Franz Kafka - La Muraille de
Chine - Aux Forges de Vulcain
Parmi les multiples hommages rendus à Franz Kafka à l’occasion du centenaire de sa disparition, les éditions Aux Forges de Vulcain ont fait paraître en juin de cette année un recueil de nouvelles dont la Chine constitue le thème principal. Ce pays, indique le traducteur et postfacier, suscitait un vif intérêt au début du XXème siècle. Sa représentation par l’écrivain pragois en demeure très vague comme la Perse de Montesquieu et est prétexte à des considérations politiques ou existentielles.
Certaines de ces fictions comme « Le chasseur
Gracchus » recèlent un assemblage de textes incomplets. Le fragment
constitue de fait la brique fondamentale de l’œuvre d’un auteur comportant une
minorité de récits achevés, fragment que Friedrich Schlegel comparait à « un
hérisson » qui se suffit à soi-même. Plus simplement ces petits morceaux
littéraires s’inscrivent dans une tradition illustrée par les frères Grimm et
plus proche de nous, Jacques Sternberg ou Marcel Béalu.
A la lecture des commentaires d’Éric Pessan et Stéphane
Rilling surgit l’image d’un écrivain fiévreux, accumulant des bribes d'écrits qu’il n’a pas le temps de rassembler, de fusionner, alors même que commencent à
frapper à la porte les messagers de l’exclusion raciale et de la maladie. Toute
autre est la dimension des nouvelles ou hormis une brève allusion dans « Défenseurs »,
le Temps s’efface au profit de l’Espace comme dans Le Monde Inverti de
Christopher Priest. Distances incommensurables de l’Empire du Milieu, autorités
lointaines et même négation du mouvement : l’Empereur de « La construction de la muraille de Chine »
agonise. Un messager part du Palais, mais sa tache est impossible, la foule
est trop grande, le Palais est immense, la Cité Interdite encore plus. Dans
« Le prochain village » une chevauchée jusqu’au prochain
village peut durer si l’on n’y prend garde, une vie entière.
L’absurde et l’arbitraire sont au cœur des thèmes kafkaïens.
Une muraille est construite pour barrer le chemin aux envahisseurs du Nord,
mais elle est édifiée en tronçons disjoints, éloignés, avec pour conséquence la
dislocation des familles des ouvriers (« La construction de la muraille
de Chine »). Ailleurs une population vit sous un ensemble de lois
conçus pour la noblesse et dont elle ignore la teneur (« De la question
des lois »). Une petite ville éloignée de tout doit se soumettre aux
décisions arbitraires du représentant local d’un Pouvoir inconnu (« Notre
ville ne se situe pas »), ou subir des enrôlements forcés pour des
guerres frontalières (« La levée de troupes »).
A côté de cet ensemble de nouvelles que l’on pourrait qualifier de politiques où coexistent résignation et colère, reflets selon les préfaciers de l’inquiétude de la communauté juive devant la montée du nationalisme tchèque et des intolérances, on trouve quelques fictions hors contexte. « Le chasseur Gracchus » s’inspire d’un mythe grec. Tué accidentellement, un chasseur emprunte la barque de Charon. Elle ne rejoint pas la rive opposée contraignant Gracchus (Kavka en tchèque) à mener une existence errante de mort-vivant au fond de sa barque. L’histoire, en construction, pâtit de deux entames différentes. Parmi les autres citons « La vérité sur Sancho Panza ». Le pitch suggère une lointaine parenté avec La tentation de Saint Antoine de Flaubert : Don Quichotte n’a jamais existé, c’est un démon dont Sancho Panza s'est libéré. Pendant qu'il se livre à ses folies, le véritable héros du roman de Cervantes peut enfin mener une existence tranquille.
La Muraille de Chine oscille entre curiosité et
quelques satisfactions. Satisfecit total en revanche pour le travail éditorial
de Stéphane Rilling.
" De la même manière, les gens de chez nous sont en règle générale peu concernés par les bouleversements politiques et par les guerres de notre temps. Je me souviens ici d'un incident qui remonte à mon enfance. Une révolte avait éclaté dans une province voisine, mais tout de même très éloignée. Je n'ai plus souvenir des causes et elles n'ont pas grande importance ici : chaque jour qui se lève apporte là-bas son lot de motifs de révolte : il s'agit d'un peuple impétueux. Et voilà qu'un jour, un mendiant qui avait traversé cette région apporta dans la maison de mon père un manifeste des insurgés. Il se trouve que c'était un jour de fête, les invités arrivaient et remplissaient notre pièce, au milieu le prêtre était assis et étudiait le manifeste. Soudain, tout le monde se mit à rire et le manifeste fut déchiré dans la cohue. Le mendiant qui, pourtant, avait déjà reçu quantité de dons fut chassé de la pièce à grands coups, tout le monde se dispersa et s'égaya dans cette belle journée. Pourquoi ? Le dialecte de la province voisine est véritablement différent du nôtre et cela se traduit aussi dans certaines formes de la langue écrite qui ont pour nous un caractère archaïque. A peine le prêtre avait-il lu deux de ces phrases que la cause était entendue : c'étaient là de vieilles choses qu'on avait entendues et dont on avait pris son parti il y a longtemps. Et bien que, si mes souvenirs sont exacts, ce fut l'atrocité de la vie qui s'exprimait incontestablement à travers le récit du mendiant, on hocha la tête en riant, et on ne voulut plus rien entendre. Voilà comment on est prompt, chez nous, à gommer le présent."
Table des matières
Préface
Le Chasseur Gracchus
La construction de la muraille de Chine
Une vieille feuille
Une visite à la mine
Le prochain village
La vérité sur Sancho Panza
Notre petite ville ne se situe pas …
De la question des lois
La levée de troupes
Poséidon
Les armes de la ville
Le timonier
Défenseurs
Postface