Jack London - Martin Eden - Folio
Martin Eden, jeune marin en escale à Oakland en Californie,
est invité dans la demeure bourgeoise des Morse. Il doit cette attention à une
intervention musclée contre des importuns qui menaçaient physiquement Arthur,
le fils de famille. Sous des allures de colosse, le jeune homme dissimule tant
bien que mal une hypersensibilité, conscient de la gaucherie de ses gestes et
de ses mots dans cet univers policé dont il ignore les codes comportementaux.
Son malaise ne fait que croitre à la vue de la sœur d’Arthur, Ruth, décrite
comme une créature séraphique aux yeux bleus et à la longue chevelure. Il en
tombe immédiatement amoureux et la jeune femme éprouve réciproquement pour lui une
attirance physique dont elle ignore la signification et qu’elle ne peut en
conséquence formuler.
Les parents inquiets de l’isolement de leur progéniture,
accaparée par la poursuite d’études littéraires, voient au début d’un bon œil
cette intrusion d’un étranger, et renouvellent leur invitation, croyant ainsi
ouvrir l’esprit de Ruth à d’autres horizons, notamment maritaux, étant entendu que Martin ne figure pas dans
les cartons du projet. Croyant reconnaitre en la jeune femme l’idéal de Beauté entraperçu
dans ses rares lectures celui-ci se met à dévorer indistinctement ouvrages
romanesques, philosophiques et scientifiques avant de se découvrir une passion dévorante
pour l’écriture pour laquelle il sacrifie tout. Guidé au départ par Ruth qui
voile ses sentiments amoureux derrière le paravent d’une éducation
généreusement octroyée à un jeune homme inculte mais intéressant, l’élève en
quelque sorte finit par dépasser le maitre et prend la mesure de l’artificialité
des conventions sociales régissant la vie de la famille Morse et de ses
semblables.
Jeux de l’amour et de la littérature, le roman de Jack
London raconte l’accomplissement et la chute d’un homme à la recherche d’un
absolu artistique. L’erreur disait Cocteau consiste à vouloir courir après la
Beauté. C’est pourtant à cette tâche que s’attèle Martin Eden et tout le récit
raconte l’énorme effort d’écriture accompli en dépit des refus éditoriaux,
effort quantitatif mais aussi qualitatif comme si le héros avait pressenti et
anticipé les regrets de Bergotte, le romancier Proustien, à l’instant de sa
disparition. Seule la faim le conduit parfois à reprendre des activités manuelles, à renouer avec son passé ouvrier afin de payer aussi l'affranchissement des manuscrits postés aux magazines. L’illumination surgit à la lecture de L’éphémère, le poème
de Brissenden, son double littéraire qui le distraie un instant de son
isolement moral et montre la voie à suivre. L’irruption finale du succès (titre
originel et temporaire du livre de Jack London) engendre alors un malentendu. Est-il
compris et si oui pourquoi ne l’a-t-il pas été plus tôt ?
L’assujettissement de l’amour de Ruth pour Martin aux
conventions sociales de son clan, leurs retrouvailles hypocrites dictées par la
soudaine réussite sociale de l’ancien marin sonne le glas. Être aimé pour ce que l’on
représente et non pour ce que l’on est ! Eden a épuisé sa peau de chagrin.
Quelle amertume si l’on se souvient du destin du héros du roman de Stendhal Le
Rouge et le Noir, autre personnage introduit dans un milieu qui n’est pas
le sien, mais adulé par deux femmes foulant aux pieds leur respectabilité
aristocratique pour tenter de le sauver. La réussite littéraire du premier, l’échec
politique du second ont la même sanction.
La dernière page refermée, on s’interroge tout de même, comme
le remarque l’excellent traducteur Philippe Jaworski, sur l'énigmatique destin de cet
homme. On pourrait peut-être citer James Tiptree : « Mes
débuts dans l’écriture, c’est comme si je pelais des tranches de moi-même,
comme on pèle un oignon. Je me suis mise à peler de plus en plus à
l’intérieur et j’ai fini par sentir le vide du cœur ». Quel beau
livre.

20 commentaires:
J'attendais ce billet. Il réveille une émotion qui a été vive lors de la lecture de ce roman il y a quelques années.
Qui est il ce Martin Eden ? Que cherche-t-il ? Pourquoi cette effervescence amoureuse provoque un tel bouleversement en ses habitudes ?
Je me souviens d'une lutte inégale car il y a la société et ses règles, ses rejets. Une société qu'il découvre et qu'il brave en devenant boulimique de lectures. Mais ce qu'il attendait : être reconnu pour sa recherche beauté autour de lui, en lui, arrivera déformé, entaché par une célébrité hypocrite dont le moteur est l'appât du gain...
Il faut que je relise ce roman pour remettre en place le texte et peut-être l'isoler de ce que la mémoire et les années y ont ajouté.
Mais quelle joie en perspective, cette lecture. Le billet est si profond et remue tant de souvenirs...
Je ne peux m'empêcher de penser à un autre toman, celui d'Édith Wharton, " Le temps de l'innocence " (1920) , où un autre jeune homme , Newland Archer, voit ses aspirations profondes broyées par les normes sociales rigides d'une société figée par les apparences et des codes qui ne sont pas les siens.
L'introduction de Philippe Jaworski est magnifique. C'est très intéressant ce qu'il remarque à propos de l'image que se font les lecteurs de Martin Eden tellement différente de celle que l'auteur ,Jack London , voudrait lui donner.
J'avais oublié la première page. Tout est là. Il est gauche, porte des vêtements d'étoffe grossière et "de toute évidence n'était pas at sa place dans l'immense vestibule où il se trouvait. "
Le débat autobiographie ou pas est un peu vain.il y a des éléments autobiographiques comme chez tout écrivain. SV
Je ne pensais pas à cela mais plutôt à cette allusion à l'égoïsme, à son profil politique tels qu'ils ont pu être perçus lors de la parution du roman.
Lisant les premières pages du roman, je découvre comment Jack London a forcé le portrait de Martin Eden pour le rendre frustre, malhabile, gourd dans ses gestes. Le physique n'échappe pas à l'impression générale vu par le regard de la jeune fille qui l'observe avec la curiosité d'une entomologiste.
C'est étrange comme on oublie les details d'une lecture antérieure... Ici le marin est présenté comme un éléphant dans un magasin de porcelaine ! Tout cela amplifié par la gentillesse de son hôte. On reçoit pour remercier...
On ressent aussi la douleur muette de Martin Eden qui se sent mal à l'aise et ébloui par ce décor inhabituel pour lui. Son attirance pour les livres qu'il feuillette avec avidité, son approche d'une oeuvre d'art, autant de détails dressant le portrait d'un personnage tout en contrastes : grande sensibilité intérieure enfermée dans une enveloppe corporelle sans finesse et des habitudes de vie rudes. Il y a trop de déséquilibre entre les personnages pour adhérer à cette scène d'introduction sans réserve.
Je pense à un roman "Le Grand Marin" de Catherine Poulain publié en 2016. Un écrivain à bord.... et à tous ces matins qui furent hommes et femmes de plume...
C'est un roman très riche en notations psychologiques. Le moindre sentiment éprouvé est noté. Peu d'action en ces premières pages mais un portrait saisissant. D'énormes difficultés en vue : adaptation ou affrontement.
Je pense encore à Gatsby le Magnifique de F. Scott Fitzgerald que nous avons évoqué récemment. Un personnage malheureux alors que connu de tout le gratin du ghota il n'est perçu que comme un homme riche, extravagant, tourbillonnant sans fin dans des fêtes somptueuses.
Ce sont des êtres en quête d'une reconnaissance illusoire venant d'un monde factice et clinquant qui... règne sur les mentalités de la société dirigeante en matière de richesse et de savoir.
Des romans verront s'ébouler ces privilèges.
Votre billet, Soleil vert, explore bien les finesses du roman et de ce personnage.
J'ai dû me transformer depuis cette première lecture. Vie et lectures, fréquentation de mondes différents professionnels ou vie privée, me donnent un nouveau regard sur la littérature et l'art. Plus de lucidité, plus d'esprit critique.
Dans ce roman de Jack London les mots appellent la vigilance. Les êtres ne sont pas ce qu'ils paraissent....
ces marins
Les échanges politiques ou philosophiques ne sont pas assommants comme dans La Montagne magique. La seule énigme consiste en l'allusion à la biologie. Je ne vois pas le rapport avec l'art. SV
"Votre billet, Soleil vert, explore bien les finesses du roman et de ce personnage."
Vous allez détecter bien d'autres choses qui m'ont échappé :) SV
L'art ? Il y a dans les premières pages un très fin passage.
"(...) et il y avait là de quoi réagir. Une peinture à l'huile accrocha son regard. Une énorme vague se fracassait lourdement sur un rocher émergé ; des nuages (...). C'était beau, et cela l'attira irrésistiblement. Oubliant son allure maladroite, il s'approcha du tableau, voir tout près. La beauté s'évanouit de la toile. Sur son visage se marqua la stupeur. Il fixa un regard ébahi sur ce qui lui apparaissait maintenant comme un infâme barbouillage, et fit un pas en arrière. Le tableau retrouva aussitôt sa splendeur. "C'est un trucage", se dit-il, chassant l'objet de son esprit, bien que, au milieu de toutes les impressions diverses, il eût le temps d'éprouver une bouffée d'indignation à l'idée que tant de beauté pût être sacrifiée à un truc. Il ne connaissait rien à la peinture. L'éducation de son oeil s'était faite sur des chromos études lithographies font les contours étaient toujours nets et définis, de prestations comme de loin. Il est vrai qu'il avait vu des peintures à l'huile à la devanture de boutiques, mais les vitres avaient empêché son oeil avide d'approcher aussi près qu'il le souhaitait. "
Ce passage me tient à coeur. Il me rappelle les réactions de mes petits élèves que j'aimais conduire vers des musées, des expositions. Apprendre à se reculer, à s'approcher. Toute une éducation de l'oeil.
De plus, vous insistez dans votre billet sur sa quête de beauté. Et c'est bien vu.
Ne peut-on penser que son regard fera le même voyage pour distinguer le factice de l'authentique dans la société qui l'entoure ? Le roman ma passionnée quand il est envahi de dégout par rapport à cette faim de l'argent, de richesses de pacotille qui l'ont atteint, également. Écrire et être célèbre à été un temps dans ce livre un moment d'égarement pour Martin Eden. C'est pour cela que la fin est d'une beauté fantastique.
Ce Martin Eden c'est une confusion entre le savoir et l'appartenance à une élite sociale. Une sorte de trahison, une brûlure quand viendra le temps du bilan : Qu'est-ce qui l'a le plus motivé. Était-ce vraiment la culture, le besoin d'ecrire ou celui de ressembler à ceux qu'il avait enviés, cette classe sociale qui n'était pas la sienne et pour laquelle il rejeta sa vie d'avant.
C'est comme un immense gâchis. Ne pas avoir cru en ce qui était en lui... S'être condamné à un travail de forçat : lecture, écriture jusqu'au l'envoûtement, la dépendance jusqu'à oublier de vivre.
"Qu'est-ce qui l'a le plus motivé. Était-ce vraiment la culture, le besoin d'ecrire ou celui de ressembler à ceux qu'il avait enviés, cette classe sociale qui n'était pas la sienne et pour laquelle il rejeta sa vie d'avant."
Il me semble qu'il y a une progression, un désir de mimétisme d'abord , le besoin de rejoindre cette classe sociale bourgeoise, puis la compréhension de l'art comme un absolu qui s'affranchit de ses thuriféraires. Mais je peux me tromper.SV
Patience ! J'ai encore bien des pages à lire avant d'entrer dans cet absolu...
Cette jeune fille m'evoque l'éveil à la sensualité de Lady Chatterley face à la virilité de son garde-chasse. "elle eut le sentiment qu'une vague d'intense virilité se soulevait en lui, prête à déferler sur elle. (...) Son regard s'attarda un instant sur le cou muscul eux aux epais tendons, qu'on eût dit d'un taureau, tanné par le soleil, qui débordait de santé et d'énergie brutes. (...) Une pensée Im pudique lui traversa l'esprit (...) elle lui paraissait révéler une dépravation insoupçonnée de sa nature. En outre, la force physique était à ses yeux une chose grossière et animale.. "
Mazette ! Cela va être digne de Don Quichotte attaquant les moulins à vent !
La suite me fait sourire !
"jamais un homme ne l'avait affectée comme celui-ci, dont l'épouvantable grammaire ne cessait de la choquer.
" (...) J'peux pas digérer c'que vous avez dit. J'ai pas été élèves comme ça. (...) Comment est-ce que vous avez appris toutes ces choses sur vous avez dites ? "
Jack London se fait plaisir !
Le repas qui suit est un supplice pour Martin Eden tant i' se sent étranger à ce monde.
Je pense à un film remarquable de Patrice Leconte, "Ridicule" en lisant ces lignes : "ledit Martin Eden, songeait qu'il s'était rendu ridicule et se torturait les meninges pour définir une fois pour toutes la conduite à tenir avec ces gens. Il n'avait guère brillé jusque-là. Il n'appartenait pas à leur tribu et ne parlait pas leur patois. Ne pouvait faire semblant d'être des leurs. Le simulacre serait découvert. "
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