mardi 23 juillet 2019

Grace


Paul Lynch - Grace - Albin Michel






« Irlande, 1845. Par un froid matin d'octobre, alors que la Grande Famine ravage le pays, la jeune Grâce est envoyée sur les routes par sa mère pour tenter de trouver du travail et survivre. En quittant son village de Blackmountain camouflée dans des vêtements d'homme, et accompagnée de son petit frère qui la rejoint en secret, l'adolescente entreprend un véritable périple, du Donegal à Limerick, au cœur d'un paysage apocalyptique. Celui d'une terre où chaque être humain est prêt à tuer pour une miette de pain. »



S’inspirant d’un épisode dramatique de l’Histoire de son pays, l’écrivain irlandais Paul Lynch a publié en 2017 un ouvrage salué par le Washington Post comme « un hybride entre Les raisins de la colère de John Steinbeck et La route de Corman McCarthy ». En matière de parrainage, difficile de faire mieux. Difficile aussi de ne pas reconnaître la justesse de ce propos.L’odyssée de la jeune fille, sur toile de fond d’une apocalypse alimentaire qui, pour mémoire, provoqua la disparition d’un million de personnes et l’exil de plusieurs millions de survivants, rappelle en effet l’errance de The road. Ce qui eut jadis constitué l’ébauche d’un roman d’apprentissage à la Dickens est ici réduit à un vagabondage miraculeusement illuminé sur la fin. La modernité est passée par là et les écrivains irlandais n’en furent pas les moindres contributeurs, entre les monologues d’Ulysse et le temps improductif d’En attendant Godot.



Ce Sans toit ni loi se lit comme le récit d’une errance ponctuée de rencontres et de fantômes, de victoires éphémères contre la faim comme la rencontre de vachers qui l’embauchent et lui procurent un temps sous son déguisement de garçon protection et subsistance. Délaissant l’intrigue, ( 480 pages tout de même) Lynch resserre son travail sur l’écriture.Grace surmonte la disparition rapide et déchirante du petit frère Colly au prix d’une plongée définitive dans un univers mental hallucinatoire où s’entremêlent dans un pur chaos la présence schizophrénique de Colly, l’appel de la faim, les bruits nocturnes, l’irruption de personnages inquiétants, l’évocation de récits hantés et une nature pétrifiée spectatrice de cette ode à la souffrance infinie.



Un personnage féminin magnifique et un style qui ne l’est pas moins font de Grace, à mon avis, un des meilleurs ouvrages publiés en France à ce jour en 2019.On pourra se faire une idée de l’art de la transfiguration, caractéristique de l’écriture de Paul Lynch, avec un extrait du début du roman. Une simple coupe de cheveux devient sous la plume de l’auteur l’ébauche d’un récit d’horreur et un rituel sacrificatoire biblique.



« Octobre du déluge. Dans la première clarté du jour, sa mère vient à elle et l’arrache au sommeil, la soustrait à un rêve qui lui parlait du monde. Elle la tire, elle l’entraine, la panique éperdue lui fuse dans le sang. Surtout ne crie pas, pense- t-elle, ne réveille pas les autres, il ne faut pas qu’ils voient maman dans cet état. Mais aucun son ne peut franchir ses lèvres, sa langue est liée, sa bouche scellée, alors c’est son épaule qui s’exprime à sa place. Elle proteste d’un craquement, son bras est comme une branche pourrie que l’on case d’un coup sec. Affleurant d’un lieu où les mots n’ont pas cours, lui vient la conscience d’un détraquement de l’ordre des choses.

Sa mère l’emmène vers la sortie, comme harnachée à elle, son corps est un outil de femme cabré par la tension, ses pieds deux lames mal aiguisées. A la porte, une balafre de lumière. Ses yeux combattent pour se fixer sur sa mère, elle ne voit rien sinon l’étau d’une main regermée sur son pignet, aussi blanche qu’un ossement. Elle bat de son bras libre pour se défendre, mais le coup ne heurte que l’obscurité et l’air qui la trahit, ses talons s’arc-boutent au sol. Deux volontés en lutte, celle de Sarah pareille à une puissance animale, une force secrète lui semble-t-il, sa mère comme celle du veau de Nealy Fox le jour où il l’a abattu avant de partir pour de bon ; maintenant sa peau brule sous l’étreinte de sa mère qui l’entraine toujours et ses pieds pivotent, pointe vers l’avant.

Dehors la poigne du froid les accueille comme s’il n’était venu là que pour elles, embuscade d’une bête vorace dans le gris âpre du petit jour. Pourtant on n’est pas encore au plus vif de l’hiver, même si les arbres, dans leur nudité de vieillards promis au châtiment, se serrent les uns contre les autres sur une terre figée dans la stupeur de l’attente. Ce sont des sorbiers aux branchages sans grâce, amoindris et contorsionnés, comme démunis face à ce sol ingrat, et qui s’étiolent sous la pesée du ciel. Sarah et sa fille s’avancent sous la ramée, cette fille pale au torse de garçon, quatorze ans et des cheveux longs qui retombent devant son visage, si bien que la mère ne distingue que ses dents et la grimace qu’esquissent ses lèvres.

De force, elle l’a fait s’asseoir sur la souche qui sert de billot. Assieds-toi là, je te dis.

Pendant un moment, on croirait qu’un vaste silence s’est ouvert, même le vent, voyageur sans repos, se tient tranquille sur ces hauteurs. Les rocs enchâssés dans la montagne claquent-ferment leurs grandes dents pour mieux écouter. La fille se découvre au miroir des flaques fangeuses, au-dessus d’elle la silhouette tremblée de la mère, grisâtre, grotesque. Le silence est rompu comme un charme, un oiseau noir s’envole vers le faîte de la colline dans un bruissement d’ailes. Qu’et il arrivé à Maman pendant mon sommeil ? Qui est venu prendre sa place ? Brusquement lui apparaît ce que le cœur redoute le plus, tiré de sous la robe de sa mère, le couteau au fil émoussé. Du fond de sa nuit remonte alors l’histoire que son frère Colly racontait avec tant de gravité dans ses grands yeux - celle d’une famille tellement démunie qu’elle tournait son couteau vers le plus jeune des enfants. Ou bien était-ce l’ainé ? Il n’en finit jamais de débiter des fables, son frère Colly, il cause sans interruption et il vous jure sur la vie que tout ce qu’il raconte est la pure vérité. Arrête tes bêtises - c’est ce qu’elle lui répond d’ordinaire, mais aujourd’hui elle comprend que les choses sont inextricablement liées, et qu’il existe forcément une cause à ce qui est en train de se produire à présent.

Elle entend la respiration sifflante de Sarah, les petits qui se pressent furtivement à la porte pour observer ce qui se passe. Lui revient en mémoire la dernière créature qu’ils ont vue mise à mort, cette oie qui avait déployé son corps en un arc de blancheur et crevé l’atmosphère de son cri aigu, comme si elle était prise en chasse. L’étrange apaisement de l’oiseau, son long col appuyé sur le billot de bois et voilà qu’à présent c’est leur propre sœur qui se tient là avec le même calme, avec ce même couteau mal affuté qui a si souvent servi. Boggs était présent la dernière fois - il les avait fait décamper en vitesse. Elle voit la lame se lever, devient un animal qui rue et se débat pour échapper à sa mère.

A cet instant, Colly se précipite vers elles deux, un gamin de douze ans qui fonce comme un taureau et perd sa casquette en chemin, hurlant le nom de sa sœur. Grace ! un terrible désespoir dans sa voix, comme si en prononçant ce nom il pouvait la sauver d’une éclipse du sens, tenir la jeune fille à l’abri du mal aussi longtemps qu’il resonnera. Elle sent dévier l’obscurité qui approche, c’est Colly qui cherche à éloigner sa mère, qui la ceinture d’un bras, mais elle a tôt fait de se débarrasser de lui, et le garçon est projeté à terre. Un tremblement dans la voix de Sarah, Colly rentre vite à la maison. Grace se tourne vers son frère, assis sur ses fesses et les joues cramoisies ; voit sa mère qui brandit le couteau, comme embarrassée de le serrer entre ses doigts. Leurs regards se croisent alors, et elle s’étonne de ne pas y trouver les signes de la folie ou de la pure malfaisance. Quand sa mère parle, elle surprend le nœud qui s’emmêle dans sa gorge. S’il te plait, ça suffit maintenant.

Puis d’un geste vif, le couteau dressé en l’air, Sarah empoigne les cheveux de sa fille pour dévoiler la porcelaine de son coup.

On peut voir tant de choses en l’espace d’un instant. Finalement, elle était bien vraie, l’histoire de Colly, pense-t-elle. Et elle se dit aussi ; La dernière chose que tu verras de maman, ce sera son ombre. Emporte un souvenir avec toi, un souvenir de tout cela. Du plus profond de son être, un sanglot se dénoue et se libère comme un chant.

Devant ses yeux, l’automne de sa longue chevelure. Elle se défait peu à peu, tombe mèche après mèche dans un chatoiement de nuances crépusculaires, entretissée de lumière défaillante. Alors que sa mère tire et taille, la douleur de son cuir chevelu est si forte qu’elle en pleure. Les volutes de ses cheveux, ses yeux clos tournés vers leurs étoiles intérieures. Quand elle rouvre les paupières, sa mère s’est placée de l’autre côté du billot. Colly est à genoux, les mains pleines de mèches coupées. Sur son cou dénudé passe, froide et aigre, la langue du vent. Elle lève ses mains engourdies, les porte à ce qui reste de son crâne, tandis que sa mère s’écarte et range le couteau sous sa robe. Livide et hors d’haleine, Sarah semble en colère et fourbue, la peau de son coup commence à pendiller, comme si elle devait pour la maintenir en place, fournir un effort dont elle n’est pas capable. Les os de ses clavicules sont les joyaux d’une beauté déchue. Posant les mains sur son ventre bombé par sept mois de grossesse, elle affermit sa voix pour parler à sa fille. Les mots qu’elle prononce alors.

C’est toi qui es forte maintenant. »

7 commentaires:

Ed a dit…

Ca a l'air vraiment bien ! Je me disais récemment que j'avais lu trop peu d'auteurs irlandais. Déjà que je suis passée à travers Milkman d'Anna Burns, proposé par mon Book Club...Ceci dit, il paraît que c'est très spécial. Les Irlandais SONT très spéciaux, rien que James Joyce et Samuel Beckett m'ont toujours fait peur...


Merci pour cette chronique.

Soleil vert a dit…

Merci ED

Anonyme a dit…

Roman déchirant mais tellement lumineux.
Merci pour cette chronique pleine de grâce.

Soleil vert a dit…

Merci infiniment
SV

Héloise a dit…

La fin abrupte m'a laissée ..un peu sur ma faim; pour le contexte historique Irlandais de l'époque c'est assez fidèle.

Soleil vert a dit…

L' épilogue est la symétrie du début du roman (voir l'extrait). Au sacrifice de la fille répond le sacrifice (tout aussi symbolique) de la mère.

Cordialement


SV

Héloise a dit…

Merci pour votre éclairage .Je n'avais pas pensé à relier la fin avec le début.