jeudi 17 octobre 2024

Au soir d’Alexandrie

Au soir d’Alexandrie - Alaa El Aswany - Actes Sud





A l’époque de Nasser, un groupe d’amis a pris l’habitude de passer ses soirées dans un bar privé d’un célèbre restaurant d’Alexandrie. Issus de divers horizons, les membres de « Caucus » - ainsi se surnomment ils -  échangent rires et discussions passionnés au cœur d’une ville adorée. S’y côtoient Chantal Lemaitre, une libraire française, le chocolatier Tony Kazzan dont le père a fui les persécutions ottomanes en Anatolie, un grand avocat Abbas El Cosi, Lyda propriétaire du restaurant, Carlo Sabatini maitre d’hôtel et séducteur impénitent, et un peintre, Anas el-Saïrafi. Le sujet de cette nuit-là est l’aptitude ou l’inaptitude des égyptiens à la vie démocratique, sujet banal mais posant les jalons d’un récit tragique.

 

Quittant le Caire des deux romans L’immeuble Yacoubian et Automobile Club d’Egypte évoqués ici, Alaa El Aswany transpose une réflexion politique amplifiée par la révolution de 2011 et les soulèvements populaires de la place Tahrir auxquels il a pris part, dans l’ancienne capitale antique, cœur traditionnel du cosmopolitisme égyptien :

 

« Je suis pas un écrivain et ce ne sont pas là mes Mémoires. Simplement mon témoignage sur ce qui est advenu. Je le note comme je l'ai vécu. Mon nom est Anas el-Saïrafi, connu à Alexandrie simplement comme Arias prénom dont je signe mes œuvres. Si vous êtes un habitué des restaurants et des bars d'Alexandrie, vous me connaissez certainement ou du moins vous m'avez déjà vu. Je suis peintre, diplômé de la faculté des beaux-arts. J'ai supporté cinq années ennuyeuses d'études au Caire puis je suis revenu à Alexandrie que je n'ai plus quittée. Alexandrie est mon univers. Lorsque j'en sors je perds mon équilibre psychologique et mon esprit se trouble. Je deviens un autre qui me ressemblerais c'est seulement à Alexandrie que je suis moi-même avec tout ce qui me caractérise, mes idées, mes sentiments, ma folie. Alexandrie n'est pas seulement une vie au bord de la mer, ce n'est pas seulement une ville arabe. Alexandrie existait des centaines d'années avant d'être envahie par les Arabes. La culture d'Alexandrie a, en surface, une première strate arabe au-dessous de laquelle se trouvent les strates d'autres cultures. L'histoire n'a jamais connu une telle diversité culturelle en dehors d'Al-Andalus où musul­mans, chrétiens et juifs vivaient dans la tolérance et la paix. Alexandrie est douce et délicate. Cette ville te prend dans ses bras sans égard pour ta langue, ta religion ou ton origine. Où trouver ailleurs une ville où l’on peut se faire couper les cheveux par un coiffeur grec, déjeuner dans un restaurant appartenant à un couple d'Italiens, mettre ses enfants dans une école française puis, si l'on a un problème, prendre pour se défendre un avocat arménien ? Combien de villes dans le monde fêtent-elles avec le même enthousiasme et la même joie les fêtes des musulmans, des coptes orthodoxes, des catholiques, des protestants et des juifs? Beaucoup de peintres ont vécu à Alexandrie. Partout, dans cette ville il y a des paysages qui attendent qu'on les peigne : la mer, le matin ou au coucher du soleil, les vieilles rues étroites revêtues de pavés, le fort de Qâit Bey que les Alexandrins appellent la Tabia, la colonne de Pompée et le phare. Où, dans une autre ville, un peintre pourra-t-il trouver tant de spectacles pour l'inspirer ? Je pourrais parler d'Alexandrie pen­dant des heures sans épuiser le sujet. C'est la seule ville égyptienne qui ait réussi jusqu'à aujourd'hui à résister au déluge de laideur, de sottise et d'extrémisme. Alexandrie me connaît, me comprend et m'aime. Souvent je l'imagine sous la forme d'une femme dont je serais épris. Lorsque je m'assieds au café du Commerce, puis au Trianon lorsque je traverse la rue pour prendre une bière glacée aux Délices, j'ai l'impression de caresser du bout des doigts le visage de mon aimée, comme si mon amour pour Lyda était lié à Alexandrie. Un jour, je me suis incliné devant elle, j'ai baisé sa main et je lui ai dit cérémonieusement :

- Princesse Lyda, souveraine de mon cœur, c'est Alexandrie qui t’a donné ta séduction et tes mystères... et ma résistance s'est effondrée. »

 

Les personnages, à l’instar de Tony Kazzan, figure de patron paternaliste souriant, exubérant, participent à ce quotidien festif qu’on nomme liberté. Il expérimente un nouveau produit; de son côté Chantal tente d’arracher l’autorisation d’organiser une journée de dédicaces avec un auteur étranger et redécouvre l’amour, Arias dessine des portraits de passants en dehors de ses heures de cours, la jeune Néamat fuyant un beau-père prédateur sexuel trouve refuge dans une école de danse, Maitre Abbas défend avec succès ses clients. Mais une main de fer va s’abattre sur les protagonistes et la ville. En cause la volonté du Raïs de prévenir toute velléité contestatrice, de poursuivre une œuvre révolutionnaire où la pureté des intentions des membres du parti présidentiel sera mise à l’épreuve, et de mettre en place des réseaux de surveillance. Au sein de la direction de la chocolaterie, deux membres d’une cellule secrète rattachée au ministère de l’intérieur, dont le propre frère du libéral Abbas, se mettent à l’œuvre.

  

Dans son nouvel ouvrage, Alaa El Aswany s’attaque à la période nassérienne, dénonçant sous les oripeaux de la victorieuse nationalisation du canal de Suez et de l’adulation d’un peuple, des pratiques dictatoriales. Au-delà du cas particulier de Nasser, le propos, par la bouche  du personnage de Chantal Lemaitre s’élargit à la culture de la soumission, religieuse ou étatique qui ne cesse de s’étendre, alors que ne cesse de s’éteindre y compris en Occident l’idée du vivre ensemble. Pour le reste le talent du conteur,  l’éclat des personnages font encore mouche.

1 commentaire:

Christiane a dit…

Une rareté en ce temps de guerres où l'amitié entre les communautés bat de l'aile.
Billet finement travaillé.
d'Alexandrie je ne connais qu'un quatuor....