Han
Kang - Impossibles adieux - Grasset
« Un matin de décembre, Gyeongha reçoit un message
de son amie Inseon. Suite à une grave blessure à la main, celle-ci a été
transférée d'urgence à Séoul, laissant derrière elle son île natale et son
perroquet blanc. Alitée, elle demande à Gyeongha de prendre le premier avion à
destination de Jeju pour nourrir son oiseau, avant qu'il ne soit trop tard.
Mais le soir même, une violente tempête s'abat sur l’ile.
Le vent glacé et les chutes de neige ralentissent Gyeongha au moment où la nuit
se met à tomber. Parviendra-t-elle à rejoindre la maison de son amie ? Là-bas,
l'attend bien plus qu'une vie qui vacille. Compilée de manière minutieuse,
l'histoire de la famille d'Inseon a envahi les lieux, des archives réunies par
centaines pour documenter l’un des pires massacres que la Corée ait connu - 30
000 civils assassinés entre novembre 1948 et début 1949. »
Ecrivaine sud-coréenne peu connue du grand public français,
Han Kang a construit une œuvre dont la renommée n’a cessé de s’étendre depuis
une dizaine d’années, récoltant au passage un International Booker
Prize en 2016 pour La Végétarienne, le Médicis étranger 2023
pour le présent roman et le Nobel en 2024. Sa plume parcourt les registres de
la solitude, de la douleur et de la mémoire. C’est le cas avec Impossibles adieux et on remarquera au passage
que les récents Prix Goncourt et Renaudot relatent également des parcours
mémoriels. A la source de l’œuvre, un séjour de l’autrice sur l’ile de Jeju et
la révélation par une insulaire d’un massacre commis en 1948 par les autorités
sud-coréenne à la suite d'une révolte paysanne, juste avant la guerre de Corée.
Arrivée à Jeju, Gyeongha découvre les travaux préparatoires
d’Inseon relatifs à un documentaire sur ces exactions que les deux amies, respectivement
journaliste et photographe, devait réaliser. L’intrigue romanesque se mue en un
récit traumatique dans lequel les révélations d’un journal surgissent comme les
ilots d’un passé de cruauté au sein d’un présent réduit à sa forme symbolique: l’enlisement
nocturne de Gyeongha dans un paysage de neige insulaire, les piqures sur les
doigts amputés et suturés d’Inseon, et surtout le rêve récurent de la narratrice,
un champ peuplé d’arbres morts menacé par l’envahissement de la mer,
cimetière marin hanté par Les Croix de bois de Dorgelès.
La seconde partie d’ Impossibles adieux bascule dans
un onirisme total rompant avec le déroulé de la narration, n'épargnant pas les deux jeunes femmes dont la présence se fait de plus en plus évanescente. Ce multivers de la
douleur ralentit la lecture tout autant qu’il la magnifie dans un espèce de
chuchotement Bergmanien à l’image du phrasé de la récipiendaire du Nobel.
29 commentaires:
Je me suis équipé du roman que je n'ai pas encore ouvert... Vous m'avez devancé, MS, mais loin de le faire descendre de la pile, votre post va l'y faire remonter... A priori alléchant, mais émotionnellement douloureux pour accès immédiat, dans la foulée d'un mélo de Pierre Loti... Attendons un brin les futures impressions de Ch.
Bien à vous,
C'est un livre puissant et déroutant. Pas tout à fait un roman, ni même un récit. Sur un massacre terrible, réel, Han Kang écrit, mêlant des rêves récurrents au réel. On ne sait plus à la fin du livre si Gyeongha et Inseon se sont rencontrées dans un moment du réel, à l'hôpital ou dans un monde parallèle.
Ce premier rêve par lequel commence l'histoire, ce champ de neige où se dressent des arbres noirs décapités, est submergé par une marée montante. La narratrice effrayée se réveille et se souvient d'un autre été en 2014. Celui où son livre sur les massacres est paru.
Elle se réveille dans un été caniculaire, angoissée.
Quatre années ont passé depuis ce rêve.
Les scènes du massacre s'entrecroisent avec des retours à la chaleur obsédante. D'autres rêves ou souvenirs se bousculent comme celui où des femmes et leurs enfants réfugiées dans un puits sont mitraillées depuis la margelle.
La certitude c'est l'amitié de vingt ans entre Inseon et Gyeongha. Elle y pense, la revit jusqu'à l'appel de l'hôpital et la rencontre avec son amie gravement blessée et cette urgence presque fantasque d'aller dans l'île de Jeju sauver l'oiseau de Gyeongha de nuit en pleine tempête de neige. Un perroquet blanc....
Elle part, se perd, retrouve son chemin, croit mourir de froid et comme l'écrit admirablement Soleil vert, "La seconde partie d’ Impossibles adieux bascule dans un onirisme total rompant avec le déroulé de la narration, n'épargnant pas les deux jeunes femmes dont la présence se fait de plus en plus évanescente. Ce multivers de la douleur ralentit la lecture tout autant qu’il la magnifie dans un espèce de chuchotement Bergmanien."
J'ai infiniment aimé ce livre. Quelle rencontre...
MS ?
J'écrivais le 13 octobre sous le billet du bracelet de jade de Mu Ming :
"J'aime les sortilèges de ce livre de Han Kang. C'est entre éveil et rêve, sommeil et mémoire. La mort comme le ciel noir où tourbillonnent les flocons irréels de la neige. Tout est neige dans cette coulée d'écriture. Noirs sont les signes d'écritures, noirs sont les troncs des arbres. Douceur et douleur mêlées."
Oui, c'est une écriture tellement poétique, un vrai sortilège. Une esquisse tremblée où le texte évoque sans s'apesantir sur l'atroce.
pas MS, je voulais dire SV dans le premier post que j'ai oublié de signer JJJ... A bientôt et bon dimanche à vous. Un mois de novembre printanier qui n'augure rien de bon ?...
Dans la catégorie des lapsus, JJJ, un nom en remplace un autre mais pas l'intention. Il est évident que vous vous adressiez à Soleil vert et que ce commentaire enjoué était de vous.
N'ayez pas peur de l'ambiance supposeey dramatique du roman. Il est , grâce à l'écriture fine de Han Kang, poétique, sensible, onirique.
Je crois n'avoir jamais lu une si belle approche du e tempête de neige.
Les rapports de Inseon à sa mère, à la société sont d'une grande richesse psychologique ainsi que cette empathie de Gyeongha pour Inseon.
Il est des pans terribles de l'Histoire qu'il faut évoquer pour ne pas les voir oubliés.
Peut etre un mot sur le traducteur ou la traductrice par qui le Coréen passe en notre langage ? MC
"Impossibles adieux» (Jagbyeolhaji anhneunda), de Han Kang, est traduit du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi, pour les éditions Grasset.
Comme vous avez raison, MC. !
C'est que cette traduction est si fluide, si fine qu'on l'oublie. La langue française dans toute sa beauté pour sentir cette neige légère et lourde qui tombe sur les mots, ce silence qu'elle pose dans le monde que traverse Gyeongha, ce bruit des pas qui s'enfoncent, ce bruit des âmes et de la mémoire.
Sans cette traduction le livre ne serait pas, ici, entre nos mains... Alors merci à eux pour ce magnifique travail, cette passerelle.
"Le soir tombait mais il restait un halo gris dans l'air. La neige renvoyait les dernières lueurs et il m'était encore possible de discerner les objets. (...) J'ai tenté d'ouvrir la porte mais elle était bloquée. Me fiant à cette ultime pâleur du jour, je me suis mise en marche.(...) La neige me montait aux genoux. Il m'était difficile d'avancer car je devais enfoncer mon pied dans la neige, extraire l'autre, et ainsi de suite. Mes baskets et chaussettes ont vite été trempés. La neige collait à mes chevilles, à mes mollets.. (...) La tempête de neige qui jusque-là avait frappé mon visage, m'empêchant de garder les yeux ouverts, s'était calmée (...) Seul le bruit de mes pas dans la neige froissait le silence du soir. Je n'étais pas rassurée (...).
Je pensais à ce vent en progressant sur le chemin enneigé que l'obscurité avalait. (...) ce vent comme une ombre, prêt à prendre forme et à devenir réel, ce vent dissimulé derrière le silence, comme une marque d'encre au verso d'une feuille." (p. 133)
Juste avant la deuxième partie, plusieurs scènes annoncent un échange possible entre réel et imaginaire se suivent.
D'abord celle-ci :
"La scène intérieure et le paysage extérieur se reflètent dans la vitre pour ne former qu'une seule image."
La fièvre de Gyeongha monte. Elle tremble de plus en plus . Ses vêtements sont trempés. C'est là qu'une coupure de courant dûe aux chutes de neige a lieu. Han Kang écrit :
"L'obscurité brutale efface d'un coup aussi bien la scène intérieure que le paysage extérieur." Elle avance à tâtons dans la maison isolée, bras tendus dans le vide. Peu à peu épuisée elle sombre dans le sommeil. Sa conscience se délite.
due
Puis vient un rêve. Une scène appartenant aux années lointaines où la Terre suite à l'impact d'une météorite monstrueuse a été ravagée par un incendie ravageant la faune et la flore ne laissant survivre que les espèces volantes
Han Kang écrit alors :
"La Tere est devenue un énorme bloc de glace, qui tourne sur lui-même dans un bruit assourdissant. Les continents recouverts de lave bouillonnante ont gelé. Des dizaines de milliers d'oiseaux volent dans le ciel dans pouvoir se poser. Ils planent et s'endorment. Chaque fois qu'ils se réveillent, ils battent frénétiquement des ailes. Ils glissent dans le vide...."
Alors nous basculons dans une autre dimension....
Les premiers mots de la deuxième partie forment le titre du roman : "Impossibles adieux".
On entre alors comme dans un tableau de Magritte. Tous les détails réalistes nous rattachent à la scène de la veille (débris
de la tasse cassée, casserole emplie d'eau, l'atelier...) mais soudain un détail crée l'étonnement. Ce n'est pas possible....
Pourquoi pas l'apparition des absents ?
Une autre histoire commence, ressemblante et différente. Laquelle est illusion ? Je n'ai pas de réponse... Quelque chose est impossible dans ce roman arraché à un terrible fait historique.
( parenthèse. J’ai trouvé votre Carnaval de Brueghel!)
MC
Oui, je me souviens de notre échange sur deux œuvres différentes de Bruegel. Vous, une réunion sombre, moi une fête de village. Mais l'artiste est capable d'exceller dans les deux domaines. Ses paysages ne sont jamais totalement sereins.
Non, plutôt Les jeux d'enfants, où je voyais des enfants jouer à tous les jeux connus à cette époque et dans ce pays. Vous faisiez mémoire d'une scène peint par lui où des adultes semblaient réunis pour des jeux plutôt diaboliques.
En aurons-nous scruter des toiles et des dessins et même des sculptures ! Pour l'art vous êtes imbattable !
Vous songiez peut-être à La danse des paysans. Aucune gaité dans ce tableau. Visages graves parfois épais et inquiétants. Impression de vitesse incontrôlée. Une sarabande ?
Ou encore plus inquiétant, ce chef-d’œuvre du musée d’Anvers, "Dulle Griet "(Margot la Folle) .
Ce tableau, Margot la folle (Dulle Griet) c'est presque du Jérôme Bosch. Je l'avais vu à Anvers. C'est aussi une paysanne, Margot la Folle, qui conduit une armée de femmes . Et où vont-elles ? En Enfer !
C'est une scène de destruction. Panneau saturé de rouges soutenus des flammes.
C'est une scène surréaliste. Femmes déchaînées, monstres. Une bataille infernale dans un brasier... et au milieu de ce chaos cette folle énorme, hurlante. Bigre ! Loin de la douceur féminine !
Pour en revenir au roman témoignage de Han Kang, on baigne dans une blancheur froide celle de la neige et noire par tous ces troncs d'arbres décapités et cette nuit . Linceul et mort...
Sauf quand elle retourne le drame pour une rencontre surréaliste et sereine (presque) entre les deux amies. Un perroquet blanc ressemble par son ombre de géant à celui de Félicité ( Flaubert) mais là pas de Saint-sacrement pour ces morts sans sépultures...
Vous évoquez Brueghel la ncuen au beau milieu de l'œuvre de Han Kang et c'est un beau face-à-face car ce sont deux univers fantasmagoriques, peuplés d’êtres oscillant entre la vie et la mort, l’animal et l’humain.
l'ancien
Elle est aussi peu sombre que possible , mais cette ville est envahie par des enfants qui persécutent des adultes, oui. La ce serait plutôt la folie carnavalesque, tout aussi dévastatrice. Cf Leroy-Ladurie , in « Le Carnaval de Romans ».
MC
Oui, c'est possible... Mais revenant au roman de Han Kang et après avoir lu le billet de Paul Edel sur les romanciers et la guerre, je m'interroge sur la transmission. Ceux qui ont vécu ces tourments longs et atroces, comment leurs enfants vivent leur mémoire de survivants, leur silence, leurs peurs ?
Par les mots dits, les écrits, les lettres, par le corps aussi qui somatise et transmet l'angoisse et les cauchemars d'une génération à l'autre. Comment s'écrit l'Histoire ? De quoi témoignent les journalistes ?
Aujourd'hui, au procès de Samuel Paty, une femme policière municipale racontait, tentait de dire ce traumatisme de croiser le regard de S.P. dont la tête gisait sur le trottoir tout en essuyant les tirs du terroriste . Un regard qui la hante dans son quotidien.
Han Kang, par la mémoire de la mère invite Inseon a raconter les massacres par centaines de ces hommes, de ses femmes et des enfants. Des supplices qui encore une fois démontrent l'horreur que des hommes peuvent faire subir à d'autres hommes sur fond de guerre où l'humain se transforme, se métamorphose en quelque chose qu'il ne savait pas pouvoir être. Un mélange de barbarie, d'indifférence, de sauvagerie féroce, un goût du meurtre voire de la torture.
Parfois les générations qui suivent ont envie qu'on ne leur parle plus de tout cela qui les oppresse. Mais il y a toujours un conflit, un attentat, un crime qui nous ramènent au mystère du Mal.
Son cri nous le recevons dans le calme apparent de la lecture.
"Je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous (...) Je ne sais pas aujourd'hui comment j'ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi."
Ce n'est pas dans le roman de Han Kang mais dans celui de Balzac Le colonel Chabert, un survivant de la bataille de Eylau, un massacre où il a réussi à s'extraire d'entre les morts. Encore une oeuvre-témoignage qui nous ramène à un évènement de masse où un personnage aurait pu disparaître.
J'ai lu Histoire d'une vie d'Aharon Appelfeld. Déporté avec son père, il réussit à s'échapper. Il avait dix ans...
J'ai lu Les récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Engloutissement aussi dans la neige.
Autant de mémoires de disparus anonymes...
Le pire est advenu et continue à advenir. Oui, c'est arrivé... Cette organisation de la terreur.
Et ce Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas d'Imre Kertesz...
Se dresser contre l'oubli par la parole, l'écriture exige tant de volonté, de courage... Ces textes fragmentaires sont des traces indispensables même si leur reconstruction passe par la littérature, la fiction, la poésie. Ils restaurent par éclairs ce qui a été.
Comment situer, par exemple le grand poète Paul Celan, l'auteur de La Rose de personne. Son obscurité est lumineuse. Quelle force...
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