mercredi 6 mars 2024

Les Oiseaux d’Argyl

Christian Léourier - Les Oiseaux d’Argyl - Argyll

 

 

 

C’est une des figures centrales de la science-fiction française depuis un demi-siècle, une présence paradoxalement essentielle et discrète, empruntant dit-on les chemins tracés par Murray Leinster ou Jack Vance, qui nous fait signe ; après le remarquable roman court Helstrid publié au Bélial’ en 2019, les éditions Argyl proposent en ce premier trimestre 2024 une anthologie de vingt-sept nouvelles retraçant le parcours de Christian Léourier dans le registre court. Le livre refermé on est frappé par un classicisme affranchi des courants qui ont secoué le genre voici quelques décennies, tout autant que par les ressources inentamées d’une plume défiant le Temps.

 

De ses années de jeunesse, de la SF turbulente des seventies emmenée par Joël Houssin, l’auteur a conservé une méfiance instinctive pour les sociétés inhumaines et totalitaires. En témoignent « L’ouvre-boite », où un code de couleurs régit la vie des habitants d’une cité, « La guerre des riches » description d’une société en état de guerre permanente sauf pour les nantis, le don d’organe pour subsister, pitch de « Toute chose à un prix » :

 « — Ainsi, me coupe-t-il, vous pensez que l'instinct de propriété est profondément ancré dans l'homme, de même que l’instinct d'accumulation. Qu'ils lui sont, peut-on dire, consubstantiels.

— L'idée n'est pas de moi.

—Bien sûr. Je connais les travaux de l'école de Détroit : Homo rapax, Les Fondements naturels des droits de l'homme et du consom­mateur, toutes ces sortes de choses. D'ailleurs, eux non plus n'ont rien inventé : on pourrait remonter à Hobbes, aussi bien. Je voulais seulement dire : vous adhérez entièrement à cette conception ?

—L'histoire la démontre. Ne partagez-vous pas ce point de vue ?

—Vous établissez une distinction entre la propriété collective et la propriété individuelle. Vous soutenez que lorsque la pénurie augmente la propriété collective est accaparée par les individus forts ou les plus habiles. Ce qui aggrave d'autant plus le dénuement des autres, lesquels n'ont plus alors d'autre choix pour survivre qu'aliéner leur liberté. C 'est bien votre thèse ? »

 

Le mensonge fondateur est le support de deux des plus forts textes du recueil, « Le triptyque de Kohr » et surtout « Celui qui parle aux morts ». Le premier relate l’avènement d’une Eglise Universelle à la faveur de la découverte sur une planète étrangère et morte d’un « triptyque » dont le contenu évoque celui des Evangiles. Problème, le « Bienheureux » découvreur a dissimulé un troisième volet sulfureux. Dans le second, un homme, ayant acquis le respect d’une communauté par un heureux concours de circonstances, entreprend de saper leurs traditions obscurantistes et les entraine sur les rivages de la curiosité et du doute.

 

La découverte de cultures extraterrestres et les incompréhensions mutuelles constituent l’autre grand volet thématique du recueil. On se précipite dans « La roulotte », un bijou de conte de fée séminal de 1972 à lire avec la préface du livre ; un E.T embringué dans une troupe de forains prend son mal en patience en attendant un « go home » façon Spielberg. Bien que datés, « Le jour de gloire », « Visages », « Une faute de goût » auraient mérité leur place dans La Grande Anthologie de Science-Fiction, française ou pas. Le premier évoque la décision funeste d’un astronaute de postuler à un poste d’Empereur d’une terre étrangère, le second raconte une méprise fatale sur l'interprétation de l’expression faciale d’habitants d’un autre monde. Le dernier texte est l’occasion de rappeler que Talleyrand fut à l’origine de la cuisine diplomatique. Communiquer par les saveurs avec un E.T s’avère un exercice délectable mais que se passe t-il lorsque le plat ne rencontre pas l’approbation du Haut Plénipotentiaire ?

 

Quelques récits inclassables ou poétiques complètent l’ensemble. Citons une farce en clin d’œil, « Le syndrome de Fajoles » tout droit sorti de la moliéresque pièce Knock, ou Le triomphe de la médecine de Jules Romain, immortalisée au cinéma par Louis Jouvet. A la suite d’une erreur typographique journalistique, le village de Fajoles-Corps-Saint devenu Fajoles-Corps-Sains devient un foyer mondial de guérison. De quoi transformer le célèbre aphorisme « Les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent » en « Les gens bien portants sont des convalescents qui s'ignorent ». Pas question enfin de clore ce rapide tour d’horizon sans citer la nouvelle qui donne son titre à l’ouvrage et dans lequel un homme détestant les oiseaux se trouve en quelque sorte mis en cage par une épouse ornithophile.

 

Ce ne sont là que quelques choix subjectifs de fictions dont l’ensemble appartient au patrimoine français du genre.





10 commentaires:

Anonyme a dit…

Très joli Bourgeois Gentilhomme complet de sa turquerie ou à peu près,,,,

Christiane a dit…

Une lecture progressive qui m'enchante. Nouvelles découvertes grâce à vous sous le billet précédent.
Je vais de l'une à l'autre au rythme de l'oubli car il me faut m'éloigner de l'atmosphère de l'une pour découvrir l'autre.
C'est le maître de la chute. Chaque nouvelle se termine en nous prenant par surprise.
Le fond est sombre, caustique, bien implanté dans ce qui pourrait être notre quotidien mais la poésie de la plume allége l'écriture comme un éclat de rire.
Ce qui est étonnant c'est le temps que lui aussi a pris pour écrire ces nouvelles. Les avoir regroupées dans un livre unique n'efface pas toutes ces années d'écriture traçant un chemin dans l'imaginaire de Christian Léourier.
Et cette couverture. Je ne m'en lasse pas. Tout en vol d'oiseaux à commencer par les lettres. Le A tellement élégant...
Mais que signifie le premier commentaire ? "Très joli Bourgeois Gentilhomme complet de sa turquerie ou à peu près,,,,"

Soleil vert a dit…

Je ne sais pas. L'inspiration ça serait plutôt Le malade imaginaire

Christiane a dit…

Je viens de terminer "L'homme qui parle aux morts". Un texte bref, dense, mystérieux. Une fort belle personnalité avec cet homme proscrit qui, revenant dans son village, mer toute sa force de persuasion à abolir les superstitions en particulier celles qui concernent les morts que l'on abandonnait à l'océan.
C'est très sain, très beau, très fort. Écrit avec justesse et ampleur.
Cet écrivain sait écrire l'océan et les hommes.
Au passage, j'ai vu le temps passer. C'est à propos du nouveau-né que l'on confie à une femme pour qu'il soit allaité puisque sa mère est morte. Christian Léourier emploie l'expression "soeur de lait". Voilà une distinction qui a disparu des moeurs et du langage depuis que l'allaitement artificiel et les biberons ont changé la dépendance des bébés à un sein nourricier. L'allaitement existe encore mais c'est un choix de la mère et les petits sont sevrés plus vite qu'autrefois. Donc on a vu des pères donner le biberon à leur enfant... les bébés aller en crèche...
Je pense à un livre d'Élisabeth Badinter où
elle évoquait ce temps étrange où la femme qui vient d'accoucher met parfois du temps à créer un lien avec son bébé.
Il y a plein d'autres cheminements possibles dans cette nouvelle comme, dans ce village, la création d'un lieu pour mettre en terre les morts afin qu'ils soient plus prêts des vivants.
Et encore ce mystérieux cylindre auquel le proscrit doit sa survie où il se réfugie comme dans un moule très doux qui s'adapte à son corps et où il se repose.
Oui, une très belle nouvelle dont je copie les premières lignes pour laisser trace de la prose somptueuse de Christian Léourier.
"Quand le vent crêtait d'écume les vagues courtes, quand des gifles de neige fluide se fondaient dans la pluie, quand des phosphorescentes suspectes palpitaient le soir sous la surface des eaux, alors le temps était venu de quitter les îles pour regagner le continent."

Christiane a dit…

met

Soleil vert a dit…

Superbe

Christiane a dit…

Merci

Christiane a dit…

Il a une action sur le temps à travers la conjugaison. Ainsi, à la fin de la nouvelle "Toi, du temps éprise", cette énigme : "L'homme que j'étais, la fille que tu es seront faits pour vivre ensemble."

Christiane a dit…

"Soleil, vitre lourde".
Encore une nouvelle remarquable au final imprévisible.
Une canicule sur la ville qui prend des proportions terribles.
Tout au début, cette remarque qui éveille la mémoire sensorielle du lecteur.
"La voiture est là, toutes vitres ouvertes. J'hésite à m'y enfourner. Je me brûle les doigts sur la portière. A travers ma chemise, la moleskine me cuit le dos. Pas question de toucher le volant à mains nues."
Les êtes reviennent avec ce désir insatiable de fraîcheur....
Que ferions-nous si ....

Christiane a dit…

les étés