vendredi 29 septembre 2023

Furari

Jirô Taniguchi - Furari - Casterman

 

 

Déniché il y a bien longtemps au Salon du Livre Paris, c’est avec plaisir et un peu de honte que j’extraie enfin d’une de mes archives ce remarquable manga ou roman graphique, termes qui semblent bien étroits, tant les planches de cet artiste, en particulier les dessins en doubles pages, évoquent les peintures des grands maitres japonais d’antan. Sans me dédouaner totalement, j’observerai que Furari qui amplifie les thèmes de L’homme qui marche bénéficie d’une édition en net retrait par rapport à son prédécesseur. La VO semble comporter des pages couleurs qui se substituent au tramage gris bien visible au scanner de la VF.

 

Taniguchi/Hiroshige
Furari, qu’on peut traduire par « au gré du vent » raconte les déambulations d’un géomètre dans la ville d’Edo, ancienne dénomination de Tokyo, à la fin du XVIIIe siècle. Librement inspiré de la vie de Tadataka Ino qui établit le premier une carte du Japon, le manga immerge le lecteur dans un décor de maisons de bois, de ponts graciles sortis tout droits d’une estampe japonaise. Jiro Taniguchi s’est inspiré en particulier des Cent vues d’Edo d’Hiroshige, comme le montrent les quelques emprunts reproduits ici.


Taniguchi/Hiroshige

Le mangaka montre aussi le quotidien des petites gens, des vendeurs, des artisans, des artistes croisés au gré de ses déambulations. Il relate quelques évènements historiques comme l’échouage d’une baleine dans la baie de Tokyo, prétexte encore à une magnifique double page. La capitale japonaise à cette époque est enfouie dans une masse végétale bordée par l’océan ; Taniguchi en exprime toute la poésie en des vues contemplatives engageant le lecteur sur des sentiers méditatifs. L’œil du narrateur balaie les horizons, interroge le ciel et la lune, se fait entomologiste en suivant la progression d’une cohorte de fourmis ou un ballet de lucioles.

 

Taniguchi/Hokusai 

Amateurs d’action, passez votre chemin. Furari est une ode à un monde disparu, une respiration.








lundi 25 septembre 2023

Le Golem

Gustav Meyrink - Le Golem - Le Rayon Imaginaire - Hachette

 

 

 

Le Rayon Imaginaire réédite cette année un classique de la littérature fantastique Le Golem de Gustav Meyrink. Et si l’on pouvait s’inquiéter à l’usage de la lisibilité et de la dégradation des couvertures de cette collection, il semble que Hachette se soit enfin souvenu de l’existence d’un ancêtre glorieux nommé Le Rayon Fantastique dont il était souhaitable d’honorer la mémoire.  Voyez comme les « Marie-Louise » (1) d’Albin Michel Imaginaire rendent élégamment et discrètement hommage à la défunte SF deuxième série des années 70. Prenant le taureau par les cornes, les concepteurs ont opté pour un cartonné-relié et une livrée somptueuse comportant des tranches jaspées, illustrées, un tranchefil et un signet. Le titre est inscrit au cœur d’un losange cerclé du mot hébreux אֱמֶת. Les têtes de chapitres s’ornent de représentations de diodes suggérant peut-être la filiation des robots avec la créature mythique. L’ouvrage bénéficie d’une nouvelle traduction d’Éric Faye.

  

L’action se déroule dans le ghetto juif de Prague. L’orfèvre Athanasius Pernath tente d’y rassembler ses souvenirs. Un évènement douloureux obscurcit son passé, qu’il évoque en vain. Il est malgré lui pris dans un conflit caché opposant le brocanteur Wassertrum à l’étudiant Charousek. Celui-ci par l’intermédiaire d’une tierce personne a dénoncé les agissements criminels d’un médecin fils du brocanteur.  La tierce personne, un certain Savioli, également médecin entretient une relation adultérine avec Angelina ; la jeune femme vient se réfugier chez Pernath. Ces impromptus troublent le quotidien du ciseleur qui peut néanmoins compter sur la présence rassurante du kabbaliste Hillel et de sa fille Mirjam.

  

Le personnage ou l’entité principale est absent du récit et cependant présent dans tous les esprits comme le monstre décrit par Leo Perutz dans Le Maître du Jugement dernierLe Golem qui dit-on ressurgit tous les trente-trois ans, effraye la communauté juive. La légende en fait pourtant un protecteur du ghetto, né de l’argile et de l’injonction d’un mot placé dans sa bouche ou rédigé sur son front selon les versions. Athanasius Pernath découvrira par hasard son refuge.

  

La synagogue vieille-nouvelle abri
dit-on du Golem


Le roman ne cesse de nous interpeller : « Des paroles jaillissaient d’une bouche invisible, prenaient vie, et venaient à moi. ». Un écrivain crée des personnages fictifs mais l’inverse est vrai. Des mots façonnent le réel. Un texte de loi abolit la peine de mort, un décret de 1942 ouvre la voie à un génocide. Qui sont ces Golems que nous portons en nous et délivrons au monde, porteurs de notre seule vérité ?

  

L’œuvre de Gustav Meyrink nous parvient encore étrange et fascinante, semée de mystères kabbalistiques et de phrases magnifiques  : « Le monde est là pour que nous l’anéantissions par la pensée, ai-je entendu dire mon père, un jour – c’est ensuite et ensuite seulement que la vie commence. »


(1) Un cadre blanc tramé


lundi 18 septembre 2023

Le village

Kate Wilhelm - Le village - Denoël - Présence du futur

 

 

 

 

L’inventaire d’une œuvre romanesque d’un(e) auteur(e) remarquable donne parfois lieu à des déceptions ou des semi-déceptions. Une mésaventure que l’on ne connaitra pas avec les productions d’un écrivain de moindre envergure dont on a coché par avance l’essentiel. Le village, recueil de nouvelles de Kate Wilhelm se situe dans cette zone d’incertitude. Des textes ambitieux, principalement les deux novella qui ont accroché en leur temps une nomination au Nebula, d’autres anecdotiques et un vrai coup de poing à la Tiptree.

 

Précisons que Le village publié en 1978 provient d’un ensemble de neuf fictions parues Outre Atlantique en 1975 sous le titre The Infinity Box. Six ont été traduites. Nouvelle titre « Le village », raconte l’invasion d’une bourgade par des GI américains. Le récit passe sans transition d’une animation villageoise à des scènes de massacres. L’allusion à la guerre du Vietnam est on ne peut plus évidente. Sa brièveté, son impact en font l'originalité. Dans « La boite infinie » le narrateur vit une existence paisible associant réussite professionnelle et sentimentale jusqu’au jour où une jeune veuve vient s’installer dans une proche maison vendue par d’anciens amis du couple. Il éprouve une attirance incompréhensible pour cette femme (1) et découvre qu’il peut pénétrer son esprit. S’ensuit une dérive mentale, la lente transformation d’un homme en prédateur sexuel. Cette histoire de possession vue sous l’angle du bourreau est une réussite. Par contre la lenteur de la narration dessert l’autre novella « Le premier avril éternel ». Wilhelm immerge le lecteur dans la psyché d’une jeune femme en peine qui a perdu deux bébés mort-nés. Sont-ils morts d’ailleurs ? L’absence de points de repère renforce la difficulté de lecture du récit qui a pour thème l’immortalité. 

  

« Le canari rouge » évoque un futur où les systèmes de santé défaillent. Un texte qui manque de sel. « La bombe à fusion » relève de l’incompréhensible. On se consolera avec l’humour de « La montre à remonter le temps » qui, s’il ne révolutionne pas le thème du voyage dans le temps, dresse le portrait au vitriol d’une famille américaine. Bilan mitigé donc pour ce recueil.

 

 

  

« Le Zahir est, selon le narrateur de Borges, une personne ou un objet ayant le pouvoir de susciter une obsession chez tous ceux qui la voient » - Le Zahir in le recueil L’Aleph – wiki

 

SOMMAIRE

 

- La Boîte infinie 
- La Montre à remonter le temps
- Le Canari rouge
- Un premier avril éternel
- La Bombe à fusion
- Le Village

 

SOMMAIRE VO

 

« The Infinity Box » (1971) nouvelle (1972 Nebula Nomination), « The Time Piece » (1975) nouvelle, « The Red Canary » (1973) nouvelle , « Man of Letters » (1975) nouvelle, « April Fools' Day Forever » (1970) novelette (1971 Nebula Nomination), « Where Have You Been, Billy Boy, Billy Boy? » (1971) nouvelle, « The Fusion Bomb » (1972) novelette , « The Village » (1973) nouvelle , « The Funeral » (1972) novelette (1973 Nebula Nomination)



mercredi 13 septembre 2023

A propos des neuf milliards de noms de Dieu

Une lamaserie tibétaine démarche une société informatique occidentale pour une prestation singulière. Elle entend utiliser la puissance de calcul d’une de leurs machines pour générer tous les mots possibles de neuf lettres moyennant certaines contraintes. Son objectif, trouver le nom de Dieu au risque de faire résonner la Trompette du Jugement Dernier. Aux antipodes des motivations des lamas, les deux opérateurs dépêchés sur place, une fois leur travail effectué, se préoccupent plutôt d’échapper à la possible colère de leur client face à ce qu’ils considèrent comme une supercherie.

 

La science-fiction comme l’explique Jacques Goimard s’accommode fort bien de la religion, de toutes les religions fussent-elles imaginaires. Elle intègre par exemple la thématique post apocalyptique à la vie d’une communauté de moines comme dans Un cantique pour Leibowitz, ou livre une nouvelle interprétation de la vie du Christ à la faveur d’un voyage temporel dans le fameux Voici l’homme de Michael Moorcok. Arthur Clarke fut l’un des plus en vue de ces auteurs avec la nouvelle iconoclaste « L’étoile » dans lequel « l'espérance d'un monde peut être déclenchée par la fin d'un autre » et le spectaculaire texte « Les neuf milliards de noms de Dieu ».

  

Notons une incongruité dans cette short story. L’extinction visible des étoiles décrite par Clarke s’oppose à une vérité scientifique : la vitesse de la lumière n’est pas infinie. Pour qu’une étoile ne soit plus visible, sa lumière ne devrait plus nous parvenir et cela prend … un certain temps. Inversement nous continuons de percevoir la lumière d’étoiles disparues. Mais nous sommes dans un registre divin et comme dit le Créateur de toutes choses sous la plume de Victor Hugo dans Abime « Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de l'ombre. »

 

On trouve trace d’une sorte de métaphysique des nombres dans le roman de Carl Sagan Contact, avec un message enfoui dans le nombre pi. Dans un autre registre la kabbale associe dix énergies, les Sephiroth et les vingt deux lettres de l’alphabet hébreux, à la Création. Plus généralement le nom de Dieu y est associé à l’apparition de l’homme et non à sa disparition. Comme l’exprimait dans une conférence le regretté Josy Eisenberg « Dieu n’a pas besoin de nom, vous n’avez besoin d’un nom que pour vous différencier, or il n’y a pas d’autrui pour Dieu. Le nom de Dieu est une fabrication divine pour permettre à l’espace et au temps d’exister. Le nom de Dieu c’est l’expression divine de sa volonté. Une volonté ne peut s’exprimer que dans un monde fini. Le nom de Dieu est un moyen de communication. Avant le nom de Dieu, il n’y a rien. Création ex nihilo. Pour les Kabbalistes la création du monde n’est pas ex nihilo, c’est le contraire. Nous ne sommes rien c’est Dieu qui existe ». Ce nom va prendre de multiples appellations dont la plus importante est le Tétragramme.

  

Un des plus célèbres kabbalistes Isaac Louria, cité par Josy Eisenberg, donne une vue originale de la Genèse, employant une idée ou plutôt un terme repris dans la théorie de la gravitation quantique, la contraction. Selon celle-ci, qui tente comme la théorie des cordes d’unifier la relativité générale et la description quantique du monde des particules, l’Univers aurait une longévité plus grande que celle prévue par le Big-Bang. On parle alors de Big Bounce. L’Univers aurait connu avant la singularité une ou plusieurs phases d’expansion suivies de contractions ou de rebonds. Isaac Louria utilise l’image mais dans une toute autre acceptation. C’est Dieu, qui en se contractant (le tsimtsoum) laisse place à un vide où se développent les séphiroth ou pour résumer très grossièrement, le monde. Mais voilà qui nous emmène bien loin du texte d’Arthur Clarke.

mardi 12 septembre 2023

Le Temps incertain

Michel Jeury - Le Temps incertain - Ailleurs et Demain

 

 

« Le temps est un milieu indéterminé, sans frontières, qui nous enveloppe. »

Jankélévitch - Entretien accordé à la revue L’Arc 1975

 

 

 



Au XXIe siècle, au sein de l’hôpital Garichangar, des scientifiques ont mis au point un procédé de voyage dans le temps, la chronolyse. L’un d’entre eux, le Docteur Robert Holzac s’apprête à faire un bond en 1966. En absorbant une drogue, le psychronaute intègre l’esprit d’un homme du passé. Cet homme c’est Daniel Dersant un chimiste décédé dans un accident de voiture, accident sur lequel il devra enquêter. Sur place, Holzac devient Dersant mais ce dernier semble également plongé dans une chronolyse. Dès lors la mission se transforme en une errance incontrôlable.


 

Un demi-siècle après sa publication, comment ne pas relire avec émotion la relation que fit Gérard Klein de la lecture du Temps incertain et la découverte de l’écrivain, non pas ce brillant haut fonctionnaire soucieux d’anonymat imaginé par l’éditeur, mais « un paysan sans terre » fils d’un ouvrier agricole vivant modestement dans la dépendance d’un château en Dordogne. Il avait auparavant rédigé plusieurs autres ouvrages de science-fiction sous le pseudonyme d’Albert Higon, mais Le Temps incertain publié sous son nom véritable fera date. Il se tournera ensuite vers l’écriture de romans de terroirs à succès sans renoncer totalement à l’imaginaire. « Plus on a de racines, plus on développe des branches » dirait un chanteur corse … Klein, dans cette même préface au Livre d’or, explicite une analogie avec Le Nouveau Roman et notamment La maison de rendez vous d’Alain Robbe-Grillet. Le temps a passé, et sans entrer dans le vif du sujet, la plaidoirie de l’auteur des Seigneurs de la guerre rappelle les efforts de légitimation de la science-fiction accomplis à l’époque par l’essayiste et d’autres figures notoires.


 

Qu’est ce donc que ce roman ? Une œuvre Dickienne. Des univers alternatifs, un personnage, Dersant, pas vraiment à l’image des misfits du grand romancier américain mais sur la touche, une entreprise qui tente de s’emparer des carrefours du Réel. Le récit s’organise autour d’une boucle temporelle récurrente ; Dersant se rend en voiture à l’usine de Choisy pour rencontrer un des postulants à la direction de l’entreprise Séac, lorsqu’un certain Forester tente de lui barrer le chemin. Chaque séquence diverge subtilement au fil d’une lutte renouvelée entre les autorités de Garichangar et l’Impérium. Pire, Dersant se découvre de nouvelles identités.


 

Jeury ne le cède en rien à Philip K. Dick dans ce délire subtilement organisé. Il cite d’ailleurs le Maitre, dans une épitaphe qui donne la clef du roman « chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création ». C’est la solution imaginée par Jacques Bergier pour résister à l’horreur des camps nazis déclarait dans une conférence à Sèvres Joseph Altairac : se réfugier dans un temps autre. Michel Jeury s’en est peut-être inspiré.


jeudi 7 septembre 2023

Suttree

Cormac McCarthy - Suttree - Points

 

 



Sorti de prison après une participation mineure dans un casse, Cornélius Suttree se réfugie dans une barge sur la rivière Tennessee dans la banlieue de la cité de Knoxville. Il mène une vie de marginal survivant misérablement de quelques pêches. Ils sont quelques-uns à errer ainsi dans ce paysage de friche industrielle d’où émerge un entrepôt ferroviaire. Les incursions dans la ville aboutissent à des bars et des soûleries. Qui est Suttree ? McCarthy laisse filtrer très peu de choses en six cents pages : un rejeton issu d’une famille honorable, sa propre famille qui le chasse de l’enterrement de son propre fils, une liaison tragique … L’esprit de Suttree est à l’image de ces fleuves boueux, eaux mortes et tourbillons profonds. Il s’identifie à la léthargie pourrissante des lieux. Son existence s’accommode de l’imprévoyance des courants, de projets avortés, mais c’est aussi un homme de rupture, un fugitif, poursuivi par quelque Artémis vengeresse ou ses propres fantômes - comme le révèlent les dernières pages.

 

Suttree se situe dans le prolongement de L’ obscurité du dehors, caractéristique du mouvement littéraire Southern Gothic, avant le basculement de Méridien de sang et l’émergence de westerns sauvages et d’un style lyrique élargissant encore la patte métaphorique et mystique de l’auteur. Au chapitre des allégeances, Huckleberry Finn vient bien sur à l’esprit, mais les premières œuvres de Faulkner s’avèrent prégnantes comme en témoigne cet extrait du Hameau : 

« Il remarque alors le retour de ce qu’il a découvert pour la première fois trois jours auparavant : que l’aurore, la lumière, ne vient pas du ciel sur la terre mais est produite par la terre elle-même, comme si elle soupirait. Sous la voûte tissée par les racines aveugles des herbes et des arbres, dans les ténèbres aveugles des dépôts vaseux et des riches détritus du temps, dans le royaume des vers anonymes et toujours en appétit et dans l’inextricable enchevêtrement des os connus — ceux d’Hélène de Troie et des nymphes, des évêques mitrés ronflant, des sauveurs, des victimes et des rois — l’aurore s’éveille, s’infiltre vers la surface, se fraie un passage à travers d’innombrables canaux rampants (…) puis, s’aventurant plus haut, rampe le long des troncs aux écorces ridées, le long des branches, d’où, soudain, plus forte, de feuille en feuille, et se dispersant avec une soudaine rapidité, mélodieuse de toutes les gorges ailées et rutilantes, elle éclate dans l’air et emplit le néant terrestre de la nuit d’un coup de tonnerre couleur jonquille. Faulkner - Le Hameau »

 

« L’enchevêtrement des os ». McCarthy va développer cette idée tout au long du roman créant une scénographie inspirée des toiles de Jérôme Bosch. La putrescence, celle des objets de consommations, des rejets humains de toutes sortes, des entrailles des produits de pêche, coexiste avec la vie. On ne se lasse pas aussi des descriptions fluviales. Au-delà des réminiscences cinématographiques d’un Renoir, l’écrivain montre que le Réel est inépuisable. Le tableau est égayé par quelques personnages dont Gene Harrogate « rat des villes » pour lequel il éprouve une affection filiale, malgré des projets insensés qui conduisent invariablement le jeune homme au pénitencier. Les échanges sont courts - y compris dans les scènes de beuverie - comme dans La Route.

 

Le préambule de quatre pages, que l’on pourra lire ici rappelle que McCarthy comme Lovecraft est originaire de Providence. N’y manque que l’apparition d’une créature d’outre-monde. Lovecraftien aussi ce délire cosmologique de Suttree alors gravement malade en fin de récit : « Son décentrement astronomique le situait au-delà du décalage vers le rouge et il s'interrogea sur la géographie de ces espaces et sur la manière dont le monde s'engrène avec le monde qui est au-delà du monde ». Mais voici le préambule de ce roman qui avec Méridien de sang et De si jolis chevaux chapeaute l’œuvre du grand auteur américain.

 

« Cher ami, maintenant qu'aux heures poudreuses et sans horloge de la ville les rues s'étirent sombres et fumantes et fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les sans-logis ont échoué à l'abri des murs dans des ruelles ou des terrains vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres environs, en ces conduits de brique pavés ou laqués de suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les portes des caves, nul être ne marchera hormis toi.

D'antiques murs de pierre, que les intempéries n'ont pas ! fouaillés logeaient dans leurs strates des os fossiles, des scarabées de calcaire froissés au fond de cette mer intérieure disparue. Des arbres frêles et noirs de l'autre côté de ces grilles là-bas où les morts ont leur métropole en miniature. Etrange architecture de marbre, stèle et obé­lisque et croix et petites dalles usées par la pluie où les noms s'estompent avec le temps. Terre regorgeant des chefs-d'œuvre du fabricant de cercueils, les os pulvéru­lents et la soie gâtée, le linceul souillé de charogne. Là-bas sous la lumière bleutée du réverbère les rails du trolley filent dans le noir, incurvés tels les ergots du coq dans la pénombre de chrysocale. L'acier exsude la chaleur du jour, on la sent à travers la semelle de ses souliers. Au-delà de ces murs d'entrepôts ondulés le long de petites rues sablonneuses où des autos éviscérées languissent sur des socles de parpaings. A travers des labyrinthes de sumac, de phytolaques et de chèvrefeuilles flétris donnant m les remblais d'argile striés du chemin de fer. Vrilles grises qui s'orientent vers la gauche en cet hémisphère nord ; ce qui les tord façonne aussi la coquille du buccin Hautes herbes jaillies du mâchefer et de la brique, y bulldozer cabré en un solitaire abandon contre le ciel nocturne. Traverse ici. Par les cœurs de croisement et les éclisses où les locomotives crachent tels des lions dans r obscurité du dépôt, Vers une ville plus obscure, au-delà des réverbères aveuglés à coups de pierres, au-delà des cabanes de guingois qui fument et des chiens de faïence et des pneus badigeonnés dans lesquels poussent des fleurs salies, Le long du pavé raviné, le lent cataclysme de l'abandon, les fils qui font ventre de poteau en poteau entre les constellations, d'où pendent ficelles de cerf-volant, bolas faits de bouteilles entravées ou jouets d'enfants plus jeunes. Campement des damnés. Alentours où peut-être de suppurants lépreux rôdent sans clochette. Au-dessus de la chaleur et de l'improbable silhouette de la ville une lune cuivrée s’est levée et les nuages filent devant elle pareils à de l’encre diluée. Les immeubles plaqués sur la nuit for­ment un rempart à un monde plus lointain, abandonné, aux projets oubliés. Des paysans arrivés de loin avec de la terre sous leurs souliers restent assis au marché à longueur de journée muets comme des carpes. Cette ville construite en dehors de tout modèle connu, architecture bâtarde, catalogue des œuvres humaines, condensé d'aberration, de désordre, de folie. Un carnaval de formes dressées dans la vallée qui a tari la sève de la terre à des lieues à la ronde.

Murs d’usines en briques sombres et vétustes, rails d’une voie de desserte envahie d’herbes folles, un écoulement bleu fétide dans lequel dansent les noirs filaments de déchets sans nom. Plaques de tôle parmi les carreaux dans les huisseries de fenêtres rouillées. Un croissant de lune grimace dans le globe du réverbère là où une pierre a frappé et par cette ouverture s'écoule vers le sol à travers la perpétuelle spirale d'insectes montant vers les nues une pluie fine et régulière des mêmes formes roussies et sans vie, 

Ici au confluent du ruisseau, les champs dévalent vers la rivière, la boue dans laquelle une multitude de rigoles dessine un delta révélant des os et d'infects déchets tapis dans d'épaisses alluvions, un varech de cageots et, de condoms et de pelures. Vieilles bottes de conserve, vieux bocaux et objets domestiques déglingués pointent du bour­bier fécal des marécages comme des repères dans les vallées sans chemins de la démentia praecox. Un monde delà de toute imagination, malveillant et tangible et dissocié, les vieilles ampoules grillées, polypes tondus opalescents couleur de crâne ballottant aveuglément au fil l’eau et des yeux d'huile fantomatiques et çà et là les fumes échouées et nauséabondes d'humains, fœtus bour­souflés comme des oisillons aux yeux de lune et bleuâtres ou d'un gris éteint. Plus loin dans l'obscurité la rivière coule en un suintement paresseux vers des mers méridio­nales, s'échappant des cultures de maïs couchées par la pluie et des méchantes récoltes et des jardins limoneux des métayers du Nord, creusant son chemin comme la poussière d'os, lourde du passé, rêves épars dans l'eau en quelque sorte, rien n'étant jamais perdu. Les barges oscil­lent sur leurs amarres. La boue de morte-eau le long de la rive s’ étale, côtelée et luisante, telle la flèche caverneuse de quelque animal monstrueusement enfoui et, au-delà, la campagne s'éloigne vers le sud et les montagnes, là où les chasseurs et les bûcherons dormaient jadis dans leurs bottes à la lueur mourante de leurs milliers de feux et pour­suivaient leur chemin, antiques aïeux teutoniques aux yeux ignés par la lumière visionnaire d'une massive avidité, vague après vague de brutalité et de démence, leurs cervelles garnies d'équivalents sans traces de tout ce qui fut, maigres Aryens avec leur recueil sémitique abrogé ranimant les drames et les paraboles qui s'y trouvent, et indifférents, et pâles, avec une nostalgie que rien, sinon le retour complet des ténèbres ne pourrait apaiser.

Nous voici arrivés dans un monde au cœur du monde.

Dans ces étendues autres, ces hostiles cloaques et friches interstitielles que les justes voient du train ou de voiture rêves d'une autre vie. Contrefaits ou noirs ou détraqués fuyards de tout ordre établi, étrangers en tous pays.

La nuit est calme. Comme un camp avant la bataille. La ville assaillie par une chose inconnue qui viendra de la forêt ou de la mer ? Les sentinelles ont fortifié le palis, les portes sont fermées, mais hélas la chose est à l'intérieur, en devinez-vous la forme ? En devinez-vous la prison ou l'em­preinte du visage ? Est-ce une tisserande, sanglante navette lancée à travers une dimension du temps, une cardeuse d’âmes dans la trame du monde ? Une chasseresse avec des chiens, ou bien des haridelles squelettiques tirent-elles son charroi funèbre par les rues, et annonce-t-elle son commerce à chacun ? Cher ami, il ne convient pas de s'ap­pesantir sur elle car c'est justement ainsi qu'elle est invitée à entrer.

Le reste en effet n'est que silence. Il s'est mis à pleuvoir. Une fine pluie d’été, on l’aperçoit tombant à l’oblique dans les lumières de la ville. La rivière s'étire dans un graal de quiétude. D'ici sur le pont, le monde en dessous semble un don de simplicité. Curieux, rien de plus. En bas, dans des cryptes de lumière tombée un chat s'évapore de pierre en pierre sur les pavés ronds d’un noir liquide et reliés en prestes antipodes d’un côté à l'autre de la rue obscurcie de pluie pour disparaître, chat et contre-chat, dans les chan­tiers défoncés au-delà. Pâle éclair d'été loin en aval Un rideau se lève sur le monde occidental, Une fine pluie de suie, d'insectes morts, de petits os anonymes. L'assis­tance attend enveloppée d'une toile de poussière. Dans les orbites vidées du crâne du crane de l’interlocuteur dort une araignée et les ruines articulées du bouffon pendu se balancent, agitées par les mouches, pendule d'os en habit bigarré. Des silhouettes à quatre pattes vont et viennent sur les planches. Les formes plus primitives survivent. »


lundi 4 septembre 2023

Le Monde Englouti/Sécheresse

J. G. Ballard - Le Monde Englouti/Sécheresse - Denoël Lunes d’encre

 

  

Rédigée jadis en avril 2008 pour un site défunt , je réédite cette chronique telle quelle, avec ses insuffisances et ses rêveries picturales.

 



 

Gilles Dumay réédite en un volume deux romans de JG BALLARD, Le Monde Englouti et Sécheresse, initialement parus dans la collection « Présence du futur ». Ils bénéficient d’une nouvelle traduction due à Michel Pagel. Rédigés au début des années 60, ces volumes constituent avec La Forêt de Cristal et Le vent de nulle part un cycle des apocalypses qui a pour cadre les quatre éléments.


APOCALYPSES

Le lecteur néophyte des œuvres de l’écrivain anglais et qui a en mémoire le film The Day after sera nécessairement surpris par le traitement onirique et poétique de cette thématique.
En effet, BALLARD rompt les amarres avec les lois du genre : pas de Cassandre annonciatrice de la catastrophe, pas de scènes de déluges ou de glaciations, pas de terre promise à un petit nombre d’élus. Dans ces histoires de fin de monde, les personnages baignent dans une stase temporelle, indifférents à l’impératif de survie. Ils ne s’opposent pas à leur nouvel environnement, ils s’y installent. Leurs motivations nous semblent incompréhensibles. Cette rupture est d’autant plus remarquable qu’elle correspond au début de la carrière littéraire de l’auteur de Empire du soleil. Difficile de trouver un point d’inflexion initial dans cette bibliographie, un « avant » et un « après » comparativement à l’oeuvre d’un SILVERBERG par exemple. BALLARD innove et continuera d’innover par la suite avec La trilogie de béton.

 

RETOUR AU TRIAS

Le Monde Englouti est des deux romans le plus accessible. On y trouve une jungle aquatique située dans un Londres noyé sous les eaux, il y fait rarement moins de 37 degrés (page 26) et une certaine Béatrice Dahl se bronze sur les terrasses émergées du Ritz. Plus sérieusement, dans un proche avenir, une série continue d’éruptions solaires affaiblit la ceinture de Van Allen et provoque une élévation de température puis une fonte des glaces ayant pour corollaire une montée gigantesque du niveau des mers. Dans les lagunes et lacs nouvellement formés au dessus de Londres se sont amarrées une station scientifique et une base militaire.


Trois personnages principaux s’y côtoient : le colonel Riggs, élément rationnel du récit qui tente de maintenir l’ordre antérieur, le biologiste et médecin Kerans puis Strangman pilleur d’épaves, personnage fou. Lorsque le militaire part vers des contrées plus hospitalières en raison de l’élévation continue des températures, Kerans, mu par d’obscures motivations décide de ne pas l’accompagner. C’est le début pour ce dernier d’une longue dérive mentale. Riggs, Kerans, Strangman, nous voici plongés dans un triptyque freudien : le surmoi, le conscient, le ça. Le départ de Riggs coïncide d’ailleurs avec l’arrivée de Strangman et l’affaiblissement moral du biologiste.


Les éléments internes de l’intrigue, à savoir l’évolution psychique de Kerans, prennent progressivement le pas sur les éléments externes, le décor triassique devient l’image d’un paradis amniotique, une forme de conscience biologique se substitue à la conscience morale.
Tout ceci est magnifié par l’écriture de BALLARD tout en ors et en verts. L’affrontement final entre Kerans et Strangman (qui détient la vérité de la jungle ?) est digne d’un Apocalypse Now.


SÉCHERESSE, UNE INTRIGUE PLUS TÉNUE

 
L’activité industrielle humaine a eu pour conséquence de recouvrir la surface des océans d’une pellicule grasse qui contrarie l’évaporation de l’eau et la formation de pluie. L’Europe se transforme progressivement en désert. Près du village de Hamilton, le docteur Ransom attend tranquillement la fin du monde dans sa péniche, péniche qui bientôt ne lui sera plus d’aucune utilité puisqu’ aussi bien le fleuve que le lac sont en cours d’assèchement. Les réserves d’eau baissant il se rend à Hamilton puis dans la ville de Mount Royal. C’est le début d’une errance en compagnie d’un jeune homme Philip Jordan et d’une zoologiste, qui aboutit sur une plage.


Peu de péripéties dans ce roman, si ce n’est la description de personnages pittoresques comme le révérend Johnston qui tente d’enrayer la fuite des habitants de Hamilton ou de Jonas, pêcheur illuminé, à la recherche d’un nouveau fleuve. Le roman, un petit plus long que le précédent, est découpé en de courts chapitres qui ont pour effet de briser la continuité narrative en de multiples instantanés et suggèrent un univers pictural.


LES MONTRES MOLLES DE DALI

Cette toile de peinture n’est pas la seule citée dans Le Monde Englouti et Sécheresse. Mais elle illustre bien les deux thèmes qui sous-tendent la narration : une réflexion sur le Temps, une démarche picturale.

Les montres molles - Dali


Le Monde Englouti décrit une involution. La faune, la flore ressuscitent la période géologique du Trias, une forme de conscience primitive envahit l’esprit des personnages. Ce thème sera repris par BALLARD dans plusieurs nouvelles dont celles présentes dans les recueils La plage ultime ou Mythes d’un futur proche.
Sécheresse met en scène une stase temporelle. Le fleuve asséché constitue la métaphore de l’arrêt de l’écoulement du temps. Les liens sociaux disparaissent, de petits groupes humains se forment autour des rares points d’eau. La plage où s’entassent les foules qui tentent de distiller l’eau de mer symbolise aussi la dernière frontière, celle qui nous sépare d’un très lointain passé amphibien.

The Eye of the Silence - Max Ernst

 

D’autre part les références picturales sont multiples : Dali, Delvaux, Max Ernst, Tanguy, autant de peintres recensés par Ballard. Ainsi The Eye of Silence de Max Ernst illustre bien une caractéristique commune aux deux romans : la fusion des personnages et de leur environnement. Jour de lenteur de Tanguy, cité dans Sécheresse évoque tout aussi bien le fond d’une mare luisante ou émergent poissons morts et objets divers qu’une dune de sable dans laquelle s’enlisent des êtres mystérieux. Les courts chapitres de Sécheresse sont comme autant de toiles imaginaires aux titres surréalistes : « Le cygne agonisant », « Le lion blanc » … Les lire équivaut à commenter une peinture.

Jour de lenteur - Tanguy

 

On attend avec impatience la réédition de La Forêt de Cristal [qui sera effective quelques mois après cette chronique], afin de compléter cette sublime trilogie, en espérant, qui sait un jour, la parution du Vent de nulle part.


samedi 2 septembre 2023

Un océan de rouille

C. Robert Cargill - Un océan de rouille - Albin Michel Imaginaire/Le Livre de Poche

 

 

Quinze ans après l’élimination du dernier être humain, les machines luttent entre elles pour la domination de la Terre. Des Unités Centrales gigantesques nées de la fusion mémorielle d’innombrables robots, tentent de récupérer les derniers individus isolés, tout en en s’affrontant entre elles. Sanctuarisées dans des structures de la taille d’un immeuble, elles dépêchent des émissaires appelés facettes, chargées de détruire ou d’intégrer à la Ruche les derniers récalcitrants. Le roman s’attache aux pas d’une de ces entités, Fragile. Elle erre dans l’Océan de Rouille, une zone désertique d’environ trois cents kilomètres dans la Rust Belt qui traversait autrefois le Michigan et l’Ohio. C’est là qu’échouent les robots en fin de vie dont elle récupère les composants les plus précieux pour en faire le troc ou les stocker comme pièces de rechange. Certains de ses congénères ont encore moins de scrupules et l’un d’entre eux la prend en chasse.

 

Un récit dont le personnage principal est un robot : on ne s’y attendait plus tant le cinéma a phagocyté le thème à partir des années 80, saturant notre imaginaire de ses codes, de ses tropes, de ses effets spéciaux, avec de récentes et intéressantes surprises comme les androïdes de la série TV Real humans : 100% humans. Comment innover désormais, littérairement parlant ? La nouvelle « Père » de Ray Nayler publiée en 2022 contournait l’obstacle en proposant un texte nostalgique évoquant l’Age d’or des Simak et Bradbury. C. Robert Cargill n’en a cure et propose un page-turner orienté action-baston avec une intrigue secondaire dévoilant les années de jeunesse de Fragile, l’existence aux côtés de ses vénérés maitres, et les évènements ayant successivement conduit les machines à s’affranchir des Trois Lois de la robotique énoncées par Asimov puis à massacrer les humains dont elles furent les serviteurs. On veut bien croire à l’espoir suscité par TACITUS face aux infernales Unités Centrales CISSUS et VIRGIL prêtes à dévorer l’Univers comme La Mort Vivante imaginée par Wul, mais les remords de Fragile (quel drôle de nom) soulèvent des questions. Il y a des atrocités qui inhibent l’utilisation de certains mots. Postulons plutôt pour la bipolarité d’un robot oscillant entre gamins passés au lance-flamme et sentimentalisme Vernien (1).

  

Qu’importe. Après tout ce cross over entre Terminator et Mad Max, pour reprendre l’expression de l’Epaule d’Orion, remplit son rôle. Bien fagoté, distrayant, avec un final en point d’interrogation, Un océan de rouille bénéficie non pas d’une suite, mais d’un prequel Jour Zéro, qui vient de paraître chez Albin Michel Imaginaire.

 

 

(1)   Allusion au roman de Jules Verne, Le Rayon vert.


mardi 15 août 2023

Gentleman Junkie

Harlan Ellison - Gentleman Junkie - Les Humanoïdes associés

 

 

Second recueil de nouvelles publié par Les Humanoïdes associés en 1979, Gentleman Junkie explore les premières incursions dans l’écriture d’Harlan Ellison à la fin des années 50 et au début des années 60. Mis à la porte de l’université pour Dieu sait quelles raisons il exerce à New York divers petits métiers et se met à écrire comme un fou bien décidé comme Robert Silverberg à vivre de sa plume. Gentleman Junkie est un point de bascule, celui où la vocation d’écrivain a pris le pas sur l’antimatière : un mariage raté, l’endettement, les nuits sans fin.

 

Sex, drug and rock and roll jazz. Même si l’auteur n’a pas entièrement succombé selon ses dires à la sainte trinité de la beat generation, les histoires d’Ellison racontent tout cela. La science-fiction ne figure pas ici au menu, et l’ensemble dresse le panorama d’une Amérique violente, raciste, déboussolée. C’est loin d’être son meilleur ouvrage. Mais même si le fond pèche par manque de consistance, le style emporte l’adhésion. Qui pourrait démarrer par une entame comme celle-ci :

« Sans forme, créature au cœur battant faite uniquement de sensibilité et d'instinct, j'avais traversé ma vie à la nage dans une mer aussi noire que les motivations m'ayant animé... La logique, la raison, étouffées dès ma naissance, ont joué un rôle vraiment infinitésimal dans mes actes, et je ne peux même pas dire qu'elles m’ont permis de quitter le port avec la bonne marée. Ballotté, à la dérive. Et une fois ou deux je me suis même collé à une autre entité dans cet océan sans lumière, je lui ai sucé tout ce qu'elle avait et suis reparti flotter ailleurs. Si je savais, si j'avais la moindre idée du pourquoi — pourquoi je fais ce que je fais pourquoi un homme moi (et Dieu sait que je suis loin d'être idiot) ne peut trouver ni boussole ni morale — cela me sauverait peut-être de demain. A partir de ce soir, il vaut mieux que je reste tranquille. Mais ce soir a commencé il y a trois jours, et demain est aussi inévitable que la façon dont tout a démarré. »


 

Qu’extraire ? L’introduction qui détaille les premières lignes de cette fiche, « La vérité », incursion dans le monde du jazz, « Daniel Blanc pour la bonne cause », sacrée histoire de bouc-émissaire dans la lignée de « Ceux qui partent d’Omélas » d’Ursula Le Guin ou de « La loterie » de Shirley Jackson mais dont l’intensité évoque le film Dans la chaleur de la nuit. Le sexisme fait son apparition dans la touchante nouvelle « Il y en a une dans chaque campus ». Il y a un peu de Jack Barron et l’éternité et Good morning Vietnam dans le réussi « Jacky à l’antenne, bonsoir », numéro d’équilibriste d’un animateur radio qui tourne mal. « Entre le fanatique, à l’avant-scène » aurait mérité un traitement plus long. C’est ce qu’a réalisé sur un thème similaire Stephen King avec La tempête du siècle. « Plus de quatrième commandement » est un mauvais titre, VO incluse. « Honore ton père et ta mère » aurait été plus simple. Il y a des conflits familiaux dont on ne se débarrasse jamais, même après la mort de leurs acteurs. Ellison est un des auteurs qui parle le mieux de l’enfance comme en témoignait ailleurs « Toute une vie, dont une enfance pauvre » dans l'anthologie La frontière Avenir de Henry-Luc Planchat


 

Il se murmure chez l’éditeur Le Bélial’ qu’un Dangerous Visions pourrait être mis en chantier à une échéance non définie. Tant mieux. Sans Ellison, on s’ennuie dans le Landerneau littéraire.



SOMMAIRE

- La Chute (Final Shtick, 1960)

- Gentleman Junkie (Gentleman Junkie, 1961)

- On peut dire un petit mot ? (4 déclarations de la Génération Baillonnée) (May We Also Speak?, 1961)

- Daniel Blanc pour la bonne cause (Daniel White for the Greater Good, 1961)

- Marquise... Marquise... (Lady Bug, Lady Bug, 1961)

- En prime avec ce paquet ! (Free With This Box!, 1958)

- Il y en a une dans chaque campus (There's One on Every Campus, 1959)

- Sur les cimes de l'aveuglement (At the Mountains of Blindness, 1961)

- Jacky à l'antenne, bonsoir (This is Jackie Spinning, 1959)

- Ce n'était pas un jeu pour les enfants (No Game for Children, 1959)

- Feu Arnie Draper le Grand (The Late, Great Arnie Draper, 1961

- High Dice (High Dice, 1961)

- Entre le fanatique, à l'avant-scène (Enter the Fanatic, Stage Center, 1961)

- A chacun selon sa faim (Someone is Hungrier, 1960), )

- Souvenir d'une trompette bouchée (Memory of a Muted Trumpet, 1960)

- Autoroute (Turnpike, 1961)

- Sally dans notre allée (Sally in Our Alley, 1959)

- Le Silence de l'infidélité (The Silence of Infidelity, 1957)

- Cool, mec ! (Have Coolth, 1959)

- B.P. 02 (RFD #2 [For Service Rendered], 1957)

- Plus de Quatrième Commandement (No Fourth Commandment [Wandering Killer], 1956)

- La Nuit des terreurs délicates (The Night of Delicate Terrors, 1961)


samedi 5 août 2023

Notes de ma cabane de moine

Kamo No Chômei - Notes de ma cabane de moine - Le bruit du temps

 

 

 

 

Quelques mois après la création de ce blog en 2011, je rendais compte de la lecture d’un livre de Sylvain Tesson Dans les forêts de Sibérie, récit d’une échappée solitaire en Russie et miroir, tel était mon sentiment à l’époque, de ma propre condition : « Alimenter – ici le mot paraît usurpé – un blog tient du journal d’ermitage. Enfermé dans une cabane à deux dimensions apparemment sans issue, mais dissimulant une fenêtre pouvant s’ouvrir potentiellement à des milliers ou millions d’observateurs, le rédacteur couvre en solitaire les murs de sa prison de hiéroglyphes et s’autorise quelques échappées via des liens hypertextes dans le monde extérieur c'est-à-dire le Web.

L’autre, l’espace réel, l’espace de liberté, s’amenuise progressivement. Les jeunes générations l’ont compris qui explorent des territoires vierges dans les mondes virtuels, jeux vidéo, web, simulations en tout genre. Seulement voilà, dans la Toile le regard s’inverse, l’ermite devient paysage. » (1)

 

N’exagérons rien, ni retraite, ni ermitage, La sortie est au fond du web, titre inspiré d’un livre de Jacques Sternberg, est un espace monologique - nonobstant d’épisodiques fugues dans des forums - enrichi de quelques présences amicales. L’Histoire regorge de vrais anachorètes, certains moins connus que d’autres. C’est le cas du japonais Kamo No Chômei dont il nous reste quelques écrits dont le petit opus Notes de ma cabane de moine datant de 1212. Fils d’un prêtre shintô de la cour impériale, il n’obtint pas à la mort de celui-ci la position sociale espérée et fit son deuil de l’héritage des fonctions paternelles et des profits matériels associés, de la nomination comme membre d’un Bureau de la Poésie créé par l’Empereur, ou de l’attribution d’un poste de desservant d’un prestigieux sanctuaire religieux. Déboires successifs dus non pas à une quelconque disgrâce mais aux obscurs rouages d’une administration tatillonne. Sans doute, nous dit l’orientaliste Jacqueline Pigeot, à qui l’on doit ces précisions biographiques et une étude érudite de l‘œuvre en postface, sans doute faut-il trouver dans ces vicissitudes le chemin de la réclusion monacale. Pour reprendre les mots de Roland Barthes dans sa préface à La vie de Rancé de Chateaubriand : « Celui qui abandonne volontairement le monde peut se confondre sans peine avec celui que le monde abandonne ». Agé de trente ans, Chômei migre de cabanes en cabanes de plus en plus rudimentaires tout en se dépouillant du passé. Il mourra quatre ans après la rédaction de son petit opuscule, vers la soixantaine.

  

Les Notes, d’une trentaine de pages, déploient deux thèmes, celui de l’impermanence et celui de la recherche du bonheur dans la solitude. L’auteur, témoin du désordre du monde évoque les incendies successifs qui détruisirent partiellement Kyoto, les épidémies, les séismes. Le ciel bouddhique étant vide (2), nulle colère ne peut s’exercer à son encontre comme en fit l’exercice Voltaire dans Le tremblement de terre de Lisbonne. Mais le déchainement des forces naturelles n’est pas seule cause du malheur des hommes. La domination des uns, la sujétion des autres engendrent crainte et avidité et pervertissent leurs rapports. Chômei fuit les contingences humaines au contact de la nature : « L’aigle de mer vit sur les plages désertes ; la raison en est qu’il craint les hommes. Pour moi il en est de même. ». Comme Robinson Crusoe il est sa propre société : « Si par une soirée tranquille, à ma fenêtre, je pense à de vieux amis tout en contemplant la lune, et si j'entends les cris du singe, je mouille ma manche de mes larmes. Lorsque, sur les buissons, je vois des vers luisants, c'est comme si j'apercevais au loin les feux de pêche de Makishima, et le bruit de la pluie matinale ressemble bien à celui du vent qui secoue les feuilles des arbres. Quand j'entends l'appel des faisans, j'ai l'impression d'entendre mon père ou ma mère, et si je constate que même les cerfs des sommets de la montagne s'approchent tout près de moi sans crainte, je comprends à quel point je suis loin du monde. Quand je m'éveille et ranime le feu qui couvait sous la cendre, j'y vois comme un compagnon fidèle de mes vieux jours. Je ne suis pas dans une montagne bien terrible ni déserte, mais alors que la simple voix du hibou suffirait à m'émouvoir, que dire de ces paysages de montagne, infiniment variés selon les saisons ! Il faut ajouter que l'intérêt d'une pareille vie ne pourrait que s'accroître encore pour quelqu'un qui appro­fondirait ses pensées et essaierait d'acquérir un savoir profond ». Même si l’on prend acte du rapprochement effectué par Paul Claudel entre les écrits du moine et Walden ou la Vie dans les bois de Thoreau, on ne saurait écarter le cheminement spirituel de Chômei, celui de l’amidisme, un bouddhisme répandu surtout en Chine et au Japon, assimilé aussi au Grand Véhicule où l’état d’éveil se double d’une compassion universelle. Il existe plusieurs traductions de haute volée des Notes de ma cabane de moine. Celle du Révérend Père Sauveur Candau allie élégance et clarté. Pas étonnant que ce petit volume prenne rang parmi les livres de chevet. Oui nous sommes écume dans le Fleuve du Temps.

 

  

 

(1)   Je ne saurais trop recommander le livre de l’amiral Bird, Seul, extraordinaire expérience de survie en Antarctique, dans laquelle l’Homme se confronte au Cosmos

.

(2)   Encore que le concept amidiste de Terre pure évoque une forme de Paradis.


jeudi 3 août 2023

Hier, les oiseaux

Kate Wilhelm - Hier, les oiseaux - Le Livre de Poche

 

 



Il était une fois un monde à l’agonie… sécheresses et inondations se succèdent, la radioactivité et la pollution mettent à bas les récoltes, les populations commencent à décliner. Alors qu’il revient d’Harvard pour fêter Thanksgiving dans la grande ferme familiale virginienne, le jeune David apprend que son richissime grand-père a entrepris de transformer le domaine en un hôpital et un laboratoire de recherche. L’aïeul Sumner, persuadé de l’effondrement prochain d’Etats imprévoyants, décide d’édifier une arche de Noé scientifique. Au cœur de son projet, le clonage d’êtres humains destiné à enrayer la disparition de l’Humanité.

 

Sans doute un des livres les plus connus et primés de Kate Wilhelm, Hier, les oiseaux reprend une thématique abordée aussi en son temps par sa contemporaine Alice Sheldon (James Tiptree Jr) dans la novella Houston, Houston, me recevez-vous ? La réédition en Poche de 2018 gratifie le lecteur d’une illustration de couverture de fort mauvais goût et d’une coquille monumentale sur la première page. Le récit et la qualité d’écriture de l’auteure effacent bien vite ces premières impressions ; la première partie tout à fait remarquable s’attache à la création de l’arche. David, comme chacun des autres scientifiques constate au fil des années l’émergence et la prise de pouvoir de ses clones et la mise à l’écart des fondateurs.

 

Sumner a réussi son entreprise, mais à quel prix ? Ses créations fonctionnent sur le mode de la ruche. Le collectif prime sur l’individu. « Telle était la loi ». Wilhelm et la traductrice Sylvie Audoly retrouvent les commandements du Docteur Moreau imaginé par Wells. Mais cette fois l’humain d’avant l’apocalypse n’est plus le modèle à suivre. La nouvelle humanité aura-t-elle pour autant les capacités de fonder une nouvelle civilisation sur les ruines de l’ancienne ? Peut-on juguler le processus évolutif ? Au prix de quelques lenteurs l’auteure répond dans les deux parties suivantes.

 

Malgré les ans et un thème ancien, cet ouvrage qui oscille entre Les coucous de Midwich, et Le temps des changements, témoigne une fois de plus des qualités littéraires de Kate Wilhelm.


jeudi 27 juillet 2023

Six récits au fil inconstant des jours

Shen Fu - Six récits au fil inconstant des jours - Libretto

 

 

Sensibilisé par une recension très favorable du site Blogger in fabula et me remémorant quelques belles incursions récentes en littérature chinoise, j’ai plongé à mon tour dans cette autobiographie d’un lettré originaire de Suzhou qui vécut entre 1763 et 1825 et occupa de façon intermittente des emplois administratifs dans diverses préfectures ou sous-préfectures. La quatrième de couverture semble assimiler Suzhou et Changzhou, mais il semble bien qu’il s’agisse de la première, une ville parcourue de canaux et présentée par mon guide d’alors en 1998, comme une Venise chinoise où un Gand extrême-oriental. Aujourd’hui ses berges se sont embellies à la faveur de l’emballement touristique et du boom économique de l’Empire du Milieu. Elle conserve ses anciennes maisons de mandarins dotées de jardins magnifiques et cet ensemble fait écho aux fleurs, aux arbres, aux paysages évoqués par Shen Fu dans son ouvrage.

 

Des six récits d’origine, nous sont parvenus les quatre premiers publiés en 1877. Le premier relate les souvenirs heureux d’une vie conjugale, le second les souvenirs non moins exquis d’une existence oisive, le troisième le temps des épreuves et le quatrième les errances au fil des diverses affectation administratives de Shen Fu. La perte des derniers écrits attriste car elle prive le lecteur des ultimes réflexions d’un être délicat et courageux qui affronta courageusement son Destin. Ce qui nous est parvenu contente amplement et nous conforte dans l’idée que l’esprit traverse le Temps et la distance. Ecoutons Li Bai, son poète préféré suggérer comme Calderón de la Barca que la vie est un songe ou l’auteur reprendre les mots de Rutebeuf pour évoquer les amis dispersés par le vent. Au début du chapitre 3, il écrit que ses malheurs sont venus de sa disposition à suivre les élans de son cœur, à respecter la parole donnée et à s’exprimer sans détours, reprenant pratiquement les propos d’un promeneur solitaire nommé Jean-Jacques Rousseau, son quasi contemporain à l’autre bout de la Terre. Leurs quêtes du bonheur pourraient faire l’objet d’une étude comparée.

 

Le succès de l’ouvrage tient d’abord au sens de l’observation. Dans son enfance, se tenant à plat ventre, Shen Fu aimait observer les déambulations des insectes dans les herbes du jardin paternel, les comparant à des animaux fantastiques évoluant dans des forêts imaginaires. Plus tard, il relate son quotidien avec un œil d’entomologiste, se mettant à hauteur de son sujet. Nous découvrons la structure patriarcale d’une famille chinoise sous la dynastie Qing, leurs us et coutumes, les codes régissant le vivre-ensemble. L’humilité de l’écrivain n’est pas une posture scientifique, mais une attitude morale. Elle éclate dans le magnifique et tragique portrait de sa femme Yun. Au sein d’une société qui condamne la gent féminine au silence, à l’ignorance et au concubinage, Shen Fu traite avec le plus grand respect son épouse, l’associe à ses jeux littéraires et floraux. Il l’aime passionnément tout simplement. Le couple tente de survivre tant bien que mal à la pauvreté, un sujet que l’auteur évoque avec pudeur, ne serait-ce qu’au travers de leurs multiples déménagements. A aucun moment, l’intensité de leur relation amoureuse n’en est affectée. La quatrième et longue partie rompt avec la tonalité intime des trois précédentes pour relater les différentes excursions effectuées par l'écrivain à l'occasion de ses multiples emplois. L'observation s'y joint à l'érudition et les précieuses notes de fin de volume ne sont pas de trop pour guider le profane dans ce voyage à travers l'Empire chinois où chaque halte recèle la trace d'un évènement historique, la résurgence d'une légende ou le souvenir d'un poète.


Oui, Shen Fu dans Six récits au fil inconstant des jours atteint à l’Universel, non seulement par le cœur mais en cumulant - et c'est la dernière surprise - en un court volume, différents modes narratifs : roman intime, chronique sociale, récit d'exploration. Je n’ai pas qualité pour évaluer la traduction de Simon Leys mais sa langue est somptueuse.


samedi 22 juillet 2023

Au prochain arrêt

Hiro Arikawa - Au prochain arrêt - Actes Sud - Babel

 

 

 

Comment un livre se retrouve-t-il dans nos mains ? Un conseil, une critique, un bruit de fond favorable ou parfois, comme ici, la sollicitation d’un proche coïncidant avec le désir de se libérer de précédentes lectures sérieuses et de regagner un instant, ne fut-ce qu’en pensée, les régions calmes de l’existence. Au prochain arrêt est la création la plus récente de l’auteure japonaise Hiro Arikawa. Sa bibliographie recèle de l’hétéroclite, le très vendeur … Les Mémoires d’un chat et surtout une série de light novels (romans légers), The library wars parue en 2006, 2007, adaptée en mangas et en anime. Elle raconte dans un Japon futur la lutte de deux groupes paramilitaires pour le contrôle des bibliothèques, l’un défendant la liberté d’expression, l’autre partisan de la censure. Une pure dystopie bien entendu.


Source Wikipédia


Au prochain arrêt embarque le lecteur sur la petite ligne ferroviaire Hankiu Imazu qui relie la gare de Takarazuka à la gare de Nishinomiya-Kitaguchi. Ses huit stations aller et retour constituent les têtes de chapitre de l’ouvrage. Chaque halte est le point de départ d’un nouveau récit, les uns se télescopant d’ailleurs aux autres dans une tonalité rappelant les mangas Shônen et Shôjo. Il s’agit bien souvent d’adolescents lycéens ou étudiants aux préoccupations sans surprise : le choix d’une université, les camaraderies incertaines, une rencontre amoureuse, une séparation difficile. De ces petites bulles narratives toutes en retenue et aux fins heureuses, émerge le personnage de Shoko, une jeune femme éconduite par un fiancé qui épouse une rivale. Par vengeance elle se rend à la cérémonie de mariage en vêtements de mariée, et provoque un scandale. Hiro Arikawa ne force pas le trait, mais on se prend à rêver d’une Jeanne Moreau filmée par Truffaut, ou d’une héroïne racinienne.

  

Une fois refermé, que reste-t-il des deux cents pages de ce livre ? Sa couverture, un petit train rouge évoluant comme nos existences entre précipices et nuages couleurs cerisiers.


mardi 18 juillet 2023

L’obscurité du dehors

Cormac McCarthy - L’obscurité du dehors - Points

 

 


Deuxième roman de Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors est, en dehors des prémices de style et de type de personnages qui constitueront la marque de fabrique des œuvres ultérieures, un récit d’une noirceur absolue. Il raconte l’errance d’un frère et d’une sœur dont le couple vole en éclats à la suite d’une naissance incestueuse. Le premier abandonne le bébé au cœur d’une foret des Appalaches, la seconde part à sa recherche, tâche d’autant plus compliquée qu’un colporteur récupère le bambin.


Tout n’est qu’obscurité dans cette histoire dont les deux personnages principaux ont franchi un au-delà de désespoir, de misère, pour devenir des âmes mortes, subsistant hébétés, d’un peu de maïs, d’eau et de bribes de nourriture mendiés ici ou là au gré de rencontres de personnages plus ou moins à la marge. Les courts dialogues sans tirets et guillemets se fondent dans les descriptions d’un paysage qui n’est autre que celui de l’Enfer :

« Tard dans la journée la route le conduisit dans un marais. Et ce fut tout. Devant lui s'étendait un désert spectral d'où ne dépassaient que des arbres dénudés dres­sés dans des attitudes de souffrance, vaguement hominoïdes comme des figurines dans un paysage de damnés. Un jardin des morts qui fumait vaguement et s'estompait pour se confondre avec la courbure de la terre. Il tâta du pied la tourbe qu'il voyait devant lui et elle se mit à mon­ter, formant une grumeleuse boursouflure vulvaire qui vous aspirait. Il recula. Un vent fade s'exhalait de cette désolation et les roseaux du marais et les noires fougères au milieu desquels il se trouvait s'entrechoquaient dou­cement comme des créatures enchaînées. Il se demandait pourquoi une route devait finir ainsi. »


L’Enfer s’anime parfois de scènes hallucinantes, une barge, contenant Culla Holme et un cheval fou, emportée par les eaux en furie d’une rivière, un troupeau de porcelets dégringolant la pente escarpée d’un chemin trop étroit. Comme dans No country for old men, le Maitre des lieux, accompagné ici de deux sbires, moissonne son content d’âmes, au gré de son humeur.


La sauvagerie, le « wild » est un thème récurrent de l’œuvre de Cormac McCarthy. Mais à l’opposé de La route que l’on pouvait assimiler à une sorte d’Epiphanie, ou De si jolis chevaux, roman d’apprentissage, voir Méridien de sang qui prenait vie dans une écriture impétueuse, L’obscurité du dehors, d’une lecture éprouvante, n’offre aucune échappatoire.

 


NB : Dans Regain de Jean Giono, on retrouve un tel trio, un couple et un rémouleur à la place du colporteur. Mais l’histoire est toute autre.