Edward Whittemore - Jérusalem au Poker - Ailleurs & Demain
Le second livre du cycle du quatuor de Jérusalem a pour cadre, on n’ose
dire pour intrigue tant Whittemore se joue de la littérature et de ses conventions,
une partie de poker qui s’étale sur douze ans. L’enjeu du tournoi ? Rien
moins que le contrôle de la Vieille Ville. Des trois participants Joe O’
Sullivan Beare alias Prêtre Jean, dernier rejeton d’une famille de rebelles
irlandais, est connu des lecteurs du volume précédent. Un temps déguisé en
vétéran de la guerre de Crimée, il gagne désormais sa vie en vendant des
articles religieux. Cairo Martyr est un musulman noir descendant d’esclaves. Il
doit sa bonne fortune à l’égyptien Ménélik Ziwar archéologue génial et inconnu
et compagnon d’errance de feu Plantagenet Strongbow,
aristocrate anglais inénarrable qui parcourut l’Orient nu et affublé d’un
cadran solaire. Ménélik, connaissant le sous-sol égyptien comme personne,
invite le jeune Cairo Martyr à se lancer dans le commerce fructueux de poudre
de momie. Munk Szondi, si vous m’avez suivi jusque-là, complète le trio. Ce
juif ashkénaze issu d’un clan matriarcal hongrois dont le business s’étend dans
tout l’ancien empire ottoman vient enquêter sur le rachat de celui-ci (!) par l’inévitable
Plantagenet Strongbow. Pendant ce temps en Albanie, Nubar, le dernier rejeton des
Wallenstein rendu fou par l’absorption de vapeurs de mercure dans sa quête de
la pierre philosophale, s’informe des péripéties du tournoi grâce à un réseau d’acheteurs
d’écrits de Paracelse convertis en espions.
Cette interminable partie nourrie
d’aussi interminables palabres et souvenirs entre trois amis représentant les
trois monothéismes religieux, ne ressemble à aucune autre, si ce n’est à un plaidoyer
pour, je cite Whittemore, « une
ville Sainte pour tous ». Un Orient des rêves et des contes comme l’exprime
l’extrait suivant : « Le printemps prochain, lorsque Cairo ira rendre
visite à Sophia,
j'emporterai cette boîte en Egypte. Je choisirai un dimanche plaisant à mes yeux, et je retournerai dans le restaurant
crasseux en bord de Nil où s'est déroulée leur conversation de quarante ans, ou
dans un autre de cet acabit si celui-ci a disparu. Je commanderai du vin et de l'agneau aux herbes, et je
m’empiffrerai, puis je me carrerai dans mon siège et passerai l'après-midi à écouter
Ménélik et Strongbow deviser comme ils le faisaient
jadis. Je les écouterai raconter une nouvelle fois l'incroyable
histoire du Moine blanc du Sahara et de ses neuf cents enfants, celle de la
Pierre de Numa qui scandalisa l'Europe et que Strongbow avait introduite dans un
temple de Karnak, et je ne manquerai pas de taper du poing sur la table, de commander
de nouvelles carafes de vin et de m'ébaudir avec eux en écoutant ces vieux
contes, ces contes merveilleux. Comment Ménélik fît entrer l’étude de Strongbow
en Egypte dans les entrailles d'un gigantesque scarabée de pierre, comment
Strongbow gagna l'Hindu Kuch à pied, puis alla jusqu'à Tombouctou, toujours à
pied, comment Ménélik s'aménagea une somptueuse retraite au sommet de la
pyramide de Chéops, pour découvrir
ensuite qu'il était sujet au vertige et choisir de se retirer dans le
sarcophage de la mère de Chéops, la loupe de Strongbow à la main. Et comment
Strongbow trouva enfin la paix sur une colline du Yémen, dans la modeste tente de
la fille d'un berger juif. Des histoires d'empires qu'on achète et qu’on revend,
l'histoire d'un inconnu qui fut le plus grand érudit de son époque, un ancien
esclave si brillant qu'il parlait une langue morte depuis onze cents ans,
l'histoire d'un jeune explorateur qui entama son hadj en s'écriant qu'il avait
jadis aimé en Perse. Et tout le reste, tous les vieux contes merveilleux
qu'ils se sont partagés. Sans oublier leur ultime réunion, lorsqu'ils sont
venus passer un dernier dimanche après-midi ensemble dans cette gargote au bord
du Nil. Tous deux âgés de plus de quatre-vingt-dix ans, sachant tous deux
qu'ils allaient bientôt partir, ce qu'ils firent en effet, à
quelques mois d’écart, juste avant la Grande Guerre. Tout, vous dis-je. Tout le
vin, toute la viande, et tous les contes qui jamais ne s’arrêtaient, car jamais
ils n’en étaient rassasiés. »
Plus long que le premier opus, dont il est en
partie l’écho, Jérusalem au Poker m’a semblé moins digeste surtout à l’entame
de la quatrième partie. Mais si selon Pessoa « la littérature est la
preuve que la vie ne suffit pas », le réel lui adresse néanmoins
parfois des clins d’œil inattendus. En témoigne l’absurde prologue mettant en
scène un couple d’aristocrates vieillissant se livrant à des galipettes au sommet
de la pyramide de Chéops, - qui semble t’il a inspiré des émules danois. S’agissait-il
de lecteurs de Whittemore ?
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