mercredi 15 janvier 2025

Derrière le grillage 1

Guillaume Chamanadjian, Iuvan, Sébastien Juillard - Derrière le grillage 1 - Dystopia

 

 

 

« L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays… »


Antoine de Saint Exupéry

 






Préface
NoirPunk de Chamanadjian > collages de 
Lise L.
Interface 1
CANT de luvan > dessins de 
Lia Vesperale
Interface 2
Kawaakari de Juillard > têtes de chapitre de 
Elvire De Cock
Postface

(Préface, Interfaces et Postface : Xavier Vernet)

 

 


Derrière le grillage est un projet littéraire soumis à un financement participatif comportant trois nouvelles ou novella et un paquet paratextuel préface/postface/interfaces que je prends la liberté de renommer récit introductif car il me semble que l’ami Xavier auquel je dois ce service de presse vient de franchir un pas décisif en se faufilant dans une trouée de grillage qui l’introduit désormais dans le Jardin statuaire des littérateurs il faut dire que son autobiographie à l’émotion contenue fruit d’un deuil interminable m’a rappelé un article sur Saint-Exupéry le journaliste avançait la thèse que Le petit prince ne s‘apparentait pas à une anomalie au sein d’une œuvre grave parfois sentencieuse mais que les thèmes de la responsabilité et de la solidarité proférés ad nauseam y compris pendant la seconde guerre mondiale reposaient sur une unique clef de voute le lien entre les hommes et que ne voulant pas se désavouer alors que tout se déliait sous ses yeux il avait restauré le lien fondamental indestructible celui de l’enfance voilà à mon sens la voie directrice de l’ouvrage cette annexe d’une zone pavillonnaire quelques box un bac à sable et un jardin au-delà c’est l’ Alamo et la cuisine des Tontons flingueurs de l’éditeur pas seulement l’ultime refuge mais aussi la (re)découverte d’un univers auquel il convie comme chef de bande toutes les plumes de son quartier

 

Microprocesseur fictionnel

les autrices et auteurs ne sont pas inconnus des «  Dystopiens » Iuvan en particulier a publié chez La Volte débutons par NoirPunk de Guillaume Chamanadjian mon texte préféré parce que le plus « classique » de cette anthologie fiévreuse il nous transporte dans un futur Gibsonien où Myriam est une cyber enquêteuse quasi clone du major Motoko Kusanagi figure de la franchise Ghost in the Shell elle travaille en freelance pour Europol et dans ses loisirs pour oublier son monde bientôt le nôtre couleur télé calée sur un émetteur hors service où l’on troque des kilowatts pour s’alimenter elle bascule dans un jardin virtuel (celui de Xavier Vernet évidemment) dont elle peaufine les détails quant soudain son contact dans le conglomérat la tire de son refuge pour la relancer sur un dossier mort-né celui d’un hacker nommé Yagami problème no 1 il a refait surface problème no 2 son nom est celui d’un personnage de fiction inventé autrefois par Myriam et quelques copains copines dans un ouvrage intitulé NoirPunk quel plaisir si comme moi le passage suivant réveille chez vous le souvenir nostalgique de Neuromancien « Le sifflement était caractéristique, on l’appelait le coil whine. Le gémissement des électrons qui se divisaient au sortir des câbles pour s’agglutiner dans des dizaines de circuits. Interrupteur sur « on », tension, stridulation. Les ventilateurs se mettaient en route. Avec la chauffe, le bruit devenait un chuintement. Quelques minutes d’attente, tympans saturés. » une excellente entame

 

je saute directement sur la novella de Sébastien Juillard qui transpose le jardin dans un espace en friche de Shinagawa un quartier de Tokyo rempli d’herbes folles de statues et de containers plusieurs histoires s’y déroulent celle d’une détective revenue sur les lieux quinze ans après le décès de son père (« […]mort dans un souffle d'éthanol incandescent, sur un tronçon d'autoroute réformé, où chaque vendredi soir, il s'efforçait de lisser, à 200 km/h, un pli au cœur que personne n'avait su voir »)  celui-là même qui avait loué un de ces réceptacles en acier pour en faire son atelier ou celle d’un artiste de l'ère Genroku à l’origine des sculptures voir celle de Takemura Ayame une jeune femme victime d’une amnésie au total étranges et fascinants récits sur l’impermanence des identités dans un monde où les progrès de l’ingénierie génétique redonnent vie au mythe ancien de la réincarnation je garde pour la fin Cant comme Cantos le long poème en prose de Iuvan où chamanes et druidesses pourfendent le langage dans un cryptolecte où je me suis parfois perdu me raccrochant en guise de bouée de sauvetage à Borges « Dans un poème ou dans un conte, le sens n’importe guère; ce qui importe, c’est ce que créent dans l’esprit du lecteur telles ou telles paroles dites dans tel ordre ou selon telle cadence. »

  

du très bon du bon de l’énigmatique un paratexte qui se fond dans le texte de l’autofiction qui croise de la fiction j’attends le tome 2


vendredi 10 janvier 2025

Apollo et après ?

Barry N. Malzberg - Apollo et après ? - Casterman

 

 

Harry M. Evans est le seul rescapé du premier vol vers Vénus. Joseph Jackson, chef de l’expédition et unique coéquipier de l’astronaute a disparu. Que s’est-il passé ? Placé en institution psychiatrique, interrogé par le docteur Forrest, Evans multiplie les versions. Seul dans sa chambre il réinvente son existence, refait indéfiniment l’expédition interplanétaire, dialogue avec des fantômes, relate les détails d’une activité sexuelle aussi débridée qu’imaginaire, parle à son double. Il souffre de symptômes dissociatifs. Pour faire simple son cerveau est en marmelade.

 

Décédé très récemment Harry Malzberg laisse une œuvre conséquente, mais mal connue, tout au moins dans l’Hexagone. La faute peut-être à la concurrence de contemporains brillant comme Ellison, Spinrad ou Delany qui comme lui ont secoué le cocotier de la littérature de science-fiction dans les années 60 et 70. Sauf erreur, le pitch du roman avait préalablement fait l’objet d’une nouvelle traduite sous le titre « Notes pour un roman sur le premier vaisseau atterrissant sur Vénus » et publiée dans Univers 01. Il inspirera peut-être quelques années plus tard La grande porte de Frederik Pohl, résumé ainsi par Denis Guiot « [une] conquête de l'espace à la Malzberg, sordide et dérisoire »

  

Cette vision d’une thématique à l’agonie est confortée par la conclusion d’un texte de présentation sur le rabat de la couverture : « Evans joue à cache-cache avec la vérité. Mais la seule qui compte est que l’espace n’est pas fait pour l’homme. L’espace rend fou. L’exploration des planètes est un mythe, un gouffre ruineux, un rêve absurde de technocrates. Apollo et après – Après ? Rien. ». Mais est-ce de cela dont il s’agit ? Certes l’œuvre a été publié en 1972, trois ans après le mythique atterrissage lunaire. Certes aussi soixante après l’Humanité piétine aux portes de Mars. Découvrons nous cependant dans cette histoire quelque élément matériel sur l’échec du vol, sur l'éventuelle détérioration progressive des rapports entre deux astronautes cloitrés pendant des mois dans une capsule, quelque chose de factuel ? Hormis le chapitre 58 qui sonne la fin des courses spatiales, rien.

  

A l’inverse on peut avancer que Malzberg propose un roman qui se réinvente à chaque page, laissant un instant entendre que Harry M. Evans en est l’auteur, exploitant une idée reprise la même année par Spinrad avec Rêve de fer. Quelles sont les limites de la littérature de science-fiction ? Ou plutôt, pourquoi réduisons nous celle-ci, nous et pas seulement des critiques extérieurs au corpus de l’imaginaire, à des schèmes préétablis ? Et si Malzberg avait, à sa façon, sur fond vénusien, tenté de rédiger Une saison en Enfer ?


samedi 4 janvier 2025

La Maison des Jeux - Le Maître

Claire North - La Maison des Jeux - Le Maître - Le Bélial’

 

 


New York, de nos jours : le troisième et dernier récit de La Maison des Jeux entraine le lecteur dans une partie de Risk opposant La Maitresse des Jeux à son plus ancien et habile adversaire, Argent. L'enjeu ? La Maison ! C’est l’épreuve ultime dont les deux premières étapes constituaient les prolégomènes. Les champions précédents Remy Burke et Thene, apparemment immortels mais pas invulnérables, font des apparitions fugitives à des moments clefs. Argent se déplace dans le monde, pas seulement pour se protéger mais pour activer des pièces qui lui sont, comme pour sa rivale, obligées sans échappatoire. La Terre est le plateau ultime ; dans cette bataille les coups portés ébranlent Etats et Nations et les hommes en paient le prix :

 

 « Elle [la partie]continua pendant trois ans.

Des gouvernements chutent et des économies déclinent. Des banques s'effondrent, des ordinateurs tombent en panne, des militaires se rebellent, des frontières se ferment, des contrats partent à vau-l'eau, des oléoducs s'assèchent, des satellites brûlent, des hommes meurent, le monde tourne et la partie continue.

Allongé seul sur une chambre d'hôtel bon marché à Addis-Abeba, un bol de cacahuètes et une bière vide à mon côté, j'effectuai l'inventaire mental de tout ce que nous avions détruit au nom de cette partie et le trouvai gigantesque. Pas seulement les pièces envoyées à la mort ou en prison, mais les vies brisées chaque fois que nous jouions un tueur, destituions un juge, déci­mions un gouvernement, ruinions une banque. Nous — elle et moi — étions les parents de l'agitation civile et du carnage. Les conséquences de nos actions étaient désormais si étendues que les experts commençaient à appeler le déroulement de notre partie «années d'automne» : l'espoir des années « de printemps» précédentes s'y effaçait devant la sauvagerie qui précède l'hiver. »

 

Sommes nous les acteurs de l’Histoire ou de simples pions ? La littérature de science-fiction propose en la matière un vaste achalandage d’explications en tout genre, hommes providentiels, phénomènes climatiques, épidémies, psychohistoire etc… Chez Claire North les Dieux ont quelques états d’âme mais pas au point de nous abandonner le libre-arbitre. Ainsi se conclut ce plaisant ouvrage.

mercredi 1 janvier 2025

Les Boutiques de cannelle

Bruno Schulz - Les Boutiques de cannelle - L’imaginaire - Gallimard

 

 

Aucun rêve, si absurde soit-il, ne se perd dans l'univers. Il y a en lui une faim de réalité, une aspiration qui engage la réalité, qui grandit et devient une reconnaissance de dette demandant à être payée.

 

 

Bruno Schulz est un dessinateur et écrivain polonais né à Drohobycz en 1893, mort assassiné en 1942 par un SS dans cette même ville devenue un ghetto. Il laisse deux recueils de nouvelles, une correspondance où figure entre autres le nom de l’ami Witold Gombrowicz et c’est à peu près tout. On a dit qu’il avait traduit Le Procès de Kafka, mais cela n’est pas assuré.

 

Les Boutiques de cannelle révèle un auteur vraiment original (merci Olivier de CSF) dont l’écriture s’apparente à un jardin d’herbes folles, une transfiguration du réel à la lisière du fantastique. Ces récits proviennent d’une autobiographie fragmentée dont Schultz a fixé la forme définitive ultérieurement. Lisibles séparément ils forment une chronique familiale dont le père, un « marchand drapier » tantôt décrit comme un fou, tantôt comme un démiurge, tient le rôle principal. Bruno Schulz a lu Kafka ; impossible, en parcourant « La visitation » et aussi « Les Cafards » de ne pas songer à une Métamorphose inversée où cette fois Gregor Samsa chasserait la figure paternelle toute puissante du grand pragois, l’acculant à la démence, à la maladie avant de l’effacer aux yeux du reste de la famille (1):

« Au fur et à mesure, ces disparitions cessèrent de nous impressionner et, lorsque après un certain laps de temps il réapparaissait, de quelques pouces plus petit, et plus maigre, l'événement n'arrivait plus à nous intéresser Nous cessâmes purement et simplement d'en tenir compte, tant il s'était éloigné de tout ce qui était humain et réel. Nœud après nœud, il se détachait de nous, point après point il effaçait les liens qui l’unissaient à la communauté des humains.

Ce qui restait encore de lui, ce peu d'enveloppe charnelle et cette poignée de lubies extravagantes, pouvait bien disparaître un jour ou l'autre sans que l’on s'en aperçût, tout comme le petit tas de balayures grises amassées dans un coin, qu'Adèle descendait chaque matin dans la boîte aux ordures. »

 

Le premier texte « Août » raconte une visite effectuée par la famille du narrateur enfant dans les faubourgs de la ville chez une de ses tantes. A la description des embrassements lumineux d’une place de marché et de la chaude pénombre d’une maison succède une excursion faubourienne au sein d’un monde végétal, sensuel, érotique :

« « L'enchevêtrement touffu des herbes folles et des chardons brûle en crépitant dans le feu de l'après-midi. La sieste paresseuse du jardin bourdonne du vacarme des mouches. Les chaumes dorés hurlent au soleil comme une nuée de sauterelles rousses, les grillons s'égosillent dans la pluie ruisselante du feu, les siliques pleines de graines explosent discrètement avec un bruit de cigales.

Vers la haie, la croûte épaisse des herbes se bosselle comme si le jardin s'était retourné dans son sommeil et que ses pectoraux robustes respiraient le silence de la terre. Là, le mois d'août dans son incontinence de femelle débraillée avait creusé d'énormes entonnoirs de bardanes, planté d'immenses feuilles chevelues, tiré de hideuses langues de viande verte. Là, ces mères-gigognes exorbitées se ballonnaient, largement accrou­pies, à demi dévorées par leurs jupons en furie. Là, le jardin soldait à vil prix le tout-venant de ses marchan­dises: le sureau, les grands plantains qui sentent le savon, l'alcool sauvage de la menthe, bref toute la paco­tille du mois d'août. »

 

Et plus loin chez Tante Agathe :

 

« Les lourdes tentures de velours bleu parsemé de fils d'or maintenaient la chambre dans l'obscurité, mais même ici l'écho du jour flamboyant, bien que filtré par l’épaisse verdure du jardin, jouait encore en reflets de cuivre sur les cadres des tableaux, les poignées de porte et les verres des encadrements. Tante Agathe se leva de son fauteuil, grande, épanouie, sa chair blanche comme mangée par la rouille des taches de rousseur. Nous nous assîmes à leur côté, faisant halte un instant an bord de leur sort, un peu gênés par la passivité avec laquelle ils se livraient à nos regards, et nous buvions de l'eau au sirop de rose, boisson extraordinaire, qui me semblait réunir dans son arôme et sa saveur l'essence même de ce samedi torride.

Tante Agathe maugréait. C'était là le ton général de sa conversation, la voix même de cette viande blanche et fertile qui paraissait déborder de son corps et éprou­ver la plus grande difficulté à se maintenir dans les limites d'une forme individuelle, prête à tout moment à se tronçonner, à bourgeonner, à se multiplier en famille.

On aurait dit que sa féminité se passait aisément de fécondation et qu'il eût suffi d'un arôme un peu masculin, d'une vague odeur de tabac, d'une blague un peu grivoise pour qu'elle se mît aussitôt à prolifé­rer luxurieusement. En fait, ses récriminations conti­nuelles contre son mari, ses domestiques, sa sollicitude harassante à l'égard des enfants, tout cela n'était que caprices de sa fécondité insatisfaite, prolongement natu­rel de cette coquetterie insupportable, hargneuse et larmoyante, dont elle harcelait sans cesse son mari. »

  

A côté de ces nouvelles fiévreuses on découvre des textes plus « classiques », une magnifique fugue du jeune narrateur dans la ville et les souvenirs (« Les boutiques de cannelle »), les promesses du futur (« La république des rêves ») :

« En ces temps reculé, nous avions conçu avec mes camarades l'idée impossible et absurde d'aller plus loin que la ville d'eau, jusqu'au pays n'appartenant à per­sonne sauf à Dieu, marche discutée et neutre où s'estompaient les confins des Etats, et où la rose des vents, prise de folie, tournait sous la voûte du ciel. Là, nous étant libérés des grandes personnes, nous allions établir notre place forte, proclamer une république des jeunes. Là, nous allions promulguer des lois nouvelles, une nouvelle hiérarchie de critères et de valeurs, mener une vie placée sous le signe de la poésie et de l'aventure, des éblouissements et des étonnements continuels. Nous croyions qu'il suffirait d'écarter les barrières des convenances, de quitter les vieilles ornières des affaires humaines, pour qu'une force élémentaire pénètre dans notre existence, une grande marée d'imprévu, une ava­lanche d'aventures romantiques. Nous voulions assujet­tir notre vie à un torrent d'affabulations, nous laisser porter par des vagues inspirées d'histoires et d'événe­ments. L'esprit de la nature est au fond un grand conteur. C'est lui qui est la source des fables, des romans et des épopées. Il y avait une quantité de motifs romanesques dans l'air. Il suffisait de tendre ses filets sous le ciel chargé de fantômes, de ficher en terre un mât que le vent faisait chanter, et bientôt autour de son sommet des lambeaux de romans pris au piège bat­traient des ailes. »

  

« La Nuit de la Grande Saison » plonge la ville et la boutique du drapier dans une espèce de nuit de Walpurgis. « La rue des Crocodiles » ressemble à une speculative fiction. Il y est question d’une rue dont les habitants, les mœurs, l’architecture semblent frappés de déliquescence et de perversion. S’agit-il d’une critique de la modernité ou d’une simple expérience de pensée, un territoire surgi d’une carte imparfaite ? Enfin dans « Les Oiseaux » le fantasque drapier et chef (?) de famille se découvre une passion pour l’ornithologie, passion qui envahit tout l’immeuble.

 

Quelle découverte, quelle écriture ! Une réédition avec un nouvel appareil critique, voir une retraduction de textes alourdis de quelques vieilleries, seraient cependant bienvenues.

 

 

 

(1)   Les amateurs de science-fiction et de fantastique de souviendront de L’homme qui rétrécit de Ray Bradbury et de « Black Country » de Joel Lane.

 

 

Table des matière (Source Noosfere)

 

1 - Maurice NADEAU, Présentation, pages 7 à 10, introduction

2 - Arthur SANDAUER, Préface, pages 11 à 30, préface

3 - Août, pages 33 à 43, nouvelle, trad. Georges LISOWSKI

4 - La Visitation, pages 44 à 52, nouvelle, trad. Georges LISOWSKI

5 - Les Oiseaux, pages 53 à 58, nouvelle, trad. Georges SIDRE

6 - Les Mannequins, pages 59 à 66, nouvelle, trad. Georges SIDRE

7 - Traité des mannequins ou la seconde Genèse, pages 67 à 72, nouvelle, trad. Georges SIDRE

8 - Fin du traité des mannequins, pages 73 à 80, nouvelle, trad. Paul ALEXANDRE

9 - Nemrod, pages 81 à 85, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

10 - Monsieur Charles, pages 86 à 89, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

11 - Les Boutiques de cannelle, pages 90 à 102, nouvelle, trad. Georges SIDRE

12 - La Rue des Crocodiles, pages 103 à 114, nouvelle, trad. Georges SIDRE

13 - Les Cafards, pages 115 à 119, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

14 - La Bourrasque, pages 120 à 127, nouvelle, trad. Georges LISOWSKI

15 - La Nuit de la Grande Saison, pages 128 à 143, nouvelle, trad. Georges LISOWSKI

16 - La République des rêves, pages 147 à 155, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

17 - La Comète, pages 156 à 176, nouvelle, trad. (non mentionné)

18 - La Patrie, pages 177 à 184, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

19 - La Mythification de la réalité, pages 185 à 187, nouvelle, trad. Thérèse DOUCHY

20 - Stanilaw Ignacy WITKIEWICZ, Interview avec Bruno Schulz, pages 188 à 191, entretien avec Bruno SCHULZ, trad. Thérèse DOUCHY

21 - Lettre à S.I. Witkiewicz, pages 192 à 197, courrier, trad. Thérèse DOUCHY

22 - Lettre à Wiltold Gombrowicz, pages 198 à 205, courrier, trad. Thérèse DOUCHY


Pour aller plus loin


jeudi 26 décembre 2024

La Maison des Jeux - Le Voleur

Claire North - La Maison des Jeux - Le Voleur - Le Bélial’

 

 

Le deuxième volet du cycle de Claire North transporte le lecteur dans la Thaïlande de 1938. L’ancien Royaume de Siam résiste aux pressions colonialistes des encombrantes puissances occidentales anglaises et française, sans compter un Japon aux aguets. Pas évident dans ces conditions pour l’européen et fugitif Remy Burque de passer inaperçu dans une partie de cache-cache (sic !), dans laquelle il s’est engagée, à moitié aviné, dans La Maison des Jeux implantée à Bangkok. L’enjeu ? Une amnésie en cas de défaite, vingt années ôtées de la vie de son adversaire en cas de victoire.

 

Aux filatures dans les ruelles nocturnes et les canaux de Venise succède une course-poursuite dans une Thaïlande enfiévrée par la chaleur et la proximité des moussons. Adieu aux stratégies d’alliances de la Cité des Doges. Place à une traque évoquant au choix L’homme démoli d’Alfred Bester, un célèbre feuilleton des années 60 ou le classique jeu de plateau Scotland Yard. Mais qui sont ces personnages capables d’infliger de tels dommages à leurs adversaires, eux même dominés par une tortueuse Maitresse des Jeux ? Des divinités zelaznyennes ?

 

« […] Nous estimons les parties que nous livrons distrayantes, sportives, égoïstes, joyeuses. Mais nous jouons avec des pays. Nous commandons des armées. Nous nous amu­sons avec des biens économiques, avec des idées et des hommes. Nous avons couronné des rois, renversé des tyrans, guidé des généraux vers des victoires qu'ils n'auraient sinon pas rempor­tées. Nous avons, en nous amusant, façonné l'histoire humaine, nous l'avons altérée, et nous avons changé le destin de bien des hommes. Structurer nos activités comme un jeu, un sport, nous donne de grands avantages. Nous disposons d'une implacabilité, d'une vigueur intellectuelle qui seraient peut-être refusées à une reine craignant pour le bien être de son fils, ou à un capi­taine en étant arrivé à aimer ses hommes. À nos yeux, ces gens-là sont de simples pièces, des ressources à déplacer pour l'effet maximal et, de ces mathématiques brutales, nous tirons la victoire où il pourrait sinon y avoir défaite. Tout pour le jeu. Et d'où vient-il, ce jeu? Qui pose les pièces entre nos mains, qui nous montre le plateau, qui arbitre la partie ? Elle, bien sûr. La Maîtresse des Jeux. Elle nous contrôle parce qu'elle contrôle le plateau, et, quoique la Maison des Jeux affirme toutes les parties équilibrées, il est parfois possible de leur trouver un défaut. Une compétition pour couronner un roi dans laquelle les joueurs ne sont pas de force égale, ou bien des pièces handicapées sans que cet inconvénient soit mentionné. Un joueur qui reçoit un géné­ral alors que tu n'obtiens qu'un major. Elle a tiré la Russie, tu n'as trouvé dans ta main que la Belgique. Un défi qui n'aurait pas dû être accepté - des termes qui n'auraient pas dû être convenus. Parfois la Maison des Jeux intervient, parfois non, et j'attends encore qu'on me donne la raison de cet état de fait dans une organisation qui vit de règles. Pourquoi t a-t-elle laissé parier ton esprit, Remy? Les enjeux ne sont pas égaux. Pourquoi t a-t-elle laisse parier dans un pays où ton seul visage constitue un handicap presque insurmontable ? Il arrive que des arbitres interviennent pour corriger des déséquilibres moins importants; pourquoi pas aujourd'hui ? »

 

Engagé dans une partie aux dés pipés contre un adversaire disposants d’atouts, de « Pièces » en nombre, Remy Burque ne manque cependant pas de ressources, y compris au sein de La Maison. Il sait que passé le délai imparti, les rôles s’inverseront. Conter une traque dans ce pays haut en couleurs est tout bénéfice autant pour l’écrivain que le lecteur. Voyez Thomas Day ou Paolo Bacigalupi. Toutefois j’aurais aimé que Claire North éclaire davantage ce personnage insaisissable devenu légendaire au point d’être confondu par certains avec un pèlerin. Faire du Zelazny en quelque sorte. En tout cas le troisième volet devrait révéler les véritables enjeux suggérés par ce Catch me if you can.

samedi 21 décembre 2024

La Collection invisible

Stefan Zweig - La Collection invisible - Editions Sillage

 

 


Dans l’Allemagne des années 20, à l’époque où l’achat d’un bout de pain se monnayait contre une brouette de deutschemark, un marchand d’art berlinois raconte une bien curieuse histoire. Epluchant son livre de compte à la recherche d’une bonne affaire, il avait retrouvé la trace d’un très vieux client qui avait fait l’acquisition en plus de soixante ans d’une collection impressionnante de gravures signées entre autres Rembrandt et Dürer, avant de cesser de donner brutalement tout signe de vie. Il lui rend visite, quelque part en Saxe, et trouve l’explication : le vieil homme est devenu aveugle. Quand il décline son identité le vieillard exulte et se propose aussitôt de lui montrer les merveilles accumulées au prix d’ années de privations. C’est alors que sa femme et sa fille révèlent au commerçant avoir vendu toutes les gravures et les avoir remplacé par de simples papiers pour survivre, en laissant l’infortuné dans l’ignorance de leur funeste trafic :

 

« Avec une précaution infinie, comme s'il touchait un objet fragile, il tira du carton un passe-partout qui encadrait une feuille de papier vide et jaunie. Prudemment, du bout des doigts, il la souleva devant ses yeux éteints et la contempla avec enthousiasme, sans la voir. Tout son visage exprimait l'extase magique de l'admiration. »

 

Les éditions Sillage proposent des textes classiques et rares, alternant nouvelles et formats longs. Ont d’ailleurs  été chroniqués ici de courts récits de Tolstoï ou Conrad. Avec La Collection invisible elles optent pour la simplicité se contentant en annexe de quelques repères chronologiques. C’est dommage car cette gouteuse petite fiction oscille entre Le Père Goriot et Le Nom de la Rose : un père dépossédé de ses trésors ayant mémorisé comme le doyen aveugle leur emplacement exact et leur contenu. Un passage assez fabuleux montre le vieil homme et le marchand - qui joue le jeu - s’extasier sur une feuille vierge et jaunie du travail d’un artiste. Les deux femmes ébahies contemplent alors la bibliothèque aux merveilles disparues comme les apôtres la grotte de La Résurrection.

 

Dans une lettre rédigée avant son suicide, Zweig écrivait « le monde de mon langage a disparu ».Tel n’est pas l’avis de ce collectionneur éternellement habité par ses gravures, évoquant par certains aspects Borges, au point que l’on se demande si dans l’enchevêtrement du réel et de la littérature, l’auteur de L'Aleph n’est pas ici une création de Zweig. 

jeudi 19 décembre 2024

La Maison des Jeux - Le Serpent

Claire North - La Maison des Jeux - Le Serpent - Le Bélial’

 

A Vera Menchik

 

« Quel destin n’est pas pendu entre le caprice d’un inconnu et le mépris de l’univers ? »

 

 

Venise début du XVIIe siècle. Thene, fille d’un riche marchand est mariée à 15 ans à un aristocrate vénitien. Jacamo de Orcelo est un homme violent, qui ne cesse d’accumuler des dettes de jeux au point d’entamer la fortune de sa belle-famille. Le couple débarque un soir dans un Etablissement mystérieux. Thene s’y découvre une passion pour le jeu d’échecs ; elle collectionne au fil des jours les victoires au point de se voir admise dans un cercle restreint de la Maison, la Haute Loge. La Maitresse des lieux propose aux impétrants une partie dont l’enjeu bien réel n’est rien moins que la nomination d’un inquisiteur au sein du Tribunal Supreme de la Cité des Doges. Chaque Joueur est le champion d’un candidat et bénéficie de l’aide de personnages identifiés par des cartes de tarots.

 


Publiées initialement en plusieurs volumes dans la collection Une Heure-Lumière, les trois  novella (1) de Claire North reviennent dans un recueil relié du plus bel effet. Cette Maison des Jeux qui semble s’affranchir du Temps et de l’Espace s’inscrit dans une thématique tellement ample que l’on se contentera de citer L’Echiquier du Mal de Dan Simmons et La Ville est un Echiquier de John Brunner. Un narrateur extradiégétique commente les péripéties de la partie. Thene a échangé son visage victimaire contre un Masque d’indifférence. Le Jeu et rien que le Jeu, un but, la victoire. Si les Mythes grecs passent sous silence les passions des Dieux et dévoilent sans complaisance celles des hommes qu’ils manipulent, à l’inverse, Claire North place sa narration à hauteur d’une Joueuse froide et déterminée sous l’œil d’un chœur antique réduit à une voix off, les pièces (humaines) étant réduites à leur valeur utilitaire. Thriller original situé dans la ville des Masques, « Le Serpent » se lit aussi comme l’histoire de l’émancipation d’une femme, inspirée de la série Le Jeu de la dame.

 

 

(1)   « Le Serpent », « Le Voleur », « Le Maitre ».

 

dimanche 15 décembre 2024

Quelques lectures sous le sapin


Les fins d’années étant propices aux récapitulatifs, voici quelques coups de cœur qu’il me faut expliciter. Tout d’abord les ouvrages chroniqués dans ce blog sont, à mon avis et à de rares exceptions près, de bons voir de très bons recueils ou romans. Ils constituent en quelque sorte une présélection. Ensuite, j’ai pris la mauvaise habitude de ne pas me focaliser sur l’actualité littéraire, aimant relire quelques vieux classiques ; des rééditions parues en 2024 figureront dans ce panier. Enfin seul l’imaginaire est pris en compte.

 

Numéro 1 : La Sonde et la Taille de Laurent Mantese chez AMI. Personnellement j’aurais titré Affreux, Sales et Méchants ce requiem pour Conan rédigé dans une langue festive, qui s’autorise tout et domine la quasi-totalité des publications françaises de l’année, mainstream compris.

 

Numéro 2 :  Karin Boye - Kallocaïne - Folio SF, le grand livre d’une poétesse scandinave paru en 1940, traduit en 1947 et précurseur de 1984.

 

Numéro 3 : Robert Sheckley - Deux hommes dans les confins - Argyll : nonsense et histoires loufoques des deux As de la Décontamination Planétaire, plus aptes à générer des problèmes qu’à les résoudre. Des auteurs passeront, Sheckley restera.







Extrait de la Playlist de Yossarian, un titre des Cure qui rappelle que si la Littérature est le lieu de tous les possibles, et le Futur le mirage de tous les espoirs, Nothing is Forever.




mercredi 11 décembre 2024

La Montagne dans la mer

Ray Nayler - La Montagne dans la mer - Le Bélial’

 

 

 

Les lecteurs français ont découvert en 2023 l’auteur américain Ray Nayler avec le recueil de nouvelles Protectorats. Il contenait des récits de science-fiction se déroulant au sein d’un monde légèrement alternatif, dans une tonalité Eganienne, où prédominait l’inquiétude mémorielle et identitaire. L’écrivain récidive cette année avec un roman, La Montagne dans la mer situé dans le même contexte géopolitique. Il relate la découverte d’un peuplement de pieuvres très intelligentes, Octopus Habilis, dans un cargo échoué au large de l’archipel vietnamien de Con Dao - et les enjeux qui en découlent. L’entreprise DIANIMA spécialisée dans l’ingénierie biologique, l’intelligence artificielle, et récente propriétaire de l’ile compte exploiter cette trouvaille. Elle fait appel au docteur Ha Nguyen pour épauler une équipe comprenant un androïde conçu par DIANIMA. C’est plus qu’il n’en faut pour éveiller des convoitises malfaisantes et faire disparaitre quelques témoins gênants.

  

Ce techno-thriller que l’on pressent emprunter le chemin tracé par Ted Chiang dans « L’histoire de ta vie », adapté au cinéma sous le titre Premier contact, explore en effet le thème de la communication avec une espèce résolument étrangère. Mais loin de laisser filer son sujet à poulpe abattu, Ray Nayler propulse son récit dans trois directions différentes, trois voies appelées à converger. L’archipel de Con Dao donc puis Astrakhan et Istanbul où un hacker est chargé par une mystérieuse et menaçante commanditaire de pirater un réseau neuronal, les fameux « connectomes» de Protectorats, supports des dernières générations d’IA ; enfin, une odyssée maritime mettant aux prises des pêcheurs esclaves d’un cargo automatisé avec leurs geôliers humains ou non.

  

Au fil de ces narrations que d’aucuns pourraient assimiler à tort à des chemins de traverse, se dessine une trame sur l’impuissance des hommes à s’affranchir de leurs démons. Au chapitre 31 une responsable de DIANIMA fait la remarque suivante : « Il y a quelque chose de grand et de terrible chez les humains : nous ferons toujours ce que nous sommes capables de faire ». Phrase terrible qui renvoie à un conte ancien où un serpent demande à un batracien ou un oiseau - ma mémoire est faible – de l’aider à traverser une rivière. Au milieu du gué le serpent mord son transporteur qui avant de mourir lui fait remarquer qu’ils vont périr tous les deux. « Je le sais bien dit le serpent mais c’est dans ma nature ». Sentence qui révèle l’inaptitude humaine à entrevoir l’au-delà du monde, à affronter l’étrangeté du réel car condamnée à reproduire éternellement et à se réfugier dans la technologie. L’échange symbolique avec les pieuvres n’est que la clef de voute d’un roman sur l’ incompréhension et l’incommunicabilité. Plus besoin d'aller chercher les extra-terrestres au fond de l’univers. Ils sont ici et se nomment Algorithme, IA, ChatGPT, Sensitive Readers, Humains. Plus concis, les Kloetzer concluaient la lecture des Insulaires de Christopher Priest par ces mots « Chaque homme est une ile. »

 

La Montagne dans la mer est un beau livre, dans tous les sens du terme, les illustrations de couverture ayant bénéficié, nous dit Olivier Girard, d’un pelliculage « soft touch » ou « peau de pêche ».


vendredi 29 novembre 2024

Moi ce que j’aime c’est les monstres - Livre deuxième

Emil Ferris - Moi ce que j’aime c’est les monstres - Livre deuxième - Monsieur Toussaint Louverture

 

 

 

Il aura fallu attendre cinq ans pour connaitre la suite des aventures de la petite Karen Reyes, jeune fille résidente d’Uptown à Chicago dans les années 60. Le premier tome a eu un grand succès commercial et a reçu une pluie de récompenses. On y laissait l’héroïne désemparée par la mort de sa mère, on la retrouve au sein de ce même quartier glauque, dans l’appartement du sous-sol qu’elle partage avec son frère ainé Deeze. Un frère protecteur, caïd et artiste, qu’Emil Ferris croque sous les traits hybrides de Tony Montana et Franck Zappa. Tous deux fréquentent les musées, ce qui nous vaut au passage de somptueux dessins, imitations de Courbet, du Caravage, de Goya, de Toulouse Lautrec à côté de crayonnés à la Crumb.


Ebloui une nouvelle fois par ce festival graphique où chaque page réserve une surprise on en oublierait presque l’intrigue, assez molle en fait. Karen enquête sur la mort de Mme Anka Silverberg, découvre son passé de déportée, apprend l’existence d’un frère disparu prématurément, sympathise avec Jeffrey Alvarez, un écrivain afro-américain de science-fiction engagé dans les luttes pour les droits civiques avant de tomber sur un tripot souterrain.

 

Mais ce n’est pas très important. Karen a depuis longtemps troqué le réel contre une vie imaginaire peuplée de gentils monstres. Pourquoi ? Le hachurage dit Emil Ferris est une façon de combler le vide, avant de lâcher par l’intermédiaire de son personnage : « L’art est une protection ». L’artiste n’a pu se rendre aux Utopiales. On aimerait la voir à l’œuvre, découvrir le secret de ses somptueux portraits. Un troisième, voir un quatrième roman graphique seraient en route.




D'après "Le sommeil" de Gustave Courbet








mercredi 27 novembre 2024

Pour patrie l’espace

Francis Carsac - Pour patrie l’espace - L’Arbre vengeur

 

 

Soldat d’un Empire belliqueux en déroute, le lieutenant Tinkar est éjecté d’un vaisseau spatial saboté. Les Stelliens, un peuple vivant dans des cités nomades, le recueille juste à temps. D’essence pacifique, lointains descendants de pionniers incluant des religieux persécutés qui ont fui la Terre impériale, ils ignorent les conflits secouant leur antique patrie mais luttent eux-mêmes contre une espèce prédatrice les Mpfisfis. En butte à l’hostilité traditionnelle des habitants du Tilsin contre ceux qu’ils nomment les planétaires, le militaire essaye de se trouver un chemin d’existence, partagé entre ses anciennes fidélités et la perspective d’un nouveau destin.

 

Publié la même année que Ce monde est notre, Pour Patrie l’espace est contemporain des Villes nomades de James Blish dont il partage le world building. Space opera classique, bourré d’adrénaline, il raconte, en dehors des péripéties propres au genre, l’odyssée d’un individu en crise existentielle et morale qui ne cesse de réajuster ses convictions au long de son parcours. Un homme qui doute, qui se transforme, il faudra attendre le Silverberg des années 70 pour voir se généraliser ce thème. Cerise sur le gâteau, à l’inverse de ses homologues américains, Carsac crée des personnages féminins autonomes, éloignés du stéréotype de supplétives masculines en vigueur alors.

  

Le final (pages 267-281) - à lire et relire et qu’il faudrait citer tout entier - est parsemé de réflexions magnifiques comme celle-ci « Le plus important est la conquête de l’intelligence par elle-même » ; il parachève le récit d’une envolée métaphysique voire mystique rappelant l’aphorisme de Nietzche « Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi ». Une profession de foi en quelque sorte du professeur François Bordes. Etonnante lecture d’un roman remarquable dont la première phrase flirte subtilement avec « Le Bateau ivre » de Rimbaud et qui nous gratifie en bout de course d’une nébuleuse planétaire, écho lointain de « L’étoile » d’Arthur C. Clarke.


jeudi 21 novembre 2024

Ce monde est nôtre

Francis Carsac - Ce monde est nôtre - L’Arbre vengeur

 

 

Dans un lointain futur deux représentants de la Ligue des Terres Humaines débarquent sur la planète Nérat pour statuer sur le sort de ses populations. La Ligue regroupe une infinité de mondes coalisés contre un ennemi très puissant dont le sport favori est l’extinction des étoiles.  Explorant l’univers, elle s’efforce par l’entremise de ses coordinateurs d’arbitrer des conflits locaux en appliquant la « Loi d’acier » : toute planète habitable est attribuée, à la suite d’un jugement, à une et une seule espèce intelligente, les autres faisant l’objet d’une délocalisation sur un monde de leur choix.

 

Trois races humanoïdes se partagent - difficilement - les territoires de Nérat. Des humains rescapés d’une expédition vers le Nuage de Magellan à l’époque où la Terre n’avait pas intégrée La Ligue, une autre implantation humaine, plus ancienne, les Vasks et enfin les Brinns. Trois peuples, trois organisations sociales différentes. Une société féodale, agressive, une société pastorale, et semble-t-il une population indigène. L’irruption des coordinateurs et leur déclaration d’intention provoque le déclenchement d’une guerre menée par un jeune noble du Duché de Bérandie.

 

Francis Carsac (1919-1981) est le pseudonyme de François Bordes, éminent paléontologue français de la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’intervalle de ses travaux il a rédigé quelques romans et nouvelles de science-fiction dont certains ont pris rang de classiques. Ce monde est nôtre, suite de Ceux de nulle part, aborde sur le canevas d’un space opera ordinaire, la difficile question « de la légitimé de l’occupation d’une terre » (Gérard Klein). Et bien que l’auteur s’en soit défendu, la publication d’un tel ouvrage en 1962 au Rayon Fantastique ne pouvait manquer de renvoyer à la guerre d’indépendance algérienne comme le rappelle la préfacière Natacha Vas-Deyres. Mais le lecteur contemporain n’a nul besoin de ce pesant rappel historique pour apprécier l’intemporalité de l’ouvrage de Francis Carsac : la colonisation, la difficulté du vivre ensemble, bref les revendications territoriales, écharpent aujourd’hui le monde que ce soit en Nouvelle-Calédonie, en Ukraine, au Proche-Orient. On ne peut que reprendre à propos de Ce monde est nôtre l’assertion d’Italo Calvino : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire ».

 

Cette Ligue des Terres humaines annonce La Culture, la toute puissante civilisation imaginée par le  regretté Iain M. Banks. Elle l’annonce par son ambiguïté, une formidable technologie au service d’une société démocratique - libertaire, anarchiste chez Banks - qui s’arroge le droit d’étendre son modèle social (sa bienveillance diront les exégètes de La Culture) à tout l’univers. Relativement rares sont les fictions ethnologiques, anthropologiques, à thématique religieuse, de cette intelligence. On pense au Blish d’Un cas de conscience, au Cycle du Midi des frères Strougatski, à Le Guin …


vendredi 15 novembre 2024

Chien du Heaume

Justine Niogret - Chien du Heaume - J’ai lu

 

 



Les quelques lecteurs de ce blog se souviendront peut-être que Mordred de Justine Niogret avait fait l’objet il y a quelques années d’une fiche de lecture – un peu sévère – ici même. Il aurait été injuste de ne pas relire et chroniquer Chien du Heaume qui révéla en 2010 ses qualités d’autrice, doublement récompensées par le Grand prix de l’imaginaire et le Prix des imaginales. Au risque de se répéter, mais autant enfoncer le clou, Jean-Philippe Jaworski et Justine Niogret sont à mon avis les têtes de pont d’une « école » de fantasy française qui ne dit pas son nom et dont la principale vertu réside en une revivification de la langue française inspirée par le parler médiéval et l’exploration des mythes chrétiens voire scandinaves. L’auteur de ces lignes garde en mémoire les premiers paragraphes de La guerre du feu dictés jadis en classe de 6ème et ce n’est pas folie d’imaginer que les textes des deux écrivains précités fassent l’objet du même traitement au profit des nouvelles générations.

 

Chien du Heaume est le surnom d’une mercenaire qui subsiste en faisant le commerce de peaux ou en offrant ses services de guerrière. Elle a acquis une certaine expérience dans le maniement de la hache et un archer dépêché par un commanditaire inconnu pour l’éliminer en fait la désastreuse expérience dès le premier chapitre. La jeune femme arpente un monde évoquant un haut Moyen-Age que la chrétienté n’aurait pas encore conquis, même si l’on y trouve à l’instar de La Sonde et la Taille quelques moines esseulés ou regroupés en rares confréries. Tout est Bois et Hivers rigoureux dans ce rude univers que Chien du Heaume parcourt animée par une quête, celle de son nom. Quelques rares souvenirs et l’image des serpents entrelacés gravés sur son arme entretiennent ses errances à défaut de lui fournir des pistes sérieuses. C’est ainsi qu’elle trouve refuge dans le castel du seigneur de Broe.

 

Ce qui aurait pu constituer l’achèvement d’une Geste s’éparpille alors en récits enchâssés d’hommes de guerre vieillis, cloitrés dans l’hiver et les souvenirs, malgré l’ire d’une fillette trop tôt mariée et résolue à se venger. La littérature générale est plus tolérante en ce domaine que la littérature de genre. Mais on se souviendra de quelques beaux personnages et de cet aphorisme « L’amour ne se love en cœur que pour mieux y mordre ».

samedi 9 novembre 2024

Impossibles adieux

Han Kang - Impossibles adieux - Grasset

 

 

« Un matin de décembre, Gyeongha reçoit un message de son amie Inseon. Suite à une grave blessure à la main, celle-ci a été transférée d'urgence à Séoul, laissant derrière elle son île natale et son perroquet blanc. Alitée, elle demande à Gyeongha de prendre le premier avion à destination de Jeju pour nourrir son oiseau, avant qu'il ne soit trop tard.

Mais le soir même, une violente tempête s'abat sur l’ile. Le vent glacé et les chutes de neige ralentissent Gyeongha au moment où la nuit se met à tomber. Parviendra-t-elle à rejoindre la maison de son amie ? Là-bas, l'attend bien plus qu'une vie qui vacille. Compilée de manière minutieuse, l'histoire de la famille d'Inseon a envahi les lieux, des archives réunies par centaines pour documenter l’un des pires massacres que la Corée ait connu - 30 000 civils assassinés entre novembre 1948 et début 1949. » 

  

Ecrivaine sud-coréenne peu connue du grand public français, Han Kang a construit une œuvre dont la renommée n’a cessé de s’étendre depuis une dizaine d’années, récoltant au passage un International Booker Prize en 2016 pour La Végétarienne, le Médicis étranger 2023 pour le présent roman et le Nobel en 2024. Sa plume parcourt les registres de la solitude, de la douleur et de la mémoire. C’est le cas avec Impossibles adieux et on remarquera au passage que les récents Prix Goncourt et Renaudot relatent également des parcours mémoriels. A la source de l’œuvre, un séjour de l’autrice sur l’ile de Jeju et la révélation par une insulaire d’un massacre commis en 1948 par les autorités sud-coréenne à la suite d'une révolte paysanne, juste avant la guerre de Corée.

 

Arrivée à Jeju, Gyeongha découvre les travaux préparatoires d’Inseon relatifs à un documentaire sur ces exactions que les deux amies, respectivement journaliste et photographe, devait réaliser. L’intrigue romanesque se mue en un récit traumatique dans lequel les révélations d’un journal surgissent comme les ilots d’un passé de cruauté au sein d’un présent réduit à sa forme symbolique: l’enlisement nocturne de Gyeongha dans un paysage de neige insulaire, les piqures sur les doigts amputés et suturés d’Inseon, et surtout le rêve récurent de la narratrice, un champ peuplé d’arbres morts menacé par l’envahissement de la mer, cimetière marin hanté par Les Croix de bois de Dorgelès.

 

La seconde partie d’ Impossibles adieux bascule dans un onirisme total rompant avec le déroulé de la narration, n'épargnant pas les deux jeunes femmes dont la présence se fait de plus en plus évanescente. Ce multivers de la douleur ralentit la lecture tout autant qu’il la magnifie dans un espèce de chuchotement Bergmanien à l’image du phrasé de la récipiendaire du Nobel.


vendredi 1 novembre 2024

La Sonde et la Taille

Laurent Mantese - La Sonde et la Taille - Albin Michel Imaginaire

 

 

Le légendaire Conan a vieilli, beaucoup vieilli. L’octogénaire roi des Sept Nations de l’Hyperborée, repu de batailles dont les épisodes sanglants hantent ses rêves, régente désormais son Royaume depuis la citadelle de Kaldré devenue le siège d’une énorme administration. Depuis trop longtemps peut-être. Tout semble échapper à sa vigilance et à celle de ses conseillers. Son corps aussi le trahit ; les années ont bien entamé la vigueur du colosse et une néphrite enflamme son bas-ventre. Alors que ses vassaux présentent leurs doléances lors de la Septaine, une congrégation religieuse vitupère contre le monarque et prophétise des Temps de désordre et de renouveau. Pire, dans la foulée de l’opération chirurgicale décidée et exécutée par ses médecins, des troupes insurrectionnelles débarquent dans son fief.

 

Surgi du diable Vauvert, ou presque - nonobstant plusieurs recueils de nouvelles fantastiques dont un alléchant hommage à Jean Ray - Laurent Mantese entre d’emblée dans la cour des Jaworski, Niogret et autres Ferric avec un ouvrage de dark fantasy tout simplement incroyable. Un tour d’horizon éclair dévoile un personnage hors norme, Conan vieux, un pitch assez simple, la traque d’un roi fugitif, le tout porté par une écriture paroxystique attelée à la description d’un univers organique infiniment cruel. Le premier chapitre happe le lecteur avec un récit horrifique. Ce registre fantastique qui ressurgit à la fin du roman n’éclipse pas la tonalité fantasy de l’ensemble. La remarque judicieuse du xeelee Weirdaholic sur quelque parentèle avec Gargantua, pourrait laisser entrevoir la naissance d’une école française de l’imaginaire dont les pères fondateurs auraient pour nom Rabelais et quelques Parnassiens: Leconte de l’Isle n’aurait pas renié les sonnets disséminés ici et là par Laurent Mantese. On ne saurait nier non plus l’influence anglo-saxonne, en particulier arthurienne voire tolkienne dans la thématique du déclin de la nature et des êtres consécutif à celle du roi, considéré non plus comme un pacificateur mais l’Ordonnanceur de toutes choses :

« La vie immémoriale, la vie sans long questionnement ni palabre inutile, la vie que des milliers de générations avaient vécue sans colère et sans peine parce qu'il n'y en avait pas d'autres et que cela était très bien ainsi, la vie d'avant la mort, la vie des semailles et des courtils où l'on retournait la terre à la bêche et qu'on engraissait joyeusement avec toutes sortes de déchets, la vie du miel à la couleur ambrée qu'on ne puisait qu'à moitié dans les maisons des mouchettes pour leur permettre de passer l'hiver, la vie des champignons levés sous les fougères et des fruits sauvages cueillis dans la forêt, la vie foisonnante et criarde des basses-cours et des mies à qui l'on donnait des prénoms, la vie des épis de blé vigoureusement fauchés à la faucille par les hommes et liés en bottes par les femmes, la vie des chaumes enflammés sous le soleil de midi et qui finissaient de brûler sous le grand ciel infini constellé d'étoiles blanches, la vie des moissons ruisselant en poussière d'or sous le piétinement des mulets et les volées du fléau, cette vie-là n'était plus. Nul ne curait plus les fossés à la houe ; nul ne tondait plus les moutons qui se perdaient affolés, à la merci du loup, dans les col­lines ensauvagées ; nul ne tirait plus le lait des vaches, qui beuglaient sans fin dans les champs, les mamelles pleines à crever, ou qu'on voyait agoniser longtemps dans les étables, le cou pris dans les licols noués à la chaîne des murs, leur mufle désespérément tendu vers l'entrée de l'étable où le paysan ne reparaissait plus ; nul ne pressait plus le raisin dans les cuves et nul ne cueillait plus les glands aux branches alourdies des vieux chênes.

Et ainsi par cette lente désagrégation et par ce lent pourrissement de toute vie sociale, la maledisance et la haine des autres, la crainte du futur et l'incessante angoisse de chaque jour avaient fait remonter des catacombes et des grottes puantes où on les avait chassés, du temps de l’opulence, les diseurs de destin et les grippeminauds, les rebouteux guérisseurs de la peste et les ensorceleurs, les mages rapineurs et les prophètes lycanthropes, on les voyait revenir au grand jour et s'enhardir sur les routes, en jetant dans les airs des poignées de charmognes et de sortilèges qu'ils crachaient hors de leur bouche baveuse avec des hurlement de possédés, des imprécations formidables et des injures pour le ciel et pour la terre, pour les dieux et les démons, et on les écoutait gravement et on ne leur faisait point offense, on leur donnait même quand ils frappaient aux portes le peu qu'il restait, une croûte de pain, un coin de paille et un cruchon de vin, pour ne point attirer sur soi le guignon, et l'on racontait que ces nuiteux infâmes se réunissaient les jours de lune rousse au sommet des collines, dans les profonds des forêts et des bois, dans les marais fétides aux joncs camoufleurs de cadavres, […] » Dans cette veine inspiratrice, l’apparition finale des nornes peut évoquer celle des sorcières au début de Macbeth.

 

Il y a dans La Sonde et la Taille des moments d’introspection magnifiques succédant à des scènes de massacre ou de torture (âmes sensibles s’abstenir),  procédé de monologues intérieurs connu depuis Joyce. Au sein de cette désespérance surgit la figure de Colin, enfant handicapé que le monarque avait recueilli jadis, seul survivant de l'anéantissement d'un village de pêcheurs. Colin n’est pas l’idiot narrateur de Shakespeare ni le Benjy Compson de Faulkner, mais le protégé et le protecteur de Conan contre la déraison, le bruit et la fureur, son fils déclaré et aimé. Mantese croque avec délices les fieffés coquins qui traquent le duo avec un souci de détail qui confine au bestiaire.

 

Evoquant la qualité du style de l’écrivain, l’éditeur a cité dans la  quatrième de couverture Méridien de sang de Cormac McCarthy. On pourra s' assurer de l'analogie en comparant « l’attaque des Comanches - extrait 3 », avec la prose de Laurent Mantese :

« Par l'escalier, au même instant, arriva en gueulant une horde de guerriers vêtus de hardes et de harnois incroya­blement dépareillés, glanés sur les champs de massacre les plus lointains et les plus extravagants, et Cassius les vit couler vers lui tel un torrent boueux et malodorant en poussant des cris de joie et des injures triomphales, et la stupéfaction de leur venue lui fut si grande qu'il ne put que les contempler bouche ouverte, pâle comme un mort, les regardant de ses, yeux exorbités l'encercler et le bousculer en ricanant.

Ces mercenaires portaient tous, sous leurs vestes de peaux, des chemises à longues et larges manches, des chitons de laine grossièrement filée, des tuniques diverses, bigarrées, déchiquetées et balafrées de mille coupures ou accrocs, tenus aux hanches par des cordelettes ou des bandeaux de toile cousus hâtivement, Certains, sous ces entassements absurdes d'habits dépareillés, symboles de la barbarie des routes, de la fureur des pillages et de la monstruosité des tortures et des viols, exhibaient, malgré le froid, leurs poitrines velues, lardées de coups de lame ou de poignard qu'ils arboraient sans fierté excessive, habitués à ne faire naître partout où ils passaient qu'une désolation funeste, une implacable horreur sur les visages pétrifiés de leurs ennemis.

Et toute cette légion de pendards cruels vomie des enfers, aux yeux fous de ceux qui sont passés sans espoir de retour de l'autre côté de la commune humanité, aux oreilles cachées par de longs cheveux hérissés, aux barbes hideuses et négligées, aux visages brutaux et hilares d'égorgeurs et de coupeurs de tripes, puait la fosse d'aisances et le trou à fumier, les ragoûts hâtivement mangés au coin des feux de camp, les carcasses rongées abandonnées aux vers et aux mouches, les haleines empuanties par la gâterie fétide des dents jamais lavées, les vêtements portés sans soin depuis de très longs mois, depuis les après-midi brû­lants d'août jusqu'aux nuits glacées de décembre, la crasse ordurière et les pelures innommables des entrecuisses et du cul grattées et caressées du bout des doigts et ramenées à l'air libre - qu'on essuie à ses chausses en les tachant de marbrures noirâtres -, l'acre et tenace relent du sang qui les enveloppait comme un voile de fumée, la cendre des ossements dégorgés par milliers des bûchers nocturnes dressés par leurs mains d'assassins sur les collines - et tout cela faisait se lever, dans les piétinements des montures qu'ils traînaient derrière eux, les raclements de gorge, les rires fous et le cliquetis des armes et des armures, la peur des massacres à venir et des douleurs sans nom.

Ils portaient également tous, à des degrés divers d'ex­travagance, des armes dégueulées par toutes les batailles menées autour du monde, à pied, en mer, à cheval, dans toutes les provinces et contre tous les peuples, machettes à lame courbe, marteaux de guerre au manche de bois coiffé de têtes de plomb, masses, piques, sabres droits ou pertuisanes, sacquebutes et vouges aux lames emmanchées sur de longs bâtons qui servaient à sectionner les jarrets des chevaux, dagues, poignards, haches de jet ou de guerre, fléaux, cimeterres des lointaines contrées du Kosala ou du Khitai, de Stygie et du Punt, et même des faucilles, des serpes et des couteaux de pierre volés sans doute à d'innocents et pleutres paysans. »

 

En inaugurant la collection Albin Michel Imaginaire, Gilles Dumay déclarait vouloir attirer les auteurs français. Un choix stratégique payant puisqu’après les chocs Romain Lucazeau et Marguerite Imbert, voici la percussion Laurent Mantese. Lecteurs hexagonaux de David Gemmell, faites une pause et venez admirer dans La Sonde et la Taille les derniers combats de Conan le Barbare et les inépuisables ressources de la langue française.

 

 

 

 

 

 

Post-scriptum : Le Petit lexique à l'usage des lecteurs de Franck Ferric, Jean-Philippe Jaworski et consorts, enrichi au fur et à mesure des parutions, est désormais logé dans l’item Passeports pour le futur visible dans le blog en affichage web.

mardi 22 octobre 2024

Les Ailes de la nuit

Robert Silverberg - Les Ailes de la nuit - J’ai Lu

 

 

Dans un Temps éloigné, le Guetteur Wuellig fait route en direction de l’ancienne ville de Rome connue désormais sous le nom de Roum. Il est accompagné d’Alvuela, une Volante, jeune femme gracile et ailée, et de Gormon un Elfon. Modifiés ou pas, ces personnages restent des êtres humains rescapés du châtiment que leur espèce s’est infligée à elle-même, en modifiant jadis les équilibres climatiques de leur planète. Les peuples des étoiles jadis colonisés viennent en touriste admirer les reliefs d’une civilisation autrefois brillante au sein d’un monde dévasté et l’un d’entre eux menace même de conquérir la Terre et de se venger. L’Humanité rescapée s’est regroupée en confréries et celle de Wuellig consiste justement à détecter et à prévenir une éventuelle invasion.

 

Paru un an après L’Homme dans le Labyrinthe, Les Ailes de la nuit emmène le lecteur sur des terres évocatrices a priori de l’œuvre de Jack Vance mais qui en définitive se rapprochent d’un chemin de Compostelle, d’un itinéraire spirituel où se succèdent, pas forcément dans l’ordre, crime, châtiment et rédemption. Wuellig, malgré l’alerte donnée, reste le témoin impuissant de l’invasion pressentie. Sur les routes de Roum ou de Jorslem (l’ancienne Jérusalem) il cherche une voie existentielle et disons, puisque le roman n’est pas exempt d’une certaine religiosité, une forme de salut, en compagnie de voyageurs aux motivations plus ou moins troubles. Chacun d’ailleurs affrontera son karma lors d’une ultime étape, procédé que réutilisera Silverberg dans Le Livre des crânes voire Les Profondeurs de La Terre.

 

Si le crime est collectif, collective sera la rédemption. Le choix de l’auteur s’avère des plus pertinents en regards des thèmes abordés, le changement climatique (repris dans Soleil de minuit) et le retour de bâton des colonisations, dont l’actualité ne cesse de vibrionner à nos oreilles. Rédigé dans une langue classique, splendide, (merci au traducteur Michel Deutsch), l’ouvrage paru en 1969 (VF 1975) tient toujours le coup y compris ce parfum suranné de Love and Peace.


jeudi 17 octobre 2024

Au soir d’Alexandrie

Au soir d’Alexandrie - Alaa El Aswany - Actes Sud





A l’époque de Nasser, un groupe d’amis a pris l’habitude de passer ses soirées dans un bar privé d’un célèbre restaurant d’Alexandrie. Issus de divers horizons, les membres de « Caucus » - ainsi se surnomment ils -  échangent rires et discussions passionnés au cœur d’une ville adorée. S’y côtoient Chantal Lemaitre, une libraire française, le chocolatier Tony Kazzan dont le père a fui les persécutions ottomanes en Anatolie, un grand avocat Abbas El Cosi, Lyda propriétaire du restaurant, Carlo Sabatini maitre d’hôtel et séducteur impénitent, et un peintre, Anas el-Saïrafi. Le sujet de cette nuit-là est l’aptitude ou l’inaptitude des égyptiens à la vie démocratique, sujet banal mais posant les jalons d’un récit tragique.

 

Quittant le Caire des deux romans L’immeuble Yacoubian et Automobile Club d’Egypte évoqués ici, Alaa El Aswany transpose une réflexion politique amplifiée par la révolution de 2011 et les soulèvements populaires de la place Tahrir auxquels il a pris part, dans l’ancienne capitale antique, cœur traditionnel du cosmopolitisme égyptien :

 

« Je suis pas un écrivain et ce ne sont pas là mes Mémoires. Simplement mon témoignage sur ce qui est advenu. Je le note comme je l'ai vécu. Mon nom est Anas el-Saïrafi, connu à Alexandrie simplement comme Arias prénom dont je signe mes œuvres. Si vous êtes un habitué des restaurants et des bars d'Alexandrie, vous me connaissez certainement ou du moins vous m'avez déjà vu. Je suis peintre, diplômé de la faculté des beaux-arts. J'ai supporté cinq années ennuyeuses d'études au Caire puis je suis revenu à Alexandrie que je n'ai plus quittée. Alexandrie est mon univers. Lorsque j'en sors je perds mon équilibre psychologique et mon esprit se trouble. Je deviens un autre qui me ressemblerais c'est seulement à Alexandrie que je suis moi-même avec tout ce qui me caractérise, mes idées, mes sentiments, ma folie. Alexandrie n'est pas seulement une vie au bord de la mer, ce n'est pas seulement une ville arabe. Alexandrie existait des centaines d'années avant d'être envahie par les Arabes. La culture d'Alexandrie a, en surface, une première strate arabe au-dessous de laquelle se trouvent les strates d'autres cultures. L'histoire n'a jamais connu une telle diversité culturelle en dehors d'Al-Andalus où musul­mans, chrétiens et juifs vivaient dans la tolérance et la paix. Alexandrie est douce et délicate. Cette ville te prend dans ses bras sans égard pour ta langue, ta religion ou ton origine. Où trouver ailleurs une ville où l’on peut se faire couper les cheveux par un coiffeur grec, déjeuner dans un restaurant appartenant à un couple d'Italiens, mettre ses enfants dans une école française puis, si l'on a un problème, prendre pour se défendre un avocat arménien ? Combien de villes dans le monde fêtent-elles avec le même enthousiasme et la même joie les fêtes des musulmans, des coptes orthodoxes, des catholiques, des protestants et des juifs? Beaucoup de peintres ont vécu à Alexandrie. Partout, dans cette ville il y a des paysages qui attendent qu'on les peigne : la mer, le matin ou au coucher du soleil, les vieilles rues étroites revêtues de pavés, le fort de Qâit Bey que les Alexandrins appellent la Tabia, la colonne de Pompée et le phare. Où, dans une autre ville, un peintre pourra-t-il trouver tant de spectacles pour l'inspirer ? Je pourrais parler d'Alexandrie pen­dant des heures sans épuiser le sujet. C'est la seule ville égyptienne qui ait réussi jusqu'à aujourd'hui à résister au déluge de laideur, de sottise et d'extrémisme. Alexandrie me connaît, me comprend et m'aime. Souvent je l'imagine sous la forme d'une femme dont je serais épris. Lorsque je m'assieds au café du Commerce, puis au Trianon lorsque je traverse la rue pour prendre une bière glacée aux Délices, j'ai l'impression de caresser du bout des doigts le visage de mon aimée, comme si mon amour pour Lyda était lié à Alexandrie. Un jour, je me suis incliné devant elle, j'ai baisé sa main et je lui ai dit cérémonieusement :

- Princesse Lyda, souveraine de mon cœur, c'est Alexandrie qui t’a donné ta séduction et tes mystères... et ma résistance s'est effondrée. »

 

Les personnages, à l’instar de Tony Kazzan, figure de patron paternaliste souriant, exubérant, participent à ce quotidien festif qu’on nomme liberté. Il expérimente un nouveau produit; de son côté Chantal tente d’arracher l’autorisation d’organiser une journée de dédicaces avec un auteur étranger et redécouvre l’amour, Arias dessine des portraits de passants en dehors de ses heures de cours, la jeune Néamat fuyant un beau-père prédateur sexuel trouve refuge dans une école de danse, Maitre Abbas défend avec succès ses clients. Mais une main de fer va s’abattre sur les protagonistes et la ville. En cause la volonté du Raïs de prévenir toute velléité contestatrice, de poursuivre une œuvre révolutionnaire où la pureté des intentions des membres du parti présidentiel sera mise à l’épreuve, et de mettre en place des réseaux de surveillance. Au sein de la direction de la chocolaterie, deux membres d’une cellule secrète rattachée au ministère de l’intérieur, dont le propre frère du libéral Abbas, se mettent à l’œuvre.

  

Dans son nouvel ouvrage, Alaa El Aswany s’attaque à la période nassérienne, dénonçant sous les oripeaux de la victorieuse nationalisation du canal de Suez et de l’adulation d’un peuple, des pratiques dictatoriales. Au-delà du cas particulier de Nasser, le propos, par la bouche  du personnage de Chantal Lemaitre s’élargit à la culture de la soumission, religieuse ou étatique qui ne cesse de s’étendre, alors que ne cesse de s’éteindre y compris en Occident l’idée du vivre ensemble. Pour le reste le talent du conteur,  l’éclat des personnages font encore mouche.