Kim Stanley Robinson - Chroniques des années noires - Pocket
Chroniques
des années noires de
Kim Stanley Robinson compte parmi les poids lourds de l’uchronie et pas
uniquement en raison des quelques mille pages que compte l’édition Pocket. L’auteur
de la trilogie martienne s’y révèle explorateur de Temps autres, de civilisations,
de religions, de l’Histoire, tout en appliquant à son récit une forme de multi-dimensionnalisé
narrative
La peste
noire a ravagé entièrement le monde occidental. Lorsque Bold, soldat de
Tamerlan, pénètre dans l’actuelle Hongrie, il découvre des villages morts et des
cadavres à n’en plus finir. L’Islam, le Bouddhisme et Confucius ont supplanté
la Bible. Les indiens prospèrent sur le continent américain et mongols,
sultans, califes et empereurs chinois se disputent le monde. C’est le règne du riz
et du sel, pour reprendre le titre original du roman (The years of rice and
salt) dont la traduction française évoque malencontreusement le nom d’un
livre de Jean Guéhenno sur l’Occupation. L’ouvrage compte dix récits dressant en
mosaïque le portrait d’une Terre ou de nouvelles civilisations aux cultures et
croyances au fond familières s’affrontent ou coopèrent dans des contextes historiques
différents sur une période de 700 ans. Pour donner vie à cet ensemble sans
lasser le lecteur, l’auteur multiplie les angles d’approche. Tantôt il embarque
le lecteur dans des récits d’exploration comme « Continents océaniques »
ou encore « Eveil au vide », qui raconte les déambulations du
soldat transfuge de Tamerlan en Afrique et en Chine. Tantôt il s’attarde sur un
lieu, telle Samarkand, décrite comme une cité de la science (« L’alchimiste »)
ou sur des personnages, à l’instar de « Le haj au cœur » décrivant
les relations amicales et compliquées d’un empereur mongol et d'un mystique
soufi.
Dans sa trilogie,
Kim Stanley Robinson prolongeait la vie des protagonistes afin de les impliquer
dans les diverses étapes de la terraformation de Mars. Il applique ici un
procédé presque similaire. Les personnages se réincarnent d’un récit à l’autre.
Le « bardo » (Bardo Thödol) décrit par le Livre tibétain des morts
comme un lieu transitoire entre la mort et la renaissance est l’occasion pour l’écrivain
de réinventer la forme de l’épilogue classique : on se dit au revoir avant
d’entamer non sans appréhension une nouvelle existence sous une forme inconnue.
Chroniques des années noires apparaît comme un roman multidimensionnel intégrant
narrations au sein de réalités multiples et transcendantes, et récits enchâssés
au sein du corpus principal. Les historiens et lecteurs attentifs décèleront peut-être
des lectures de Fernand Braudel ou de Samuel Huntington. Page 623 de l’édition
Pocket un lettré chinois d’obédience musulmane compose un étonnant texte
intitulé « La Fortune et les Quatre Grandes Inégalités ». Au terme de
cet avatar du « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes » de JJ Rousseau, l’auteur conclut : « Tant
que le nombre de vies pleinement vécues ne sera pas supérieur au nombre des vies
gâchées, nous resterons coincés dans une sorte de préhistoire, indigne du grand
esprit de l'humanité. L'histoire en tant qu'histoire digne d'être racontée ne
commencera que quand le nombre des vies pleinement vécues surpassera celui des
vies gâchées. Il est à craindre que bien des générations ne passent avant que
l'histoire ne commence. Toutes les inégalités devront prendre fin ; toutes les
richesses excédentaires devront être distribuées équitablement. En attendant,
nous ne sommes que des espèces de singes balbutiants, et l'humanité telle que
nous aimons généralement l'envisager, n'existe pas encore. Pour dire les choses
en termes religieux, nous sommes encore dans le bardo attendant de naître. »
Gigantesque
uchronie toujours érudite, parfois passionnée, Chroniques des années noires,
à travers la symbolique des réincarnations successives, plaide pour une
forme de conscience universelle, contournant les barrières religieuses et
culturelles.
« Je
ne serai bientôt plus qu'une histoire
Mais il en
va de même pour vous.
J'espère
ne pas me retrouver seul dans le bardo
Mais on ne
sait jamais où l’on vivra.
Le passé
et l'avenir se confondent,
Ouvrez la
fenêtre aux oiseaux prisonniers !
Que reste-t-il
alors ? Les histoires auxquelles vous
Ne croyez plus.
Vous feriez bien d'y croire.
Ce sont
elles qui donnent sens à la vie.
Ce sont
elles qui donnent sens à la mort.
Elles
donnent sens à ceux qui viennent après nous.
Vous
feriez mieux d'y croire. Dans son histoire Rumi a vu tous les mondes, Ils
étaient Un, c'était l'Amour, il l'appela et le
connut,
Ni
musulman, ni juif, ni hindou, ni bouddhiste,
Rien qu'un
ami, un souffle soufflant l'humain
Racontant
son histoire de boddhisatva. Le bardo
Attend que
nous lui donnions forme. »
1 commentaire:
Texte effacé et réécrit
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