jeudi 22 avril 2021

Les maîtres enlumineurs

 

Robert Jackson Bennett - Les maîtres enlumineurs - Albin Michel Imaginaire

 

 

 

 

Auteur du remarqué American Elsewhere, qui inaugurait avec trois autres ouvrages la collection Albin-Michel Imaginaire en Septembre 2018, Robert Jackson Bennett embarque cette fois ci ses lecteurs dans une étrange ville.

 

Tevanne ressemble à une de ces innombrables cités décrites dans les romans de Jack Vance voir China Miéville, plutôt médiévale que victorienne. A un détail près : elle est enchantée. L’activité des quatre maisons marchandes qui la gouverne se concentre sur la production d’enluminures. Enluminer un objet consiste à modifier les forces physiques qui le régissent, à le détourner de sa fonction, en y appliquant un sceau comportant des runes. C’est à la fois une magie et une science du langage. Le temps aidant, les glyphes interviennent à tous les étages de la vie sociale, que ce soit dans l’urbanisme, la propulsion des « carrioles », le renforcement des armes existantes. Comme toute économie florissante qui se respecte, les inégalités se sont aussi creusées. Les privilégiés des cités marchandes vivent dans l’opulence, les exclus se partagent des zones limitrophes comme « Les communes ». Elle abrite entre autres des sous-traitants plus ou moins pirates des grandes maisons productrices d’enluminures. C’est là que vit Sancia Grado une ancienne esclave qui dérobe pour le compte de tiers des objets manufacturés. Ses qualités physiques et un don particulier contribuent au succès de ces larcins. En touchant un objet, elle restitue son passé, en appliquant une main sur un mur elle en révèle les failles, les anfractuosités. Revers de la médaille, comme  Malicia des Xmen, elle évite le contact des autres. Sa dernière mission l’amène à dérober un boitier appartenant à la Corporation Michiel. Elle découvre à l’intérieur une clef, ou plutôt Clef, un objet intelligent et … causeur. Malheureusement l’expédition se termine par un incendie gigantesque. La soldatesque et quelques individus inquiétants se lancent alors à ses trousses.

  

Si le cycle de Terremer d’Ursula Le Guin vient immédiatement à l’esprit, ma méconnaissance relative du domaine fantasy m’incite à invoquer d’autres romans à la thématique plus ou moins voisine, tels Glyphes de Paul J. McAuley ou Anamnèse de Lady Star de L.L. Kloetzer. Dans ces deux derniers ouvrages, la vision du sceau perturbait l’observateur. La trouvaille inverse de Robert Jackson Bennett génère un worldbuilding cohérent et très original. En forçant le trait, on pourrait dire que les enlumineurs génèrent un langage orienté objet. Sa rédaction pouvant s’avérer complexe, le sceau final apposé est en quelque sorte une compilation. Les différentes corporations s’efforcent d’étendre leurs compétences en ce domaine et se réfèrent à un langage encore plus complexe, disparu, celui des hiérophantes, fondateurs de la cité. On leur prête, tel le mystérieux Crasedes, le pouvoir d’altérer la réalité. Les inventions de l’auteur ne s’arrêtent pas là. Lorsque Clef ou Sancia tentent de briser un sortilège, un dialogue s’établit entre eux et l’objet qui s’apparente à celui d’un médecin et d’un patient névrotique. Mine de rien Bennett soulève indirectement quelques lièvres sur nos dépendances aux produits technologiques et les pratiques langagières qu’ils génèrent. « L’enlumination » efface l’illumination, l’inspiration, le Verbe.

 

Le récit essentiellement épique se double d’un roman d’apprentissage. L’héroïne apprend à solder son passé. Elle a un double, Gregor Dandolo, fils rebelle de la fondatrice de la corporation éponyme. Rescapé de guerres anciennes, il rêve d’établir une cité de justice. Avec d’autres proscrits dont un enlumineur, ils vont tenter de bouleverser l’ordre établi. Il faudra attendre la publication de deux prochains volumes pour connaitre le fin mot de cette fantasy bien conçue et sans temps morts.


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