein et tous avec le sang en gage de leur salut et pour seule vengeance le sang. Quand le vent était au nord on pouvait les entendre, les chevaux et l'haleine des chevaux et les sabots des chevaux chaussés de cuir et le cliquetis des lances et le frottement continuel des barres des travois dans le sable comme le passage d’un énorme serpent et sur les chevaux sauvages les jeunes garçons tout nus folâtres comme des écuyers de cirque et poussant devant eux des chevaux sauvages et les chiens trottinant la langue pendante et la piétaille des esclaves suivant demi-nue derrière eux et cruellement chargée et la sourde mélopée sur tout cela de leurs chants de route que les cavaliers psalmodiaient en chemin, nation et fantôme de nation passant au son d'un vague cantique à travers ce désert minéral pour disparaître dans l'obscurité portant comme un graal étranger à toute histoire et à tout souvenir la somme de ses vies à la fois séculaires et violentes et transitoires. »

 

« Il se souvint d’Alejandra et de la tristesse qu'il avait vue pour la première fois dans l'inclinaison de ses épaules et qu'il avait cru comprendre mais dont il ne savait rien et il ressentit une solitude qu'il n'avait pas connue depuis l’enfance et il se sentit tout à fait étranger au monde qu’il aimait encore pourtant. Il pensait que dans la beauté du monde il y avait un secret qui était caché, Il pensait que pour que batte le cœur du monde il y avait un prix terrible à payer et que la souffrance du monde et sa beauté évoluaient l'une par rapport l'autre selon des principes de justice divergents et que dans cet abyssal déficit le sang des multitudes pourrait être le prix finalement exigé pour la vision d'une seule fleur. »

 

 « Il s'arrêta son chapeau à la main sur la terre qui ne portait aucune marque. Cette femme qui avait travaillé pour sa famille pendant cinquante ans. Elle avait gardé sa mère au berceau et elle avait travaillé pour sa famille bien avant que sa mère ne vînt au monde et elle avait connu et gardé les oncles de sa mère les fils Grady qui étaient de vrais sauvages et qui étaient tous morts depuis si longtemps et il restait là avec son chapeau à la main et il l'appela son Abuela il lui dit adieu en espagnol puis il fit demi-tour et remit son chapeau et tourna son visage humide vers le vent et resta un moment les bras tendus devant lui comme pour reprendre l'équilibre ou bénir la terre là où il était ou peut-être comme pour ralentir le monde qui fuyait dans sa course folle et semblait n'avoir nul souci ni des vieux ni des jeunes ni des riches ni des pauvres ni des basanés ni des visages pâles ni de lui ni d'elle. Nul souci de leurs luttes, nul souci de leurs noms. Nul souci des vivants ni des morts. »