Keith Roberts - Pavane - Le Livre de Poche
Pendant de longues années, l’uchronie n’a pas été le
cœur de cible de mes lectures de science-fiction. Le futur, pensais-je, est l’espace
de tous les possibles et le passé à minima un lieu de malentendus. Pas certain, souligne
Gérard Klein dans sa préface de Pavane qui y décèle une terra
incognita. A leur modeste manière les
« alternative stories » attirent l’Histoire dans le champ des sciences
expérimentales en modifiant le cours des évènements à partir d’un point de
divergence. Bien entendu l’émergence d’une
nouvelle trame historique ne se satisfait pas des déclenchements simplifiés proposés
par les écrivains, en témoignent les débats sur les causes de la Révolution française. Mais quelles rêveries !
Pour l’anecdote, Pavane contient un récit
« Le bateau blanc », inclus dans Les Seigneurs des moissons.
C’est une des six nouvelles - sans compter un coda - qui composent l’ouvrage.
Elles ont pour cadre une étrange Angleterre du XXème siècle, mi-médiévale,
mi-steampunk. Des trains à vapeur parcourent les routes, les transmissions
utilisent toujours le système Chappe. La victoire de l’invincible Armada
espagnole en 1588 et la mort de la reine Elisabeth ont changé la donne du
Temps. Désormais l’église romaine (1) gouverne le monde, bloque les innovations,
illustrant caricaturalement les propos de Max Webber dans L'Éthique
protestante et l'esprit du capitalisme.
Le premier texte voit un conducteur de train effectuer
une livraison. Métier dangereux car les brigands parcourent les routes. Le père,
fondateur d’une entreprise qui sillonne tout le Dorset, vient de mourir. La
locomotive, emblème de la famille, porte le nom d’un amour secret de Jesse
Strange. Sur ce canevas simple, Roberts bâtit un récit carré, à la fois
émouvant et efficace comme du Maupassant. « La Lady Margaret »
est à mon humble avis la deuxième meilleure histoire du recueil. « Le
signaleur » retrace la formation d’un jeune homme au sein de la
Guilde éponyme, une corporation de transmetteurs à la fois secrète et
prestigieuse. La description de l’architecture du réseau de sémaphores proche
de ce que fut en France le RTC (2) m’a plus intéressé que l’intrigue. Cependant
l’allusion finale à d’hypothétiques Anciens ou fées donne un rendu fantasy qui
contribue à la beauté de l’histoire. Dans le troisième mouvement, selon
l’expression de l’auteur, une jeune fille tente de s’émanciper d’une famille de
pêcheurs et de l’omniprésence des prêtres. L’arrivée d’un yacht donne corps à
ses rêves d’évasion. Subtil récit d’ apprentissage qui vire au cauchemar
« Le bateau blanc » mérite plusieurs lectures. Vient ensuite
un chef-d’œuvre. « Frère Jean » modeste moine employé à des
travaux de lithographie découvre à son insu les exactions de l’Inquisition.
Plus que le récit d’une révolte, j’ai admiré le parcours moral et spirituel
d’un homme dont l’esprit enseveli sous le travail des pierres s’éveille à des
visions d’un monde de justice et de progrès. « Seigneurs et gentes
dames » fait ressurgir le personnage de Jesse Strange. Alors que le richissime
vieil homme agonise, sa nièce est séduite et éconduite par le seigneur de Purbeck.
J’avoue ne pas avoir compris le sens de ce texte halluciné, hormis peut-être
une ébauche d’affrontement entre bourgeoisie et aristocratie, propre aux
époques prérévolutionnaires. Paradoxalement c’est une chatelaine Lady Eleanor
suzeraine de « Corfe Gate » qui sonne la révolte finale
en éliminant un représentant du Pape. Ce récit d’action clôt en beauté Pavane.
L’Histoire a-t-elle un sens ? La réponse dépasse
le cadre de ce blog et surtout les compétences de son rédacteur. On peut
cependant remarquer que certaines uchronies décrivent des mondes
irrémédiablement divergents tel Chronique des années noires, des
réalités concurrentes tels Le maitre du Haut château ou La séparation.
A l’inverse Pavane comme Le
complot contre l’Amérique semblent accréditer l’idée d’un mouvement irrémédiable
vers le progrès et la liberté. Quoique… dit Keith Roberts : « [L’église] a opprimé ? Elle
a pendu et brûlé ? Oui un peu. Mais il n’y eut pas de Belsen, pas de
Buchenwald. Pas de Passenchendaele. » En tout cas Pavane mérite
sa réputation.
(1) Ne pas confondre avec la Rome antique
de Roma Aeterna de Silverberg
(2)
RTC = réseau téléphonique commuté français remplacé progressivement par le réseau IP
2 commentaires:
Sans doute la première uchronie qui me soit tombée sous les yeux, il y a très lontemps, sans doute presque par hasard d'ailleurs. Celle qui m'a donné goût à en lire d'autres, bien d'autres. Et elle eut d'autres qualités à mes yeux. Celle de me montrer que le fix-up en tant que genre pouvait se montrer une somme plus grande que le tout. Celle de me pousser vers la New Wave, à chercher plus avant chez le même auteur ("Survol" est une petite merveille hélas sous-estimée) ainsi que vers d'autres: "Heliconia" d'Aldiss, même s'il y manque une saison, est sur mon ile déserte, "Voici l'homme" de Moorcock qui se cache derrière un Elric trop envahissant. La hard SF m'effraie, la Fantasy me laisse froid (à de bien rares exceptions près): la new wave était faite pour moi ... si l'on en extrait certaines expérimentations de style. Belle chronique que la tienne, elle sort d'un certain oubli un roman qui vaut de l'or.
Merci. C'était un écrivain apprécié de Priest. Les deux sont (furent) des artisans du beau style, avec une pointe de sècheresse pour le second.
Je vais songer à acquérir Survol
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