jeudi 3 octobre 2024

Le Bracelet de Jade

Mu Ming - Le Bracelet de Jade - Argyll - RéciFs

 

 

En l’an 1640, époque où la dynastie chinoise Ming s’apprête à s’effacer au profit de la dynastie Qing, le lettré Qi Youwen emmène sa petite fille Chen à la foire aux lanternes sur le Mont Dragon. Courant de lumières en lumières, la fillette croise la route d’un inconnu, qui lui remet un cadeau. Il s’agit d’un bracelet de jade dont l’intérieur finement ouvragé contient en son creux de fines peintures de paysages. Détail curieux, l’objet est torsadé comme un ruban de Möbius. Sa beauté finit par hanter autant le père amateur de jardins que sa fille dont les rêves s’emplissent de montagnes et de rivières.

 

Premier volume d’une nouvelle collection consacrée à des romans courts rédigés par des autrices, la novella de Mu Ming, newyorkaise née en Chine, ravit par son originalité et sa richesse. C‘est à la fois un récit issu de contes anciens comme Le Bracelet torsadé, de littérature de jardins, d’un très vieux poème utopique de  Tao Yuanming (365-427), La source aux fleurs de pêchers, qui raconte la découverte par un pêcheur d’une vallée paradisiaque dont il perdra trace ultérieurement - et une spéculation inspirée de la géométrie riemannienne (ruban de Möbius, bouteille de Klein).

  

Il est beaucoup question de jardins et de peinture dans cette fiction. L’idée « de reproduire dans ce qui est fini la nature infinie du ciel et de la nature » renvoie à « L’Aleph » de Borges, de même que l’entremêlement d’un paysage et de sa représentation évoque le meilleur texte des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Le vide taoïste, aux sources de l’art célébré par le père de Chen, ne voisine-t-il pas avec avec son équivalent quantique dont les fluctuations énergétiques créent la matière ? On n’en finit pas de rêver autour de ce récit comme dans les meilleures productions de Greg Egan.

  

Mais il n’est pas interdit de reposer les pieds sur terre et d’apprécier tout simplement la biographie d’un lettré et haut fonctionnaire chinois, homme bon et juste, qui las du désordre du monde et des avanies subies par son peuple, décide de cultiver son jardin. Vous avez dit Voltaire ? Enrichi d’un paratexte très intéressant, ce petit volume entame en fanfare la nouvelle collection de l’éditeur Argyll.

samedi 28 septembre 2024

Comment voyager dans les Terres Oubliées

Sarah Brooks - Comment voyager dans les Terres Oubliées - Sonatine

 

 

 

« On dit que l’on avait tellement pris à la terre qu’elle avait toujours faim. Elle s’était nourrie du sang versé par les empires, et des ossements des animaux et des hommes par eux abandonnés. Elle avait acquis le goût du sang. »

 

 

 

Au sein des Terres Oubliées un Transsibérien Express fait la liaison entre les villes de Pékin et Moscou, une solide locomotive à vapeur tractant une vingtaine de voitures et leurs passagers. Vitres et parois ont été blindées pour résister aux assauts de l’Extérieur. En effet, à la suite d’on ne sait quel cataclysme, la Sibérie s’est muée en un territoire étrange, peuplé par une flore et une faune mutantes, déserté par l’espèce humaine. L’autre alternative s’offrant aux clients désireux d’atteindre l’une ou l’autre capitale passe par les mers du Sud, au prix d’un trajet à la durée indéterminée.

 

Les voyageurs, quoique protégés, ne sont pas à l’abri des séquelles psychologiques provoquées par la vision de ce strange land. Aussi un personnel spécialement formé assiste les occupants des wagons de Première et Troisième classe. Mystère au même titre que le quai 9 ¾ de la gare de Kings Cross de Londres, les ingénieurs ont oublié de concevoir la Seconde. Un salon bibliothèque, une voiture d’observation, des restaurants, des compartiments dédiés aux stockages de nourriture et autres commodités complètent le convoi. Sitôt installés les passagers font connaissance, histoire de s’affranchir, malgré les propos rassurants de l’équipage, des légendes angoissantes nées des précédents parcours.

 

Si l’on veut bien écarter le souvenir de fameux romans à suspense, il est bon de rappeler que le train est un des plus anciens véhicules de transport de l’imaginaire. On citera en premier l’imposant cycle de La Compagnie des Glaces de G.J Arnaud, des nouvelles signées Bloch, Shepard (« Le train noir »), une anthologie de Pierre Gontier, La croisière bleue de Laurent Genefort, au cinéma le dernier volet de Retour vers le Futur, liste non limitative évidemment. Sarah Brooks, dont c’est le premier récit propose là un pitch très intéressant, servi par une écriture déjà mature.

 

Deux explorations s’offrent au lecteur, l’une dédiée à l’identité des voyageurs et à leurs motivations, l’autre à ces fameuses Terres. Deux univers séparés mais peut-être pas si antagonistes que cela. Les personnages ont vraiment de la consistance, que ce soit la jeune et ex passagère clandestine Weiwei, Marya femme mystérieuse animée d’un esprit de revanche, Henry Grey, émouvant naturaliste accroché à son rêve d’Eden.

 

Comment voyager dans les Terres Oubliées est vraiment une bonne surprise, une « weird » légère et originale, une vision d’un monde sans entrave. Ah Jeunesse …


mercredi 18 septembre 2024

La Maison des Soleils

Alastair Reynolds - La Maison des Soleils - Le Bélial’

 

 

« C'était un visage qui me contemplait comme à travers la visière d'un casque. Il n'était pas humain, mais je devinais qu'il l'avait été, dans un passé lointain. On aurait cru une figure sculptée sur une falaise et soumise à l'action des éléments pendant une éternité jusqu'à ce que ses traits ne soient plus que traces résiduelles. Les yeux seuls mesuraient dix mètres de large ; le visage, dix fois plus. La bouche était une crevasse noire dans le granit de sa chair grise. Le nez et les oreilles n'étaient guère plus que des monticules arasés sur un flanc de colline. La tête s'évasait au niveau du cou pour disparaître dans le corps immense que dissimulait le collier de raccord autour de la base du casque en dôme.

La créature a cillé, moins un clin d'œil qu'un événement astrono­mique, l'éclipse d'une binaire à période courte. Il a fallu quelques minutes aux paupières pour s'abaisser, et la même durée pour se relever. Les yeux, pourtant braqués sur moi, ne me regardaient pas ; ils restaient inanimés. »

 

La littérature de science-fiction offre une réponse audacieuse à la réflexion angoissée de Pascal, « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » : terrain de jeux sans limite, réinvention de l’Histoire, expériences de pensée sans borne appliquées aux sciences expérimentales ou molles (uchronie) bref elle oppose l 'infini de l’imaginaire à l' infini de l’Univers. Le curseur est poussé très loin avec un nouvel ouvrage des éditions Le Bélial’, La Maison des Soleils paru en VO en 2008 et signé Alastair Reynolds, un des maitres du Space Opera.

 

Aux alentours du trentième millénaire, L’Humanité décide d’essaimer dans la Voie Lactée. La Lignée Gentiane, dont l’ancêtre a mis au point la technique de clonage envoie mille d’entre eux dans les étoiles. Elle n’est pas la seule. Chacune explore les mondes, s’y implante, mais toutes se retrouvent tous les deux cent mille ans pour fêter « La Millième Nuit ». Le récit démarre six millions d'années plus tard. Nous suivons les pérégrinations d’un couple de la Lignée Gentiane en route pour le rassemblement festif. Prenant le chemin des écoliers il récupère un membre du Peuple Machine, une créature aquatique, récolte des informations auprès d’un gigantesque Gardien d’un non moins gigantesque entrepôt de données. Ces détours génèrent un retard de quelques dizaines d’années, une peccadille à l'aune de cette échelle temporelle … Sur place il constate avec effroi que la presque totalité des clones de leur Clan a été éliminée. Qui a pu faire cela et pourquoi ?

 

Les fringants Campion et Purslane sont à leur manière des survivants enjambant l’émergence et la disparition de civilisations. La Post-Humanité a réalisé d’impensables avancées technologiques, biologiques, maitrisant la combustion des astres, allongeant la durée de vie de ses membres. Mais six millions d’années … Les deux héros de l’histoire ont en fait vécu quelques dizaines de  milliers d’années de temps subjectif, le reste étant dévolu à la cryogénisation ; pour citer le Gardien « Vous êtes un ver des livres qui a foré des tunnels à travers les pages de l’Histoire ». Ces prodigieux humains ne se mesurent pas encore au Temps des étoiles, mais abordent sans complexe les vastes étendues des Temps géologiques. Adieu Braudel !

 

En dehors des pérégrinations des pittoresques Campion et Purslane, la narration s’offre un détour sur les origines de la lignée par l’entremise du personnage d’Abigail Gentian. On découvre ses jeux, une étonnante maison de poupée, Le Palatial, aux fonctionnalités surprenantes comme Le Livre Mentor de L’âge de diamant de Neal Stephenson. Ce n’est là qu’un des aperçus de cet ouvrage ambitieux à l’image de La Nuit du Faune de Romain Lucazeau, mais servi par des moyens narratifs supérieurs. Les deux cents premières pages m’ont émerveillé, avant de patiner entre les intrigues secondaires des chapitres 14 à 21. Mais j’avoue bien volontiers avoir été dépassé par ce livre hors du commun.


dimanche 8 septembre 2024

Le Christ s’est arrêté à Éboli

Carlo Levi - Le Christ s’est arrêté à Éboli - Folio

 

 



Il fut un temps où l’Europe, parée aujourd’hui de toutes les vertus, fut une terre de répression. En Allemagne, en Espagne, en France, en Italie, les mains de fer d’Adolf Hitler et de ses alliés brisèrent les nations, dressèrent les populations les unes contre les autres, jetèrent en pâture aux plus féroces des laudateurs de l’Aboyeur une minorité religieuse. Les intellectuels furent particulièrement visés. Avant même la déflagration de la seconde guerre mondiale, les italiens Cesare Pavese et Carlo Levi, pour ne citer qu’eux, connurent l’exil. Après les geôles romaines ce dernier fut confiné en Italie Méridionale, dans la région de Basilicate, dans ce qu’on appelait autrefois la Lucanie. De passage à Matera, il échoua à Grassano puis à Aliano, renommé en Galliano dans son ouvrage Le Christ s’est arrêté à Éboli.

  

Le tour de force de cet écrivain est d’avoir fait de ce livre de souvenirs un roman où se déploie en à peu près trois cents pages tout ce que l’on peut espérer d’une œuvre de fiction : la découverte d’une terre, d’un peuple, d'une société, quelques forts personnages, des mythes fantastiques, un prolongement (fantasmé) vers un passé légendaire, des voisinages littéraires prestigieux comme si Les Misérables ou Germinal côtoyaient L’Eneide. Gabriel García Márquez ne m’a pas plus impressionné, tant cette Italie des bas-fonds, cette région de solitude, surgit comme une terra incognita. Carlo Levi, comme Faulkner, avait trouvé en 1945 son Sud de déshérence sociale et d’abjection.

 

Le narrateur débarque successivement Grassano puis à Galliano, deux villages agrippés aux flancs d’argile d’une région montagneuse. Si les maisons haut perchées et les vues dégagées du premier offrent à leurs occupants une forme de respiration, les habitats du second frôlent des ravines. D’emblée s’impose en plein été la vision d’une terre jaunâtre et d’une paysannerie labourée par le paludisme. Un lieu maudit dont le sol fissuré par la sècheresse abrite des vipères. La blancheur relative des murs et des portes s’obscurcit de la noirceur des essaims de mouche omniprésents, sans parler des cornes des chèvres dont la forme évoque le démon. Il y a bien de pauvres églises, mais la Vierge, « La Madone au visage noir, entre le blé et les animaux, les détonations et les trompettes, n'était pas la Miséricordieuse Mère de Dieu, mais une divinité souterraine, ayant puisé sa noirceur au pays des ombres dans les entrailles de la terre, une Perséphone paysanne, une déesse infernale des moissons. » Le coup de grâce est donné par le récit de la sœur du narrateur qui s’est aventurée dans les ravines de Matera, chef-lieu local, découvrant des habitations troglodytes peuplées d’enfants dévorés par le paludisme. Et certains de dire que le christianisme s’est arrêté à Eboli, avant-poste de territoires perdus habités d’êtres mi-hommes mi-bêtes.

 

Pourtant, ignorés du Ciel, brulés par les fièvres, harcelés par les représentants fascistes locaux, les paysans opposent une résignation qui se colore d’espérance à la venue du narrateur, peintre mais aussi médecin. Le village en compte deux autres mais totalement incompétents à l’instar des propriétaires de la pharmacie. Levi suscite ainsi l’intérêt de tous y compris du podestat mussolinien et de sa sœur.

 

Le Christ s’est arrêté à Éboli se lit non pas comme un roman sur la peste ou le choléra, mais comme le récit d’un peuple opposant une forme de résistance à l’Etat romain, digne descendant, imagine l’auteur, des brigands de jadis et plus loin encore de la reine Amata et du roi Turnus qui selon Virgile luttèrent contre l’installation des Troyens dans le Latium et qu’incarne plus que toute autre personnage la « sorcière » Giulia. La traduction très fluide de Jeanne Modigliani mériterait quelques rafraichissements mais elle met incontestablement en valeur la beauté de ce livre exceptionnel.

mardi 20 août 2024

Night Ocean

Howard P. Lovecraft - Night Ocean et autres nouvelles - J’ai Lu

 

 

Howard Phillips Lovecraft effectue sa rentrée littéraire la 17 Octobre 2024 avec une publication d’une sélection de vingt-neuf récits dans La Pléiade. La prestigieuse collection de Gallimard, après avoir honoré Jules Verne, incorpore donc le natif de Providence dans ses rangs avant, - qui sait ? - d’arpenter un jour la Terre du Milieu de Tolkien au grand désespoir de la vieille garde du lectorat des ouvrages au papier bible. Quoiqu’il en soit les œuvres du créateur de Cthulhu n’en finissent pas de défier le temps et de garnir nos rayonnages avec notamment une récente et formidable intégrale concoctée par David Camus chez Mnémos.

 

Pour ma part j’ai choisi pour lui rendre hommage, un modeste J’ai Lu acquis en 1995 contenant des textes collaboratifs pas toujours du plus haut intérêt littéraire, à l'exception d'une perle, une assez longue nouvelle « Night Ocean » signée Lovecraft et R.H Barlow. La préface de S.T Joshi, qui est au Maitre ce que Reiner Stach est à Kafka, souligne le fait que l’auteur de Dagon, contrairement aux idées reçues, ne vécut pas en solitaire. En témoignent des récits rédigés à plusieurs mains, des travaux de « nègre », et les fictions de confrères édifiées sur ses propres mythologies. La galaxie Lovecraftienne, si l’on prend en compte les multiples déclinaisons cinématographiques ou ludiques, ne cesse de s’étendre.

 

« Night Ocean » est un texte d’atmosphère, plus simplement un poème en prose. Sa fausse simplicité l’apparente pour Joshi aux créations d’Henry James. Mais on pourrait citer la prose poétique de Poe. Le narrateur, un peintre, prend quelques jours de vacances dans une station balnéaire. Il séjourne dans une petite maison en bord de plage, assez loin de la petite ville. Aux premières journées ensoleillées favorisant l’engourdissement des sens et la vacuité de l’esprit succède l’émergence d’une sourde inquiétude soulignée par l’apparition de premiers orages. Aucun véritable évènement ne vient cependant cautionner cette peur irraisonnée hormis la présence éphémère et hypothétique de formes indistinctes près de la mer, un jour de tempête. Les rares visites effectuées dans la cité voisine ne modifient en rien l'état d’âme du personnage, captif d’un univers étrange, sinon de ses tourments intimes.

 

La présence toute proche et cependant impalpable d’autres mondes est un thème récurrent des créations de Lovecraft. Il le décline ici - la participation de R.H Barlow ne semble pas essentielle - en trois vagues successives : la création artistique comme appropriation de visions d’un au-delà, les « ailes de papillon des rêves » objets de plusieurs textes de l’écrivain, et enfin l’existence d’entités très anciennes dont la résurgence marquera la fin de la présence humaine :

« L'océan est vaste et solitaire, et, de même que toutes choses en proviennent, elles y retourneront. Dans les lointaines profondeurs du temps, plus personne ne régnera sur la Terre, et il n'y aura aucun mouvement, sauf dans les eaux éternel­les. Elles viendront battre les rivages sombres de leur écume assourdissante, bien qu'en ce monde mourant plus personne ne puisse voir la froide lumière d'un soleil affaibli jouer sur les marées tourbillonnantes et le sable grossier. Il ne subsis­tera, à la limite des profondeurs, qu'une écume stagnante où se rassembleront les coquilles et les os des êtres disparus qui vivaient au fond des eaux. Des objets silencieux et mous, privés d'une vie paresseuse, seront ballottés le long des rivages. Puis tout sera noir, car pour finir même la lune sur les vagues lointaines disparaîtra. Il ne restera rien en au-dessus comme au-dessous des eaux sombres. Et, jusqu'à la fin des temps, au-delà de de la mort de tous les êtres, la mer continuera de battre à travers la sinistre nuit. »

 

Un très beau texte sans doute inspiré de La maison au bord du monde de William Hope Hodgson.

samedi 17 août 2024

Gravité à la manque

George Alec Effinger - Gravité à la manque - Mnémos

 

 

 

Dans le secteur de Boudayin, quartier ou métropole inconnue du Proche ou du Moyen Orient, Marîd Audran traine ses guêtres de détective privé dans les cafés et boites de nuit de la Rue principale, dopant son humeur à coups de petites pilules à défaut d’alimenter son compte en banque.  La chance semble tourner quand un ressortissant russe lui offre une coquette somme pour retrouver son fils disparu. Contacté, le lieutenant de police Okking lui révèle que le jeune homme a été retrouvé mort trois ans auparavant. Pire, l’employeur d’Audran meurt assassiné. C’est le début d’une série de crimes.

 

En 2015 Mnémos rééditait en un volume une trilogie romanesque de la fin des années 80 de George Alec Effinger complétée par quelques nouvelles, sous le titre Les nuits du Boudayin. Inspiré par des séjours qu’il effectua dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans, l’auteur dressait le décor d’un Moyen Orient des années 2170 ou l’observance des lois de l’Islam s’accommodait paradoxalement de l’existence et de l’activité nocturne de personnages transgenres ou à la personnalité modifiée ou augmentée par des implants, impliqués dans toutes sortes de trafic. Bien difficile dans ces conditions, surtout pour un enquêteur, de savoir qui est qui, d'autant que les améliorations proposées peuvent étendre vos compétences ou carrément vous transformer en bête de foire.

 

Polar cyberpunk, Gravité à la manque évolue dans un monde aux frontières recomposées, anticipant par exemple la fin de l’URSS. A la faune de souteneurs, de « michetons », de trafiquants du Boudayin, s’ajoute celle des espions. Un Bey (résurgence de l’empire ottoman !) tient tout ce petit monde à sa botte. Sous le regard croisé de celui-ci et d’Okking, Audran va tenter de juguler la série noire. Le lecteur a un peu de mal à déficeler l’intrigue, les cadavres s’accumulent comme dans les oeuvres de Raymond Chandler. Contrairement à l’énoncé de la quatrième de couverture - mais il faut bien vendre - Gravité à la manque n' est pas un roman futuriste. Effinger proposait simplement au lecteur un Orient fantaisiste et un récit pittoresque, sans temps mort, parsemé d’aphorismes rigolos.


samedi 10 août 2024

Mygale

Thierry Jonquet - Mygale - Folio policier

 

 

Dans un bal de village, deux mauvais garçons agressent sexuellement une jeune fille. La suite sera terrifiante, incroyable. Mygale, un des premiers succès de Thierry Jonquet, révéla un auteur adepte de pitchs au cordeau servis par une écriture à l’os. Ce court roman de 150 pages fut adapté au cinéma par Pedro Almodovar. Une telle mécanique de précision dont les éléments s’assemblent parfaitement en bout de course ne peut que séduire, on l’imagine, les scénaristes de films. L’écrivain conçu ce texte dans les années 80 (décennie faste si se on réfère au Chainas chroniqué ici) et le révisa en 1995.

 

Trois morceaux du puzzle sont soumis à notre sagacité dès la première partie. Trois histoires de séquestrations : un professeur de médecine réputé, chirurgien esthétique, emprisonne dans sa demeure du Vésinet une jeune femme qu’il prostitue dans un studio parisien. Un jeune motard poursuivi par un véhicule est enchainé dans une pièce sombre en un lieu inconnu, un braqueur tueur de flic en cavale se réfugie dans un vieux mas entre Cagnes et Grasse. Des protagonistes comme des mondes étrangers mus par des ressorts mal cernés qui font route vers un cercle rouge Melvillien.

 

On se souvient que dans Bois-aux-Renards, Chainas inquiétait le lecteur avec une énumération d’anesthésiques et de leurs effets secondaires. Chez Jonquet le compte-rendu détaillé d’une opération de chirurgie esthétique aboutit au même résultat dans une séquence rappelant des images fortes de Franju. Ce n’est pas l’inconnu, l’impalpable, qui à l’instar des films d’horreur fait frissonner l’amateur de polars ; c’est l’hyperréalisme. Sophistications supplémentaires, la progression du récit alternant présent et flash-back et le timing précis avec l’auteur distille certains détails (les cheveux blancs).

 

Un travail d’orfèvre.

mercredi 7 août 2024

Bois-aux-Renards

Antoine Chainas - Bois-aux-Renards - Folio policier

 

 

 

Les lecteurs de récits du domaine de « l’imaginaire » versent assez souvent dans le roman policier comme si l’addiction à une littérature de genre les incitait à en parcourir tous les sentiers. Tel n’est pas mon cas ; affirmation à relativiser toutefois car les pitch de science-fiction se livrent parfois à de véritables cross over entre les branches précitées, en témoignent Les Cavernes d’acier, ou Face aux feux du soleil d’Isaac Asimov, pour ne citer que ceux-là. A l’image des westerns, l’adaptation cinématographique des plus célèbres polars américains ne m’est évidemment pas étrangère, mais la filmographie française pré Manchette ne m’enthousiasme guère. Averti néanmoins par quelques plumes expertes du talent de certains auteurs contemporains hexagonaux, je vais consacrer ici quelques fiches au sous-domaine le plus sombre de la littérature policière, nommé à juste titre roman noir.

  

1986 : la jeune Anna est témoin de l’assassinat d’une prostituée. Vivant avec sa mère, une marginale, dans une région montagneuse et boisée du Sud-Est (l’auteur ne donne pas de précisions), la fillette croise dans son escapade un combi Volkswagen à l’arrêt. Un couple s’y livre à un meurtre ritualisé à l’arrière du véhicule. Le mari, apercevant l’œil d’Anna collé à une vitre, se lance à sa poursuite. Après une longue course et beaucoup de chance elle atterrit saine et sauve dans une ancienne ferme d’élevage au coeur d’une forêt, le Bois-aux-Renards. Une femme solitaire, Chloé, l’accueille et l’héberge. Elle-même, jadis seule rescapée d’un accident de la route qui a couté la vie à toute sa famille y a trouvé refuge. Devenue adulte elle a secondé un scientifique qui se livrait à des expériences de domestication des goupils, expériences interrompues par sa mort et l'arrêt des financements. Pendant ce temps les tueurs, qui continuent leurs exactions, se perdent et trouvent refuge dans une étrange communauté dirigée par un gourou et une sorte de chamane.

 

Etrange roman à la lisière du fantastique, Bois-aux-Renards met en scène des personnages qui, avec des parcours différents, ont tourné le dos à la civilisation. La condamnation de la société de consommation pour les uns, la recherche d’une spiritualité pour d’autres ou tout simplement une fuite, les ont amenés en un lieu où leur nature profonde parfois prédatrice s’exacerbe au contact d’une forêt et de ses sortilèges :

 « On sentait dans l'air calme les prémices du déclin du jour, un affaiblissement de la luminosité qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un engrisaillement précoce, où la fatigue paraissait se projeter sur tout, où la pensée se refusait aux muscles. Les odeurs de terre et de racines plongées dans la terre remontaient, comme s'exhalaient celles du plâtras et du mortier, du crépi et du ciment, quand les chantiers des maisons en construction s'achevaient. Les troncs, les feuilles, l’écorce et la sève soufflaient au dernier clair du ciel une haleine chaude, longuement retenue et enfin libérée. Cette haleine disparaîtrait lorsque la foule y installerait des tentes, puis des maisons, et enfin des supermarchés. Un rossignol piquetait l'obscurité des bois d'une pluie de notes annonciatrices d'une obscurité plus prononcée, plus étendue. L'attaque des staccatos, les notes accentuées des trilles, les silences d'un demi- soupir anticipaient les trémolos poignants et la tension des heures ténébreuses. Un basculement mira­culeux advenait : il se dégageait de ce chant quelque chose de solennel et d'éternel. Yves jugeait pourtant que le miracle était mort avec la disparition du sacré. Le jour où l'humanité avait échangé son ciel contre un bilan comptable, sa pensée contre un billet de banque, le prodige était devenu intraduisible. De toutes les absurdités de l'existence, songeait-il, la moins convenable - celle de l'homme qui ne s'encombrait plus de religion - était encore celle qui lui allait le mieux. »

 ou plus loin,

 « L'endroit que l'on nommait pudiquement la Fourche du Pendu se caractérisait par un immense hêtre, aux branches duquel on avait autrefois brisé le cou d'un pauvre bougre - la légende mentionnait un couple désespéré, une femme-renard, une fille de blé et de seigle, puis l'éternelle populace qu'un feu sombre échauffait -, la Fourche, donc, constituait le dernier embranchement permettant d'opérer choix entre Bois-aux-Renards et la civilisation. Les branches principales de l'arbre s'étendaient à droite et à gauche, comme pour inviter le promeneur à prendre une décision en matière non seulement de trajectoire mais d'existence. D'aucuns parmi les gens du cru estimaient le choix biaisé, car rien de ce qui se rapportait à Bois aux-Renards ou à ses environs ne relevait du libre arbitre. Qu'étaient les voies aménagées, la terre dégagée de sa végétation, les étrécissements de chaussée, sinon l'absence de l’alternative ? À quoi se réduisait donc un tracé, si ce n'était à l'abolition des options ? »

 

Les pièges finissent par se refermer sur les uns et les autres, mais n'est-ce pas la Nature qui dicte sa loi ? Des renards omniprésents parfois de connivence avec les hommes, une tour en ruine comme dans La Neuvième Porte à moins qu’il ne s’agisse de celle de La trilogie du Rempart Sud, Antoine Chainas guide son lecteur dans un Conte et Légende dont l’ambiance atténue l’âpreté de plusieurs scènes de prédations. L’écriture fourmille de surprises (« L’aube avait une couleur de liquide amniotique »), le chapitre 44 et les délires d’Admète m’ont paru longs mais l’ensemble est vraiment bon.

lundi 29 juillet 2024

L’Homme dans le Labyrinthe

Robert Silverberg - L’Homme dans le Labyrinthe - J’ai Lu

 

 

Tout homme est à la fois le labyrinthe et le promeneur qui s'y perd.

Grégoire Lacroix

 

 

Olivier Girard, directeur des éditions Le Bélial’ remarquait dans son éditorial du numéro 115 de la revue Bifrost l’absence persistante sur les étals depuis de longs mois, de nouveaux ouvrages de science-fiction de qualité. Seraient-ils parus, ajoute-t-il, qu’un nouvel obstacle se serait alors dressé, en cas de succès commercial : voyez L’Anomalie, qualifié de roman Oulipien par la critique. Pire, certains esprits imbéciles saturant les commentariums de blogs prestigieux n’y vont pas de main morte : « L’Anomalie n’est pas un ouvrage de science-fiction ». Gilles Dumay directeur de la collection Albin Michel Imaginaire déclare également peiner à dénicher l’oiseau rare alors que l’offre de fantasy ne cesse d’enfler. Cependant cette mauvaise passe éditoriale incite le lecteur à chercher d’autres voies, à puiser dans le stock existant, voir, dans mon cas, à revisiter les chefs d’œuvre du genre.

 

C’est ainsi que je me suis replongé dans L’Homme dans le Labyrinthe de Robert Silverberg. Pour en parler il me fallut cependant déroger à un de mes principes. Pas question en effet de doublonner une chronique ou une étude de sensibilité équivalente et de qualité supérieure. Le travail formidable de Rachel Tanner Mythe et Space Opera paru dans Bifrost 49 aurait dû me faire taire. Mais j’aime tellement l’ouvrage, que passant outre mes insuffisances, je vais glisser quelques mots et réflexions interstitielles.

 

Ce récit de 1967 raconte les efforts de Richard Boardman, un diplomate de très haut rang pour extirper Dick Muller, un ancien collaborateur, du labyrinthe de la planète Lemnos où il s’est réfugié depuis neuf ans. Muller a conçu pour l’Humanité, comme l’Alceste du Misanthrope, non pas une « effroyable haine » mais un dégout au point « De fuir, dans un désert, l’approche des humains. » Ce dégout partagé, cette « puanteur » est consécutive à un sort, une manipulation chimique réalisée par les natifs de Beta Hydri IV, où Muller fut envoyé pour un premier contact. Dès lors tout humain mis en présence de ce dernier éprouve un sentiment de tristesse et de rejet causé par la mise au jour de la somme de ses turpitudes jusque-là enfouies au plus profond de son inconscient :

 -         « Vous savez. J'avais toujours bien supporté l'isolement. Quand je vivais avec les gens j'étais gai et cordial. Je savais plaire et j'aimais cela! Bien sûr, je n'ai jamais été aussi rayonnant que vous ! Vous êtes aimable, noble et gracieux, Ned. Mais je tenais ma place. J'avais des amis, des femmes, des relations. J'étais un homme parmi les autres. En même temps, je pouvais partir en mission pendant un an, un an et demi, sans voir personne, sans que cela me gêne. Après, quand je fus rejeté pour de bon par la société, je me suis rendu compte que j'avais besoin d'elle et que je souffrais de ma solitude. Maintenant c'est terminé. J'ai dépassé ce besoin. Je pourrais encore vivre un siècle tout seul sans éprouver le désir de voir quelqu'un. Je me suis entraîné à considérer l’humanité comme elle me considère : quelque chose de morbide qui rend malade, qui soulève le cœur et qu'il vaut mieux éviter. Allez tous au diable ! Je ne dois rien à personne. Je n'ai aucune obligation envers les hommes, pas même de les aimer. Je pourrais vous laisser pourrir dans cette cage, Ned sans éprouver le moindre remords. Je passerais deux fois par jour devant la cage et je sourirais à votre squelette. Ce n'est pas que je vous haïsse vous personnellement, ou vos semblables qui peuplent la galaxie. Non. Simplement, je vous méprise. Vous ne m'êtes rien. Encore moins que rien. Vous êtes de la saleté. Vous voyez, je vous connais maintenant et vous me connaissez vous aussi.

 -         Vous parlez comme si vous apparteniez à une autre espèce que la nôtre, dit Rawlins, hébété d’étonnement.

 -         Non, j’appartiens à la race humaine. Je suis le plus humain de tous les hommes parce que je suis le seul qui ne puisse cacher sa profonde essence humaine. La sentez-vous, cette merveilleuse essence hu­maine ? Toute sa laideur et sa puanteur ? Ce qui est en moi est en vous aussi. Allez voir les Hydriens, ils vous aideront à la libérer et à l'émettre, et alors vous verrez tout le monde vous fuir comme on m'a fui. Je suis le porte-parole des hommes. Je suis la vérité. Je suis l'esprit enfoui sous les crânes. Je suis tes tripes et les viscères de la pensée. Je suis ce tas d'ordures que nous prétendons ne pas exister, toute cette sauvagerie bestiale faite de désirs, de convoitises, de petites haines mesquines, de maux de toutes sortes, d'envies. Et pourtant, c'était moi qui me croyais un dieu. Hybris. Voilà, j'ai été rappelé à l’ordre et remis à ma place. »

  

C’est ici que nous devons quitter Molière pour aborder la véritable source d’inspiration de Robert Silverberg. Lemnos, la « puanteur » renvoient nous dit Rachel Tanner au Philoctète de Sophocle. Philoctète, ancien compagnon d’Hercule, fut abandonné par les Achéens sur l’ile de Lemnos car ses plaies provoquées par la piqure d’un serpent puaient horriblement. Mais dix ans plus tard, sa présence est requise pour vaincre Troie. Philoctète possède en effet l’arc d’Hercule. Pour le convaincre de revenir chez ses semblables, le rusé Ulysse envoie le jeune fils d’Achille, le naïf Néoptolème. Dès lors tout correspond, Boardman est Ulysse, Muller, Philoctète, Ned Rawlins, Néoptolème.

 

Troie n’est pas à reconquérir dans le roman de Silverberg. Un envahisseur extra-terrestre hautement technologique menace d’asservir les colonies humaines. Boardman estime qu’il ne les perçoit pas comme les représentants d’une espèce intelligente mais comme des animaux domesticables. Muller et son don particulier pourrait les faire changer d’avis. Encore faut-il l’extirper de son labyrinthe, un édifice conçu par une civilisation disparue et truffé de pièges mortels interdisant l’accès en son centre. Mais Boardman, il le sait, est depuis longtemps déclaré persona non grata. Le diplomate tente une ruse et envoie au contact de son ancien collaborateur, Ned Rawlings fils d'un ami de Muller.

  

Les péripéties de cette histoire importent moins que les divergences et les confrontations verbales entre les trois principaux personnages qui évoquent le meilleur d’Anouilh (Beckett, Antigone). On peut d'ailleurs abandonner très provisoirement Philoctète et se dire que Muller est un Alceste lassé du genre humain, Boardman est aussi un Créon pragmatique, sans scrupule, n’écartant aucun stratagème pour faire triompher la raison d’Etat, et Rawlins, dans ses échanges avec ce dernier, une Antigone idéaliste détestant le mensonge :

 « Boardman secoua la tête avec véhémence :

  - Il a eu neuf années pour s’habituer à ce laby­rinthe, Quels maniements a-t-il appris, et quels pièges a-t-il su utiliser pour se défendre ? (Il marqua une pause et reprit) : nous savons seulement qu'il a mis au point un système destiné à faire sauter tout le labyrinthe si quelqu'un pointait une arme sur lui. Non, je ne veux pas prendre le risque d'une action offensive. Il a trop de valeur pour nous. Il faut qu’il sorte de cet endroit de son plein gré, Ned. C'est pourquoi nous en sommes réduits à le tromper avec de fausses promesses. Je sais que c'est ignoble et que cela pue. Mais parfois, l'univers entier pue. Vous n'avez pas encore remarqué cela ?

   Il n'est pas obligé de puer ! dit Rawlins violem­ment, élevant la voix. C'est la seule leçon que vous ayez apprise pendant toutes ces années ? L'univers ne pue pas ! C'est l'homme qui pue ! Et il pue de propos délibéré, parce qu'il préfère puer que sentir bon ! Nous ne sommes pas obligés de mentir ! Nous ne sommes pas obligés de tricher ! Nous pourrions choisir la franchise et la propreté...

Rawlins se tut subitement. Il reprit plus doucement :

  

Je dois vous paraître solidement naïf, n'est-ce pas, Charles ?

   Vous en avez le droit, répondit Boardman. C'est le privilège de la jeunesse.

   Pensez-vous sincèrement que l'univers est pourri et qu'il a été créé par un esprit malfaisant ?

Boardman toucha le bout de ses doigts boudinés et courts.

— Ce n'est pas exactement cela. Il n'y a pas une puissance du mal qui règle l'ordre des choses, pas plus qu'il n'existe une puissance du bien. L'univers est un immense mécanisme impersonnel. Son fonc­tionnement le conduit à exercer de temps en temps une contrainte sur certaines de ses parties qui peu­vent en souffrir et disparaître à cause de ce qui leur paraît une injustice, mais l'univers s'en fout, parce qu'il peut les remplacer, Il n'y rien d'immoral dans ce rejet, mais on ne peut empêcher les parties lésées de penser que cela pue. Quand nous avons envoyé Dick Muller sur Bêta Hydri IV, deux petites parties de l'univers se heurtèrent. Nous devions l’en­voyer là-bas parce que notre nature nous pousse à essayer de découvrir toujours plus loin, et les Hydriens ont agi de la sorte avec lui parce qu'ils obéissaient à des lois de leur nature. Le résultat fut que Muller revint de Bêta Hydri IV en mauvais état. Il avait été coincé dans la machinerie de l'univers et il avait été broyé. Maintenant, il va y avoir un second heurt entre deux parties de l'univers, tout aussi iné­vitable, et nous devrons jeter une nouvelle fois Mul­ler dans les engrenages de la machine. Il y a de grandes chances pour qu'il soit à nouveau mis en pièces - et cela pue, je le reconnais - mais pour en arriver là, il faut que vous et moi nous nous salissions un peu nos mains et nos âmes. »

 

Le Cosmos de Silverberg est impersonnel ; ses engrenages renvoient au titre d’une pièce de Cocteau La Machine Infernale là aussi inspirée du théâtre de Sophocle. Machinerie de l’Univers contre machinerie du Destin … Sans dévoiler la conclusion du récit on n’imagine pas, tragédie oblige, Muller renouer avec le genre humain : « J’ai appris la vérité sur les hommes » dit-il. Le final tout en retenue en évoque un autre, tout en pathos, celui de Dans le torrent des siècles de Clifford D. Simak :

 « Elle garda la tête levée, regardant fixement le minuscule point de feu qui fuyait dans l'espace.

     Il fallait qu'il continue de penser qu'il y avait quelques humains qu'il avait pu aider, qu'il y avait quelques humains qui croyaient encore en lui.

Herkimer hocha la tête :

     C'était la seule chose à faire, Eva. C'était ce que vous deviez faire. Nous lui avons assez pris, assez pris de son humanité. Nous ne pouvions pas la lui rendre toute.

Elle porta les mains à son visage, courba les épaules et ne fut plus qu'une femme, une androïde, qui sanglotait, le cœur brisé. »

 

Que c’est beau la science-fiction.

lundi 22 juillet 2024

La Muraille de Chine

Franz Kafka - La Muraille de Chine - Aux Forges de Vulcain

 

 

Parmi les multiples hommages rendus à Franz Kafka à l’occasion du centenaire de sa disparition, les éditions Aux Forges de Vulcain ont fait paraître en juin de cette année un recueil de nouvelles dont la Chine constitue le thème principal. Ce pays, indique le traducteur et postfacier, suscitait un vif intérêt au début du XXème siècle. Sa représentation par l’écrivain pragois en demeure très vague comme la Perse de Montesquieu et est prétexte à des considérations politiques ou existentielles.

 

Certaines de ces fictions comme « Le chasseur Gracchus » recèlent un assemblage de textes incomplets. Le fragment constitue de fait la brique fondamentale de l’œuvre d’un auteur comportant une minorité de récits achevés, fragment que Friedrich Schlegel comparait à « un hérisson » qui se suffit à soi-même. Plus simplement ces petits morceaux littéraires s’inscrivent dans une tradition illustrée par les frères Grimm et plus proche de nous, Jacques Sternberg ou Marcel Béalu.

 

A la lecture des commentaires d’Éric Pessan et Stéphane Rilling surgit l’image d’un écrivain fiévreux, accumulant des bribes d'écrits qu’il n’a pas le temps de rassembler, de fusionner, alors même que commencent à frapper à la porte les messagers de l’exclusion raciale et de la maladie. Toute autre est la dimension des nouvelles ou hormis une brève allusion dans « Défenseurs », le Temps s’efface au profit de l’Espace comme dans Le Monde Inverti de Christopher Priest. Distances incommensurables de l’Empire du Milieu, autorités lointaines et même négation du mouvement : l’Empereur de « La construction de la muraille de Chine » agonise. Un messager part du Palais, mais sa tache est impossible, la foule est trop grande, le Palais est immense, la Cité Interdite encore plus. Dans « Le prochain village » une chevauchée jusqu’au prochain village peut durer si l’on n’y prend garde, une vie entière.

 

L’absurde et l’arbitraire sont au cœur des thèmes kafkaïens. Une muraille est construite pour barrer le chemin aux envahisseurs du Nord, mais elle est édifiée en tronçons disjoints, éloignés, avec pour conséquence la dislocation des familles des ouvriers (« La construction de la muraille de Chine »). Ailleurs une population vit sous un ensemble de lois conçus pour la noblesse et dont elle ignore la teneur (« De la question des lois »). Une petite ville éloignée de tout doit se soumettre aux décisions arbitraires du représentant local d’un Pouvoir inconnu (« Notre ville ne se situe pas »), ou subir des enrôlements forcés pour des guerres frontalières (« La levée de troupes »).

  

A côté de cet ensemble de nouvelles que l’on pourrait qualifier de politiques où coexistent résignation et colère, reflets selon les préfaciers de l’inquiétude de la communauté juive devant la montée du nationalisme tchèque et des intolérances, on trouve quelques fictions hors contexte. « Le chasseur Gracchus » s’inspire d’un mythe grec. Tué accidentellement, un chasseur emprunte la barque de Charon. Elle ne rejoint pas la rive opposée contraignant Gracchus (Kavka en tchèque) à mener une existence errante de mort-vivant au fond de sa barque. L’histoire, en construction, pâtit de deux entames différentes. Parmi les autres citons « La vérité sur Sancho Panza ». Le pitch suggère une lointaine parenté avec La tentation de Saint Antoine de Flaubert : Don Quichotte n’a jamais existé, c’est un démon dont Sancho Panza s'est libéré. Pendant qu'il se livre à ses folies, le véritable héros du roman de Cervantes peut enfin mener une existence tranquille.


La Muraille de Chine oscille entre curiosité et quelques satisfactions. Satisfecit total en revanche pour le travail éditorial de Stéphane Rilling.


" De la même manière, les gens de chez nous sont en règle générale peu concernés par les bouleversements politiques et par les guerres de notre temps. Je me souviens ici d'un incident qui remonte à mon enfance. Une révolte avait éclaté dans une province voisine, mais tout de même très éloignée. Je n'ai plus souvenir des causes et elles n'ont pas grande importance ici : chaque jour qui se lève apporte là-bas son lot de motifs de révolte : il s'agit d'un peuple impétueux. Et voilà qu'un jour, un mendiant qui avait traversé cette région apporta dans la maison de mon père un manifeste des insurgés. Il se trouve que c'était un jour de fête, les invités arrivaient et remplissaient notre pièce, au milieu le prêtre était assis et étudiait le manifeste. Soudain, tout le monde se mit à rire et le manifeste fut déchiré dans la cohue. Le mendiant qui, pourtant, avait déjà reçu quantité de dons fut chassé de la pièce à grands coups, tout le monde se dispersa et s'égaya dans cette belle journée. Pourquoi ? Le dialecte de la province voisine est véritablement différent du nôtre et cela se traduit aussi dans certaines formes de la langue écrite qui ont pour nous un caractère archaïque. A peine le prêtre avait-il lu deux de ces phrases que la cause était entendue : c'étaient là de vieilles choses qu'on avait entendues et dont on avait pris son parti il y a longtemps. Et bien que, si mes souvenirs sont exacts, ce fut l'atrocité de la vie qui s'exprimait incontestablement à travers le récit du mendiant, on hocha la tête en riant, et on ne voulut plus rien entendre. Voilà comment on est prompt, chez nous, à gommer le présent."

 

 


Table des matières

 

Préface

Le Chasseur Gracchus

La construction de la muraille de Chine

Une vieille feuille

Une visite à la mine

Le prochain village

La vérité sur Sancho Panza

Notre petite ville ne se situe pas …

De la question des lois

La levée de troupes

Poséidon

Les armes de la ville

Le timonier

Défenseurs

Postface


mercredi 17 juillet 2024

Le Magicien Quantique

Derek Künsken - Le Magicien Quantique - Albin Michel Imaginaire/Le Livre de Poche

 

 


Dans une librairie généraliste possédant un petit rayon SF, j’avais surpris une conversation entre un adolescent accompagné de son père, et une libraire. Le jeune homme après avoir écumé toute la fantasy du stand souhait acquérir un roman de science-fiction orienté action. La vendeuse suggéra successivement Demain les chiens de Simak et le dernier Damasio … Proposition évidemment refusée. Le sourire qui commençait à se dessiner sur mes lèvres s’estompa. Qu’est-ce que j’aurais proposé, en dehors du constat désolant d’une génération passant à côté des œuvres du natif du Wisconsin ? J’ai moi-même zappé nombre de cycles orientés « action » signés James S.A Corey, Jamie Sawyer, John Scalzi etc. sous des prétextes « élitistes » pour reprendre le jargon en usage sur un forum disparu. En fait je m’éloigne de la littérature de science-fiction, d’un temps où je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Le Magicien Quantique de Derek Künsken, paru chez AMI voici quatre ans est l’occasion de me faire mentir.

 

Dans un futur inconnu, le genre humain s’est dispersé dans les étoiles et surtout s’est ramifié en sous-espèces n’ayant presque plus rien à voir avec les morphotypes originels. Des manipulations génétiques pas seulement liées à leur nouveau milieu d’existence ont transformé les uns en « Homo éridanus », mi-poissons mi-humains évoluant dans des abysses océaniques, d’autres en « Homo pupa », ou « Fantoches », sortes de poupées humaines soumises aux « Numen, » par le biais de phéromones et les « Homo quantus », fruits d’une expérimentation. Décrits comme des « automates intellectuels » ils peuvent s’immerger partiellement (le mode savant) ou totalement (le mode fugue) dans l’indétermination du monde quantique au prix de l’annihilation temporaire de leur conscience.

 

Plusieurs théocraties gouvernent cette fraction de l’Univers dont la plus puissante est La Congrégation vénusienne. Une partie des Fantoches s’est révoltée contre les Numen et a fondé une théocratie religieuse, un consortium anglo-espagnol s’est créé. Dans ce contexte, une lointaine Union Subsaharienne, vassale de la Congrégation, souhaitant se débarrasser de sa tutelle, tente de faire passer une flotte de vaisseaux hautement technologique à travers un trou de ver (un raccourci permettant de s’affranchir des limitations de la vitesse de la lumière), au nez et à la barbe des Fantoches qui en gardent l’accès. Pour cela elle fait appel à Belisarius Arjona, un homme quantique et arnaqueur de génie qui s’entoure d’associés généticiens, experts en explosifs, d’une consœur et autres cas sociaux assez dingues pour le suivre dans cette entreprise.

 

Présenté comme un Ocean’s Eleven science-fictionnesque, Le Magicien Quantique établit un pont entre la génération des Egan - Watts dont il emprunte le vocabulaire scientifique et celle des grands délirants de l’âge d’or comme Van Vogt, au demeurant canadien comme Derek Künsken, en témoigne l’invention de boutons de veste contenant des particules intriquées bien utiles pour géolocaliser un partenaire dans le fin fond de l’univers. Intrigue de folie et personnages inénarrables complètent la panoplie.

lundi 8 juillet 2024

L’Attrape-cœurs

J.D. Salinger - L’Attrape-cœurs - Pavillon Poche - Robert Laffont

 

 


« « La vie est un jeu, mon garçon. La Vie est un jeu qu'on doit jouer selon les règles. »
«Oui, m'sieur. Je le sais. Je le sais bien. »
Un jeu, mes fesses. Quel jeu. Si vous vous mettez du côté où il y a tous les coups intéressants, alors c'est un jeu, d'accord - je veux bien l'admettre. Mais si vous êtes de l'autre côté, celui où il n'y a rien d'intéressant, à quoi rime le jeu ? A rien. Il n'y a pas de jeu.
 »

 

 

 

Holden Caulfield vient de se faire éjecter à  Noël du collège Pencey Prep, une pension de Pennsylvanie. Il n’en n’est pas à son premier renvoi. Les dés lancés à sa naissance n’ont pourtant pas été pipés : famille newyorkaise aisée, un frère scénariste à Hollywood, Phoebe, une petite sœur adorée et un cadet Allie, décédé prématurément, un deuil dont il ne s’est jamais remis. L’intelligence, Holden n’en manque pas. Mais peu de choses retiennent son attention, hormis la littérature par exemple. Il échoue par désintérêt ou parce que les sujets proposés ne satisfont pas à ses grilles d’évaluation personnelle. Il n’a pas de direction de vie, il a 16 ans, c’est un adolescent.

 

Il prend la décision de ne rentrer chez ses parents que quelques jours après la date de réception présumée du courrier d’exclusion de la pension. Ne supportant plus la présence sur place de deux de ses coturnes, dont l’un a le malheur de flirter avec un ancien amour secret, Holden fugue à New-York, errant dans les rues ou fréquentant des bars nocturnes, multipliant les rencontres et échappant par chance au pire.

 

Nul doute que J.D. Salinger a écrit le ou en tout cas un des romans cultes de l’adolescence. Il doit son succès à ce personnage les pieds pris dans le filet du monde des adultes, et à un style oral, un ton qui colle parfaitement au bonhomme. Après Fante, avant Kerouac, cet écrivain aussi secret que Pynchon, lançait son héros sur les chemins de la liberté, de l’imprévisible, comme aussi il y a bien longtemps le Rimbaud de « Ma bohème ».


samedi 6 juillet 2024

Jeunesse

Joseph Conrad - Jeunesse - Editions Sillage

 

 


Ce n’était qu’un simple opuscule, et le dernier exemplaire, enfoui dans les colonnes d’ouvrages d’auteurs honorables comme un espace vert - ou peut-être faudrait-il écrire bleu - cerné de gratte-ciels. Mais voilà, les noms de Conrad, de Kipling sans oublier celui d’un écrivain de science-fiction affublé d’une barbichette, ont la vertu de percer les broussailles de mon existence, comme ces coups de vents méditerranéens qui transforment instantanément un horizon marâtre en ciel marin.

 

Les éditions Sillage, à qui je dois d’avoir retrouvé un formidable petit texte de Tolstoï offrent une nouvelle traduction de « Jeunesse », succédant entre autres à celle, prestigieuse, d’Odette Lamolle. On peut faire court – soixante-quinze pages - et néanmoins offrir d’indispensables notes de bas de page, des repères bio et bibliographiques et se fendre d’une mince mais instructive postface. Bravo l’éditeur !

 

Ce récit, le huitième recensé ici n’est, loin s’en faut, le plus prestigieux de l’écrivain britannique. Il s’agit d’une nouvelle dont la rédaction s’insère néanmoins entre Le nègre du narcisse et Au cœur des ténèbres et qui plus que toute autre fiction colle au vécu de Conrad et à ses premières expériences maritimes. Marlow c’est lui. Le personnage et narrateur se souvient d’une traversée plus que mouvementée, effectuée vingt ans auparavant, alors qu’il étrennait ses galons de second lieutenant sur un vieux rafiot censé rejoindre Bangkok à travers l’Océan Indien.

 

A lire l’odyssée de ce vapeur obligé un temps de rentrer au port après une collision avec un trois-mâts, de refaire sa coque après une violente tempête, le temps de se bâtir une réputation de hollandais volant auprès des équipages avant le feu d’artifice final, on se dit que Conrad a pris parti de raconter une histoire chaplinesque. Mais c’est la jeunesse qu’il célèbre, ses extravagances, ses expériences séminales. Cette narration est trop courte pour s’apparenter à un roman d’apprentissage ; on se reportera plutôt à Ligne d’ombre. Elle met en avant en tout cas, comme souvent chez Conrad, un personnage courageux, peut-être inexpérimenté ici, mais résolu et ferme dans les moments clefs. « Jeunesse » récit de la nostalgie :

 

« Mais vous qui êtes là, vous avez tous obtenu quelque chose de la vie : argent, amour - toutes ces choses qu'on trouve sur la terre ferme - et dites-moi, n'est-ce pas ce que nous avons eu de meilleur, l'époque où nous étions jeunes et sur la mer, jeunes et ne possédant rien, sur la mer qui ne donne rien, sinon de rudes coups - et quelquefois la chance d'éprouver notre force - n'est-ce pas cela - et cela seulement - que vous regrettez tous ?

Et nous acquiesçâmes de la tête : l'homme de finance, l'homme de loi, l'homme des comptes, tous nous acquiesçâmes, au-dessus de la table vernie qui, telle une nappe d'eau brune immobile, reflétait nos visages ridés, ravinés ; nos visages marqués par le labeur, les déceptions, les succès, l'amour ; et nos yeux fatigués, qui regardaient encore et toujours, cherchant anxieusement dans la vie quelque chose qui est déjà parti quand on l'espère encore - parti sans qu'on le voie, dans un soupir, dans un éclair - avec la jeunesse, la force et le romantisme des illusions. »






P.S : Les oeuvres de Conrad citées ici ont été chroniquées dans le blog

mardi 2 juillet 2024

Rue des Boutiques Obscures

Patrick Modiano - Rue des Boutiques Obscures - Folio

 

 



« Qui pousse un certain Guy Roland, employé d'une agence de police privée que dirige un baron balte, à partir à la recherche d'un inconnu, disparu depuis longtemps ? Veut-il se retrouver lui-même après des années d'amnésie ?

Au cours de sa recherche, il recueille des bribes de la vie de cet homme qui était peut-être lui et à qui, de toute façon, il finit par s'identifier. Comme dans un dernier tour de manège, passent les témoins de la jeunesse de ce Pedro Mc Evoy, les seuls qui pourraient le reconnaître Denise Coudreuse, Freddie Howard de Luz, Gay Orlow, Dédé Wildmer, Scouffi, Rubirosa, Sonachitzé, d'autres encore, aux noms et aux passeports compliqués, qui font que ce livre pourrait être l'intrusion des âmes errantes dans le roman policier »

 

Le prix Goncourt 1978 attribué à Patrick Modiano attira l’attention sur une œuvre conçue comme une entreprise mémorielle avec une espèce de fascination pour le Paris de l’Occupation. Les Nobel firent de leur récipiendaire un Proust moderne, mais certains lecteurs le comparèrent à Georges Simenon et lui-même cita l’Eugene Sue des Mystères de Paris. Il n’y a pas cependant dans Rue des Boutiques Obscures cette tension qui anime la littérature policière. Lancé dans une recherche identitaire, le narrateur Guy Roland déroule un fil avec la patience du laborantin développant une photo argentique. Pas de coup de théâtre, pas de révélation subite. Il rencontre, questionne assez brièvement des personnes qui, ouvrant au passage une boite contenant quelque objet ou image témoin d’un passé brumeux, délivrent sans certitude absolue quelques informations, avant de s’effacer eux-mêmes comme des êtres fantasmagoriques émergeant un instant de la surface de l’existence avant de replonger dans les eaux de l’oubli. Il est beaucoup question de photos, de bottins, d’annuaires. Comme Balzac, Modiano établit un registre d’état-civil. Dans cet espace-temps romanesque les lieux et les personnages sont éparpillés comme les pièces d’un puzzle : une église russe, un pianiste américain rescapé d’un mariage de complaisance, égaré à Paris, un certain Freddie qui dit-on fut Outre-Atlantique le confident d’un acteur célèbre, une escapade à Tahiti … Peu à peu émerge la figure d’un certain Pedro nanti d’un passeport sud-américain qui aurait fui avec quelques autres du Paris de l’occupation vers Megève. Est-ce une révélation ou le narrateur s’octroie-t-il l’historique d’un inconnu qui lui ressemble par lassitude ou paresse ? On ne le sait pas. Dans le bain chimique des souvenirs tout est provisoire, comme ce moniteur de sport balnéaire présent dans des photographies d’estivant à l’exception des dernières sans que l’on connaisse, ni son identité, ni les raisons de sa disparition. Etrange univers, fascinant, mais où l’absence de tension narrative comme évoqué plus haut alourdit la lecture.


jeudi 27 juin 2024

Dora Bruder

Patrick Modiano - Dora Bruder - Folio

 

 



Le narrateur du récit - le romancier en fait - découvre par hasard un avis de recherche dans un exemplaire du journal Paris-soir datant de décembre 1941. Il relate une fugue ou une disparition d’une jeune fille de 15 ans. La domiciliation des parents, boulevard Ornano, interpelle l’auteur. Il garde en effet quelques souvenirs de ce quartier de Clignancourt, qu’il traversait enfant avec sa mère pour se rendre au marché aux puces de Saint - Ouen. A la lumière de la découverte de ce fragile pont mémoriel jeté entre son existence et celle de Dora Bruder, il décide d’enquêter sur le sort réservé à l’adolescente. Ainsi démarre un roman où l'investigation factuelle croise les souvenirs personnels du récitant.


Au bout de quelques pages - ai-je été le seul ? -, ayant fait dans un premier temps abstraction du bruit répandu autour de ce livre, j’ai interrompu un instant ma lecture. A quoi avais-je à faire ? A une fiction ? Non. L’absence de toute information, de notes, d’annexe sur mon exemplaire de poche m’y incitait pourtant. Il s’agit d’une biographie ou plutôt d’une enquête biographique à laquelle Modiano joint quelques éléments autobiographiques. La recherche prévaut sur les faits, lequels se résument à quelques archives de la Préfecture de Police, c'est-à-dire des notes lapidaires. En revanche l’écrivain se révèle plus prolixe sur l’itinéraire du père et de la mère, juifs d’origine autrichienne et hongroise.

 

De la vie intime de Dora Bruder, de sa personnalité, de ses aspirations, nous ne saurons rien. D’ailleurs qu’est-ce que l’intimité dans ces années terribles 41-42, où l’étau des circonstances, des évènements, des crimes, des recensements, des chasses aux familles juives, des déportations, réduit les consciences d’une partie de la population à celles de bêtes traquées. Quel sentiment a pu pousser Dora Bruder, placée par ses parents en raison de la petitesse de leur studio du boulevard Ornano, dans l’asile provisoire de la pension catholique Saint-Cœur de Marie, rue Picpus, là même où Jean Valjean et Cosette se réfugièrent, à fuguer à deux reprises dans le Paris des miliciens et des nazis ? Il semble en tout cas que la seconde échappée se termina au centre d’internement des Tourelles en juin 42. Elle rejoignit son père à Drancy en août suivie quelques mois plus tard par sa mère pour périr dans les camps de la mort « Là-bas où le destin de notre siècle saigne ».

 

Les archives relatives aux jeunes filles internées aux Tourelles n’apportent pas d’informations supplémentaires sur le passage de Dora Bruder, mais le Prix Nobel 2014 révèle les circonstances des arrestations et les misérables chefs d’accusation rédigées à l’encontre de quelques autres jeunes femmes qui partagèrent le sort de l’héroïne. Des portraits arrachés à la nuit interminable où gisent tant d’ombres émargées brièvement sur le Mur des Noms.

 

Cet entremêlement de biographie traditionnelle et d’autofiction « à la Modiano » fait tout le prix de ce livre rempli de points d’interrogation. Il y a ce film tourné sous l'Occupation, aux images voilées par les innombrables regards morts des spectateurs d'alors. Il y a cet écrivain allemand Friedo Lampe tué par les soviétiques en 1945 dont un ouvrage Au bord de la nuit fut mis au pilon en 1933 par Hitler : « Ce nom et ce titre m’évoquaient les fenêtres éclairées dont vous ne pouvez pas détacher le regard. Vous vous dites que, derrière elles, quelqu’un que vous avez oublié attend votre retour depuis des années ou bien qu’il n’y a plus personne. Sauf une lampe qui est restée allumée dans l’appartement vide. »





dimanche 23 juin 2024

Le Chemin de l’Espace

Robert Silverberg - Le Chemin de l’Espace - Le Bélial’ Pulps

 

 


Le Chemin de l’Espace est un fix-up composé de cinq nouvelles parues entre 1965 et 1966 et compilées en volume en 1967 sous le titre To Open the Sky. Les quatre premières furent publiées dans la revue française Galaxie 2eme série. La cinquième resta introuvable en VF, sauf erreur ; les lecteurs la découvrirent en 1983 chez J’ai Lu, dans la traduction du roman de 1967. Le Bélial, sous la direction de Pierre-Paul Durastanti en offre aujourd’hui une nouvelle version corrigée par ses soins et enrichie d’une préface de Robert Silverberg. On y apprend que l’idée du récit remonte aux années 50. Sa rédaction démarra en 1964 sous l’impulsion d’un Frederick Pohl décidé à laisser les coudées franches à un écrivain avide de renouveau. Ainsi démarre l’arc narratif d’une œuvre plus personnelle qui s’étendra, malgré une autre interruption, du « Feu bleu » au … Glissement vers le bleu.

  

Conformément à un prédicat d’André Malraux, le XXIe siècle et le suivant, sont devenus religieux. Les dix ou douze milliards d’habitants qui peuplent la Terre étouffent. La « Fraternité de la radiation immanente » dont la catéchèse se résume à un salmigondis scientifique, leur promet la vie éternelle en ce monde. Dans ses temples, les fidèles ne se prosternent pas devant un crucifix, mais devant un réacteur nucléaire au cobalt 60 qui émet une lueur bleutée. D’autres humains ont tenté une échappatoire à l’enfer terrien en colonisant Mars et Vénus. Sur celle-ci s’est développée une fraction religieuse dissidente de La Fraternité, Les Harmonistes.

 

Le roman débute par la visite d’un plénipotentiaire Martien venu se distraire des rigueurs de la vie sur la planète rouge en force beuveries. Une scène dont s'inspirera d’ailleurs Silverberg dans un chapitre de Roma Aeterna. Kirby, qui s’efforce de tempérer les emportements vineux de son hôte dans un temple de la Fraternité, découvre ses rites et en deviendra à son corps défendant un des principaux piliers. Le second chapitre raconte les efforts de Mondschein, un jeune « Frère », pour pénétrer dans le laboratoire de Santa Fe où s’élaborent les secrets de l’immortalité. Exilé finalement sur Venus il basculera dans l’Hérésie. Une lutte d’influence s’établit alors entre les deux courants religieux, lutte dont Vorst le fondateur de La Fraternité détient seul les clefs de l’enjeu final et alimentée par des personnages récurrents dont la longévité exceptionnelle leur confère une présence mythique.

  

Le titre du roman donne une vision assez juste du contenu de l’œuvre de Robert Silverberg. Sous l’emprise de contraintes de toutes sortes, environnementales, sociétales ou spirituelles, les personnages de ses romans s’efforcent de trouver un chemin de liberté. Certains échouent (Les Monades Urbaines, La Face des Eaux), sont déportés dans le Cambrien, d’autres découvrent un Univers (Les Profondeurs de la Terre, Ciel brûlant de minuit, « Voué aux ténèbres », « La Maison en Os », « Thèbes aux cent portes »). Noel Vorst, le Fondateur, l’homme « aux plans derrière les plans » ressemble à d’autres oligarques, Krug de La Tour de verre, Gengis II Mao IV Khan de Shadrak dans la fournaise. S’il leur attribue un rôle prééminent Silverberg s’en débarrasse en les expédiant dans les étoiles ou en les réduisant au silence. Saluons Le Chemin de l’Espace, bon et plaisant roman où dans les interstices d’une architecture façon Asimov ou Blish se glisse le prélude des chants futurs de l’auteur de L’ oreille interne.

lundi 17 juin 2024

Kallocaïne

Karin Boye - Kallocaïne - Folio SF

 

 

 


Il y a soixante quinze ans, à quelques jours près, Georges Orwell faisait paraître 1984. Cet anniversaire coïncide avec la déclinaison en Folio SF de Kallocaïne un roman de Karin Boye et - hors champ littéraire - la perspective prochaine d’un inquiétant brunissement du ciel politique français. Un alignement de planètes non prévu par les astronomes.

 

Le roman de cette poétesse suédoise s’inscrit dans un carré dystopique constitué de Nous autres d’Evgueni Zamiatine, du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley et de l’œuvre précitée d’Orwell qu’il précède de neuf années. Le narrateur de Kallocaïne est un chimiste travaillant dans une des cités souterraines d’un Etat despotique inspiré du régime soviétique de Staline. Les aspirations individuelles sont balayées au profit de la soumission inconditionnelle aux idéaux de la collectivité dictés par une Autorité impitoyable et inquisitoriale. Un système de surveillance généralisé se déploie au sein des usines et jusqu’au cœur des familles dont la vie intime est régulée par des auxiliaires du Pouvoir et l’implantation de micros dans les appartements. Qui ne dénonce pas son voisin, un collègue de travail, voir son conjoint risque de l’être. Les enfants sont soustraits à leurs parents pour être confiés à des organisations militaires.

 

Totalement dévoué à la cause de l’Etat-Monde, Léo Kall franchit une étape supplémentaire dans la néantisation des âmes et consciences en mettant au point un sérum de vérité la « Kallocaïne » qui brise la coquille protectrice des rêves secrets des « suspects ». Mais alors que le chimiste semble promis à un avancement, le développement de sentiments paranoïaques à l’égard de sa femme, de son supérieur hiérarchique et la découverte simultanée d’un mouvement de résistance dont les valeurs envahissent ses songes, le déstabilise complètement.

 

Avant Orwell, Boye annonçait l’irruption d’une Police de la Pensée. Désormais plus besoin de juges pour évaluer et sanctionner un acte répréhensible, des psychologues, voir des économistes apprécient la pureté ou non de l’intention du coupable pour rendre un jugement axé sur l’utilitarisme, c'est-à-dire en fonction de l’intérêt de la collectivité. On n’est pas très loin des « précogs » du Minority Report de P. K. Dick. Les inquiétudes dystopiques hanteront par la suite d’autres écrivains de science-fiction comme Robert Silverberg avec Les monades urbaines ou Le temps des Changements dans lequel l’écrivain fera du « sérum de vérité » une drogue libératrice.

 

A l’inverse de Georges Orwell, Karin Boye adopte le point de vue du bourreau, un procédé que l’on retrouve en littérature française, certes dans des thématiques tout à fait autres, sous la plume de Michel Tournier (Le Roi des Aulnes) ou celle de Jonathan Little (Les bienveillantes). 1984 élargira le propos avec les inventions géniales de la novlangue et de la doublepensée, mais les errements labyrinthiques de Léo Kall racontés dans une écriture superbe restent de première force.

vendredi 7 juin 2024

I.G.H.

J. G. Ballard - I.G.H. - Folio

 

 



I.G.H. pour Immeubles de Grande Hauteur clôt la « trilogie de béton » de J.G. Ballard, en l’élevant à un sommet paroxystique. Le chemin parcouru, des névroses obsessionnelles sexuelles de Crash aux pertes de repères identitaires de L’île de béton, s’achève avec I.G.H en explosion de violence urbaine. Il est vrai que les tours et autres gratte-ciels ont vocation dans la littérature de science-fiction à se transformer en champs d’explorations dystopiques. Citons « La Tour des Damnés », nouvelle de Brian Aldiss relative à une expérience de surpeuplement, ou Les Monades Urbaines roman de Robert Silverberg sur les ruches de 1000 étages du Futur.

 

Se détendant dans son appartement du vingt-cinquième étage, le Docteur Laing voit s’écraser une bouteille de mousseux sur sa terrasse.  Il habite une des cinq tours résidentielles d’une banlieue londonienne, pourvue de tout le confort moderne et de services collectifs : une ville à l’intérieur d’une ville. Et pourtant un simple incident occasionné par quelques fêtards va dégénérer progressivement en sauvagerie que l’auteur explique sans expliquer par l’atteinte de la masse critique : le bâtiment est complet et la fission, pour poursuivre l’analogie, peut se déclencher. Pannes d’électricités, arrêt des ascenseurs, premières échauffourées, édification de barricades, raids dans les étages supérieurs, se succèdent, des clans tribaux se forment. Aucun des occupants ne quitte l’immeuble malgré la dégradation des lieux. Abandonnant le monde extérieur ils entament l’exploration mentale de leurs perversités.


Image extraite du film High-Rise tiré du livre de Ballard

Dans Malaise dans la civilisation, Freud évoque les pulsions d’agressivité de l’être humain que doit contrarier un Surmoi, une conscience morale. En restreignant ces pulsions, en légiférant, les sociétés, les civilisations exercent une contrainte collective semblable, visant à éloigner les hommes de l’état d’animalité, de la barbarie. Les siècles passés ont montré ce que valent les prétentions civilisatrices de certaines nations, le XXème a posé l’équivalence civilisation et barbarie, exactement ce que Ballard met en scène dans I.G.H. Qu’ont à opposer le docteur Laing, l’architecte Royal, le producteur de télévision Wilder à leurs instincts destructeurs ? Un sursaut moral, une anxiété, un remords, une éducation ? Non. Un habitus, une vie matérielle confortable, tout ce que symbolise la tour sans nom dont les organes, ascenseur, vide-ordure, centre de loisir, supermarché, doivent être détruits. Le texte de la quatrième de couverture, qui date, évoque un retour à la Préhistoire. Rien de plus faux dans cette assertion ; les sciences de la Préhistoire mettent au jour des arts rupestres, des rites funéraires, les reliefs d’une existence infiniment rude mais pas aussi agressive que celle de nos contemporains. L’autre cliché consisterait à assimiler ces violences à une lutte des classes. Certes l’occupation de la tour reflète les hiérarchies sociales, l’élévation sociale allant de pair avec l’appropriation des étages supérieurs. Mais I.G.H raconte une déferlante destructrice intra-communautaire de nantis, ou de professions libérales, médecins, producteurs, architectes. Ballard poursuivra ultérieurement cette thématique avec Super Cannes et Sauvagerie dont le premier titre français, Le massacre de Pangbourne contient le nom d’un personnage de I.G.H.

 

I.G.H. explore plusieurs registres, les violences cachées de la modernité, la folie. On se souvient de « La Loterie » de Shirley Jackson qui dévoilait la pérennité des comportement déviants des hommes dans le monde civilisé. Le texte de J.G. Ballard aussi hallucinant soit-il ne dépare toujours pas l’actualité des ghettoïsations urbaines. C’est pourquoi il restera.


Extrait d'Astérix gladiateur Goscinny&Uderzo