Robert
Jackson Bennett - Les maîtres
enlumineurs - Albin Michel Imaginaire
Auteur du remarqué American Elsewhere, qui inaugurait
avec trois autres ouvrages la collection Albin-Michel Imaginaire en Septembre
2018, Robert Jackson Bennett embarque cette fois ci ses lecteurs dans une
étrange ville.
Tevanne ressemble à une de ces innombrables cités décrites
dans les romans de Jack Vance voir China Miéville, plutôt médiévale que victorienne.
A un détail près : elle est enchantée. L’activité des quatre maisons
marchandes qui la gouverne se concentre sur la production d’enluminures.
Enluminer un objet consiste à modifier les forces physiques qui le régissent, à
le détourner de sa fonction, en y appliquant un sceau comportant des runes. C’est
à la fois une magie et une science du langage. Le temps aidant, les glyphes interviennent
à tous les étages de la vie sociale, que ce soit dans l’urbanisme, la propulsion
des « carrioles », le renforcement des armes existantes. Comme toute
économie florissante qui se respecte, les inégalités se sont aussi creusées. Les
privilégiés des cités marchandes vivent dans l’opulence, les exclus se
partagent des zones limitrophes comme « Les communes ». Elle abrite
entre autres des sous-traitants plus ou moins pirates des grandes maisons productrices
d’enluminures. C’est là que vit Sancia Grado une ancienne esclave qui dérobe
pour le compte de tiers des objets manufacturés. Ses qualités physiques et un
don particulier contribuent au succès de ces larcins. En touchant un objet,
elle restitue son passé, en appliquant une main sur un mur elle en révèle les
failles, les anfractuosités. Revers de la médaille, comme Malicia des Xmen,
elle évite le contact des autres. Sa dernière mission l’amène à dérober un
boitier appartenant à la Corporation Michiel. Elle découvre à l’intérieur une
clef, ou plutôt Clef, un objet intelligent et … causeur. Malheureusement l’expédition
se termine par un incendie gigantesque. La soldatesque et quelques individus
inquiétants se lancent alors à ses trousses.
Si le cycle de Terremer d’Ursula Le Guin vient immédiatement
à l’esprit, ma méconnaissance relative du domaine fantasy m’incite à invoquer d’autres
romans à la thématique plus ou moins voisine, tels Glyphes de Paul J. McAuley
ou Anamnèse de Lady
Star de L.L. Kloetzer. Dans ces deux derniers ouvrages, la vision du
sceau perturbait l’observateur. La trouvaille inverse de Robert Jackson Bennett
génère un worldbuilding cohérent et très original. En forçant le trait, on pourrait
dire que les enlumineurs génèrent un langage orienté objet. Sa rédaction
pouvant s’avérer complexe, le sceau final apposé est en quelque sorte une compilation.
Les différentes corporations s’efforcent d’étendre leurs compétences en ce
domaine et se réfèrent à un langage encore plus complexe, disparu, celui des hiérophantes,
fondateurs de la cité. On leur prête, tel le mystérieux Crasedes, le pouvoir d’altérer
la réalité. Les inventions de l’auteur ne s’arrêtent pas là. Lorsque Clef ou
Sancia tentent de briser un sortilège, un dialogue s’établit entre eux et l’objet
qui s’apparente à celui d’un médecin et d’un patient névrotique. Mine de rien
Bennett soulève indirectement quelques lièvres sur nos dépendances aux produits
technologiques et les pratiques langagières qu’ils génèrent. « L’enlumination »
efface l’illumination, l’inspiration, le Verbe.
Le récit essentiellement épique se double d’un roman d’apprentissage.
L’héroïne apprend à solder son passé. Elle a un double, Gregor Dandolo, fils
rebelle de la fondatrice de la corporation éponyme. Rescapé de guerres
anciennes, il rêve d’établir une cité de justice. Avec d’autres proscrits dont
un enlumineur, ils vont tenter de bouleverser l’ordre établi. Il faudra
attendre la publication de deux prochains volumes pour connaitre le fin mot de cette
fantasy bien conçue et sans temps morts.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire