Cormac McCarthy - Suttree - Points
Sorti de prison après une participation mineure dans
un casse, Cornélius Suttree se réfugie dans une barge sur la rivière Tennessee
dans la banlieue de la cité de Knoxville. Il mène une vie de marginal survivant
misérablement de quelques pêches. Ils sont quelques-uns à errer ainsi dans ce
paysage de friche industrielle d’où émerge un entrepôt ferroviaire. Les
incursions dans la ville aboutissent à des bars et des soûleries. Qui est
Suttree ? McCarthy laisse filtrer très peu de choses en six cents
pages : un rejeton issu d’une famille honorable, sa propre famille qui le chasse
de l’enterrement de son propre fils, une liaison tragique … L’esprit de Suttree
est à l’image de ces fleuves boueux, eaux mortes et tourbillons profonds. Il
s’identifie à la léthargie pourrissante des lieux. Son existence s’accommode de
l’imprévoyance des courants, de projets avortés, mais c’est aussi un homme de
rupture, un fugitif, poursuivi par quelque Artémis vengeresse ou ses propres
fantômes - comme le révèlent les dernières pages.
Suttree se situe dans le
prolongement de L’ obscurité du dehors, caractéristique du mouvement
littéraire Southern Gothic, avant le basculement de Méridien de sang et
l’émergence de westerns sauvages et d’un style lyrique élargissant encore la
patte métaphorique et mystique de l’auteur. Au chapitre des allégeances, Huckleberry
Finn vient bien sur à l’esprit, mais les premières œuvres de Faulkner
s’avèrent prégnantes comme en témoigne cet extrait du Hameau :
« Il remarque alors le retour de ce qu’il a
découvert pour la première fois trois jours auparavant : que l’aurore, la
lumière, ne vient pas du ciel sur la terre mais est produite par la terre
elle-même, comme si elle soupirait. Sous la voûte tissée par les racines
aveugles des herbes et des arbres, dans les ténèbres aveugles des dépôts vaseux
et des riches détritus du temps, dans le royaume des vers anonymes et toujours
en appétit et dans l’inextricable enchevêtrement des os connus — ceux d’Hélène
de Troie et des nymphes, des évêques mitrés ronflant, des sauveurs, des
victimes et des rois — l’aurore s’éveille, s’infiltre vers la surface, se fraie
un passage à travers d’innombrables canaux rampants (…) puis, s’aventurant plus
haut, rampe le long des troncs aux écorces ridées, le long des branches, d’où,
soudain, plus forte, de feuille en feuille, et se dispersant avec une soudaine
rapidité, mélodieuse de toutes les gorges ailées et rutilantes, elle éclate
dans l’air et emplit le néant terrestre de la nuit d’un coup de tonnerre
couleur jonquille. Faulkner - Le Hameau »
« L’enchevêtrement des os ». McCarthy
va développer cette idée tout au long du roman créant une scénographie inspirée
des toiles de Jérôme Bosch. La putrescence, celle des objets de consommations,
des rejets humains de toutes sortes, des entrailles des produits de pêche,
coexiste avec la vie. On ne se lasse pas aussi des descriptions fluviales.
Au-delà des réminiscences cinématographiques d’un Renoir, l’écrivain montre que
le Réel est inépuisable. Le tableau est égayé par quelques personnages dont Gene
Harrogate « rat des villes » pour lequel il éprouve une affection
filiale, malgré des projets insensés qui conduisent invariablement le jeune
homme au pénitencier. Les échanges sont courts - y compris dans les scènes de
beuverie - comme dans La Route.
Le préambule de quatre pages, que l’on pourra lire ici
rappelle que McCarthy comme Lovecraft est originaire de Providence. N’y manque
que l’apparition d’une créature d’outre-monde. Lovecraftien aussi ce délire cosmologique
de Suttree alors gravement malade en fin de récit : « Son décentrement
astronomique le situait au-delà du décalage vers le rouge et il s'interrogea
sur la géographie de ces espaces et sur la manière dont le monde s'engrène avec
le monde qui est au-delà du monde ». Mais voici le préambule de ce
roman qui avec Méridien de sang et De si jolis chevaux chapeaute l’œuvre
du grand auteur américain.
« Cher ami, maintenant qu'aux heures
poudreuses et sans horloge de la ville les rues s'étirent sombres et fumantes et
fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les
sans-logis ont échoué à l'abri des murs dans des ruelles ou des terrains
vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres
environs, en ces conduits de brique pavés ou laqués de
suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les
portes des caves, nul être ne marchera hormis toi.
D'antiques murs de pierre, que les
intempéries n'ont pas ! fouaillés logeaient dans leurs strates des os fossiles,
des scarabées de calcaire froissés au fond de cette mer intérieure disparue.
Des arbres frêles et noirs de l'autre côté de ces grilles là-bas où les morts
ont leur métropole en miniature. Etrange architecture de marbre, stèle et obélisque
et croix et petites dalles usées par la pluie où les noms s'estompent avec le
temps. Terre regorgeant des chefs-d'œuvre du fabricant de cercueils, les os
pulvérulents et la soie gâtée, le linceul souillé de charogne. Là-bas sous la
lumière bleutée du réverbère les rails du trolley filent dans le noir, incurvés
tels les ergots du coq dans la pénombre de chrysocale. L'acier exsude la chaleur
du jour, on la sent à travers la semelle de ses souliers. Au-delà de ces murs
d'entrepôts ondulés le long de petites rues sablonneuses où des autos
éviscérées languissent sur des socles de parpaings. A travers des labyrinthes
de sumac, de phytolaques et de chèvrefeuilles flétris donnant m les remblais
d'argile striés du chemin de fer. Vrilles grises qui s'orientent vers la gauche
en cet hémisphère nord ; ce qui les tord façonne aussi la coquille du buccin
Hautes herbes jaillies du mâchefer et de la brique, y bulldozer cabré en un
solitaire abandon contre le ciel nocturne. Traverse ici. Par les cœurs de
croisement et les éclisses où les locomotives crachent tels des lions dans r
obscurité du dépôt, Vers une ville plus obscure, au-delà des réverbères
aveuglés à coups de pierres, au-delà des cabanes de guingois qui fument
et des chiens de faïence et des pneus badigeonnés dans lesquels poussent des
fleurs salies, Le long du pavé raviné, le lent cataclysme de l'abandon, les
fils qui font ventre de poteau en poteau entre les constellations, d'où pendent
ficelles de cerf-volant, bolas faits de bouteilles entravées ou jouets
d'enfants plus jeunes. Campement des damnés. Alentours où peut-être de
suppurants lépreux rôdent sans clochette. Au-dessus de la chaleur et de
l'improbable silhouette de la ville une lune cuivrée s’est levée et les nuages
filent devant elle pareils à de l’encre diluée. Les immeubles plaqués sur la
nuit forment un rempart à un monde plus lointain, abandonné, aux projets
oubliés. Des paysans arrivés de loin avec de la terre sous leurs souliers
restent assis au marché à longueur de journée muets comme des carpes.
Cette ville construite en dehors de tout modèle connu, architecture bâtarde,
catalogue des œuvres humaines, condensé d'aberration, de désordre, de folie. Un
carnaval de formes dressées dans la vallée qui a tari la sève de la terre à des
lieues à la ronde.
Murs d’usines en briques sombres et
vétustes, rails d’une voie de desserte envahie d’herbes folles, un écoulement
bleu fétide dans lequel dansent les noirs filaments de déchets sans nom.
Plaques de tôle parmi les carreaux dans les huisseries de fenêtres
rouillées. Un croissant de lune grimace dans le globe du réverbère là où
une pierre a frappé et par cette ouverture s'écoule vers le sol à travers
la perpétuelle spirale d'insectes montant vers les nues une pluie fine et
régulière des mêmes formes roussies et sans vie,
Ici au confluent du ruisseau, les
champs dévalent vers la rivière, la boue dans laquelle une
multitude de rigoles dessine un delta révélant des os et d'infects
déchets tapis dans d'épaisses alluvions, un varech de cageots et, de
condoms et de pelures. Vieilles bottes de conserve, vieux bocaux et objets
domestiques déglingués pointent du bourbier fécal des marécages comme des
repères dans les vallées sans chemins de la démentia praecox. Un monde delà de
toute imagination, malveillant et tangible et dissocié, les vieilles ampoules
grillées, polypes tondus opalescents couleur de crâne ballottant aveuglément au
fil l’eau et des yeux d'huile fantomatiques et çà et là les fumes échouées et
nauséabondes d'humains, fœtus boursouflés comme des oisillons aux yeux de lune
et bleuâtres ou d'un gris éteint. Plus loin dans l'obscurité la rivière coule
en un suintement paresseux vers des mers méridionales, s'échappant des
cultures de maïs couchées par la pluie et des méchantes récoltes et des jardins
limoneux des métayers du Nord, creusant son chemin comme la poussière d'os,
lourde du passé, rêves épars dans l'eau en quelque sorte, rien n'étant jamais
perdu. Les barges oscillent sur leurs amarres. La boue de morte-eau le long de
la rive s’ étale, côtelée et luisante, telle la flèche caverneuse de quelque
animal monstrueusement enfoui et, au-delà, la campagne s'éloigne vers le sud et
les montagnes, là où les chasseurs et les bûcherons dormaient jadis dans leurs
bottes à la lueur mourante de leurs milliers de feux et poursuivaient leur
chemin, antiques aïeux teutoniques aux yeux ignés par la lumière visionnaire d'une
massive avidité, vague après vague de brutalité et de démence, leurs cervelles garnies
d'équivalents sans traces de tout ce qui fut, maigres Aryens avec leur recueil
sémitique abrogé ranimant les drames et les paraboles qui s'y trouvent, et
indifférents, et pâles, avec une nostalgie que rien, sinon le retour complet
des ténèbres ne pourrait apaiser.
Nous voici arrivés dans un monde au cœur
du monde.
Dans ces étendues autres, ces hostiles
cloaques et friches interstitielles que les justes voient du train ou de
voiture rêves d'une autre vie. Contrefaits ou noirs ou détraqués fuyards de
tout ordre établi, étrangers en tous pays.
La nuit est calme. Comme un camp avant la
bataille. La ville assaillie par une chose inconnue qui viendra de la
forêt ou de la mer ? Les sentinelles ont fortifié le palis, les portes sont
fermées, mais hélas la chose est à l'intérieur, en devinez-vous la forme
? En devinez-vous la prison ou l'empreinte du visage ? Est-ce une tisserande,
sanglante navette lancée à travers une dimension du temps, une cardeuse d’âmes
dans la trame du monde ? Une chasseresse avec des chiens, ou bien des
haridelles squelettiques tirent-elles son charroi funèbre par les rues, et
annonce-t-elle son commerce à chacun ? Cher ami, il ne convient pas de
s'appesantir sur elle car c'est justement ainsi qu'elle est invitée à entrer.
Le reste en effet n'est que silence. Il
s'est mis à pleuvoir. Une fine pluie d’été, on l’aperçoit tombant à l’oblique
dans les lumières de la ville. La rivière s'étire dans un graal de quiétude.
D'ici sur le pont, le monde en dessous semble un don de simplicité. Curieux,
rien de plus. En bas, dans des cryptes de lumière tombée un chat s'évapore de
pierre en pierre sur les pavés ronds d’un noir liquide et reliés en prestes
antipodes d’un côté à l'autre de la rue obscurcie de pluie pour disparaître,
chat et contre-chat, dans les chantiers défoncés au-delà. Pâle éclair d'été
loin en aval Un rideau se lève sur le monde occidental, Une fine pluie de suie,
d'insectes morts, de petits os anonymes. L'assistance attend enveloppée d'une
toile de poussière. Dans les orbites vidées du crâne du crane de
l’interlocuteur dort une araignée et les ruines articulées du bouffon pendu se
balancent, agitées par les mouches, pendule d'os en habit bigarré. Des
silhouettes à quatre pattes vont et viennent sur les planches. Les formes plus
primitives survivent. »