mercredi 17 décembre 2025

Martin Eden

Jack London - Martin Eden - Folio

 

 

 

Martin Eden, jeune marin en escale à Oakland en Californie, est invité dans la demeure bourgeoise des Morse. Il doit cette attention à une intervention musclée contre des importuns qui menaçaient physiquement Arthur, le fils de famille. Sous des allures de colosse, le jeune homme dissimule tant bien que mal une hypersensibilité, conscient de la gaucherie de ses gestes et de ses mots dans cet univers policé dont il ignore les codes comportementaux. Son malaise ne fait que croitre à la vue de la sœur d’Arthur, Ruth, décrite comme une créature séraphique aux yeux bleus et à la longue chevelure. Il en tombe immédiatement amoureux et la jeune femme éprouve réciproquement pour lui une attirance physique dont elle ignore la signification et qu’elle ne peut en conséquence formuler.

 

Les parents inquiets de l’isolement de leur progéniture, accaparée par la poursuite d’études littéraires, voient au début d’un bon œil cette intrusion d’un étranger, et renouvellent leur invitation, croyant ainsi ouvrir l’esprit de Ruth à d’autres horizons, notamment maritaux, étant entendu que Martin ne figure pas dans les cartons du projet. Croyant reconnaitre en la jeune femme l’idéal de Beauté entraperçu dans ses rares lectures celui-ci se met à dévorer indistinctement ouvrages romanesques, philosophiques et scientifiques avant de se découvrir une passion dévorante pour l’écriture pour laquelle il sacrifie tout. Guidé au départ par Ruth qui voile ses sentiments amoureux derrière le paravent d’une éducation généreusement octroyée à un jeune homme inculte mais intéressant, l’élève en quelque sorte finit par dépasser le maitre et prend la mesure de l’artificialité des conventions sociales régissant la vie de la famille Morse et de ses semblables.

 

Jeux de l’amour et de la littérature, le roman de Jack London raconte l’accomplissement et la chute d’un homme à la recherche d’un absolu artistique. L’erreur disait Cocteau consiste à vouloir courir après la Beauté. C’est pourtant à cette tâche que s’attèle Martin Eden et tout le récit raconte l’énorme effort d’écriture accompli en dépit des refus éditoriaux, effort quantitatif mais aussi qualitatif comme si le héros avait pressenti et anticipé les regrets de Bergotte, le romancier Proustien, à l’instant de sa disparition. Seule la faim le conduit parfois à reprendre des activités manuelles, à renouer avec son passé ouvrier afin de payer aussi l'affranchissement des manuscrits postés aux magazines. L’illumination surgit à la lecture de L’éphémère, le poème de Brissenden, son double littéraire qui le distraie un instant de son isolement moral et montre la voie à suivre. L’irruption finale du succès (titre originel et temporaire du livre de Jack London) engendre alors un malentendu. Est-il compris et si oui pourquoi ne l’a-t-il pas été plus tôt ?

 

L’assujettissement de l’amour de Ruth pour Martin aux conventions sociales de son clan, leurs retrouvailles hypocrites dictées par la soudaine réussite sociale de l’ancien marin sonne le glas. Être aimé pour ce que l’on représente et non pour ce que l’on est ! Eden a épuisé sa peau de chagrin. Quelle amertume si l’on se souvient du destin du héros du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir, autre personnage introduit dans un milieu qui n’est pas le sien, mais adulé par deux femmes foulant aux pied leur respectabilité aristocratique pour tenter de le sauver. La réussite littéraire du premier, l’échec politique du second ont la même sanction.

  

La dernière page refermée, on s’interroge tout de même, comme le remarque l’excellent traducteur Philippe Jaworski, sur l'énigmatique destin de cet homme. On pourrait peut-être citer James Tiptree : «  Mes débuts dans l’écriture, c’est comme si je pelais des tranches de moi-même, comme on pèle un oignon. Je me suis mise à peler de plus en plus à l’intérieur et j’ai fini par sentir le vide du cœur ». Quel beau livre.


5 commentaires:

Christiane a dit…

J'attendais ce billet. Il réveille une émotion qui a été vive lors de la lecture de ce roman il y a quelques années.
Qui est il ce Martin Eden ? Que cherche-t-il ? Pourquoi cette effervescence amoureuse provoque un tel bouleversement en ses habitudes ?
Je me souviens d'une lutte inégale car il y a la société et ses règles, ses rejets. Une société qu'il découvre et qu'il brave en devenant boulimique de lectures. Mais ce qu'il attendait : être reconnu pour sa recherche beauté autour de lui, en lui, arrivera déformé, entaché par une célébrité hypocrite dont le moteur est l'appât du gain...
Il faut que je relise ce roman pour remettre en place le texte et peut-être l'isoler de ce que la mémoire et les années y ont ajouté.
Mais quelle joie en perspective, cette lecture. Le billet est si profond et remue tant de souvenirs...

Christiane a dit…

Je ne peux m'empêcher de penser à un autre toman, celui d'Édith Wharton, " Le temps de l'innocence " (1920) , où un autre jeune homme , Newland Archer, voit ses aspirations profondes broyées par les normes sociales rigides d'une société figée par les apparences et des codes qui ne sont pas les siens.

Christiane a dit…

L'introduction de Philippe Jaworski est magnifique. C'est très intéressant ce qu'il remarque à propos de l'image que se font les lecteurs de Martin Eden tellement différente de celle que l'auteur ,Jack London , voudrait lui donner.

Christiane a dit…

J'avais oublié la première page. Tout est là. Il est gauche, porte des vêtements d'étoffe grossière et "de toute évidence n'était pas at sa place dans l'immense vestibule où il se trouvait. "

Anonyme a dit…

Le débat autobiographie ou pas est un peu vain.il y a des éléments autobiographiques comme chez tout écrivain. SV