jeudi 3 décembre 2020

Pavane

 

Keith Roberts - Pavane - Le Livre de Poche

 

 


Pendant de longues années, l’uchronie n’a pas été le cœur de cible de mes lectures de science-fiction. Le futur, pensais-je, est l’espace de tous les possibles et le passé à minima un lieu de malentendus. Pas certain, souligne Gérard Klein dans sa préface de Pavane qui y décèle une terra incognita.  A leur modeste manière les « alternative stories » attirent l’Histoire dans le champ des sciences expérimentales en modifiant le cours des évènements à partir d’un point de divergence.  Bien entendu l’émergence d’une nouvelle trame historique ne se satisfait pas des déclenchements simplifiés proposés par les écrivains, en témoignent les débats sur les causes de la Révolution française. Mais quelles rêveries !

 

Pour l’anecdote, Pavane contient un récit « Le bateau blanc », inclus dans Les Seigneurs des moissons. C’est une des six nouvelles - sans compter un coda - qui composent l’ouvrage. Elles ont pour cadre une étrange Angleterre du XXème siècle, mi-médiévale, mi-steampunk. Des trains à vapeur parcourent les routes, les transmissions utilisent toujours le système Chappe. La victoire de l’invincible Armada espagnole en 1588 et la mort de la reine Elisabeth ont changé la donne du Temps. Désormais l’église romaine (1) gouverne le monde, bloque les innovations, illustrant caricaturalement les propos de Max Webber dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme.

 

Le premier texte voit un conducteur de train effectuer une livraison. Métier dangereux car les brigands parcourent les routes. Le père, fondateur d’une entreprise qui sillonne tout le Dorset, vient de mourir. La locomotive, emblème de la famille, porte le nom d’un amour secret de Jesse Strange. Sur ce canevas simple, Roberts bâtit un récit carré, à la fois émouvant et efficace comme du Maupassant. « La Lady Margaret » est à mon humble avis la deuxième meilleure histoire du recueil. « Le signaleur » retrace la formation d’un jeune homme au sein de la Guilde éponyme, une corporation de transmetteurs à la fois secrète et prestigieuse. La description de l’architecture du réseau de sémaphores proche de ce que fut en France le RTC (2) m’a plus intéressé que l’intrigue. Cependant l’allusion finale à d’hypothétiques Anciens ou fées donne un rendu fantasy qui contribue à la beauté de l’histoire. Dans le troisième mouvement, selon l’expression de l’auteur, une jeune fille tente de s’émanciper d’une famille de pêcheurs et de l’omniprésence des prêtres. L’arrivée d’un yacht donne corps à ses rêves d’évasion. Subtil récit d’ apprentissage qui vire au cauchemar « Le bateau blanc » mérite plusieurs lectures. Vient ensuite un chef-d’œuvre. « Frère Jean » modeste moine employé à des travaux de lithographie découvre à son insu les exactions de l’Inquisition. Plus que le récit d’une révolte, j’ai admiré le parcours moral et spirituel d’un homme dont l’esprit enseveli sous le travail des pierres s’éveille à des visions d’un monde de justice et de progrès. « Seigneurs et gentes dames » fait ressurgir le personnage de Jesse Strange. Alors que le richissime vieil homme agonise, sa nièce est séduite et éconduite par le seigneur de Purbeck. J’avoue ne pas avoir compris le sens de ce texte halluciné, hormis peut-être une ébauche d’affrontement entre bourgeoisie et aristocratie, propre aux époques prérévolutionnaires. Paradoxalement c’est une chatelaine Lady Eleanor suzeraine de « Corfe Gate » qui sonne la révolte finale en éliminant un représentant du Pape. Ce récit d’action clôt en beauté Pavane.

 

L’Histoire a-t-elle un sens ? La réponse dépasse le cadre de ce blog et surtout les compétences de son rédacteur. On peut cependant remarquer que certaines uchronies décrivent des mondes irrémédiablement divergents tel Chronique des années noires, des réalités concurrentes tels Le maitre du Haut château ou La séparation.  A l’inverse Pavane comme Le complot contre l’Amérique semblent accréditer l’idée d’un mouvement irrémédiable vers le progrès et la liberté. Quoique… dit Keith Roberts : « [L’église] a opprimé ? Elle a pendu et brûlé ? Oui un peu. Mais il n’y eut pas de Belsen, pas de Buchenwald. Pas de Passenchendaele. » En tout cas Pavane mérite sa réputation.



(1) Ne pas confondre avec la Rome antique de Roma Aeterna de Silverberg

(2) RTC = réseau téléphonique commuté français remplacé progressivement par le réseau IP

 


2 commentaires:

La convergence des parallèles a dit…

Sans doute la première uchronie qui me soit tombée sous les yeux, il y a très lontemps, sans doute presque par hasard d'ailleurs. Celle qui m'a donné goût à en lire d'autres, bien d'autres. Et elle eut d'autres qualités à mes yeux. Celle de me montrer que le fix-up en tant que genre pouvait se montrer une somme plus grande que le tout. Celle de me pousser vers la New Wave, à chercher plus avant chez le même auteur ("Survol" est une petite merveille hélas sous-estimée) ainsi que vers d'autres: "Heliconia" d'Aldiss, même s'il y manque une saison, est sur mon ile déserte, "Voici l'homme" de Moorcock qui se cache derrière un Elric trop envahissant. La hard SF m'effraie, la Fantasy me laisse froid (à de bien rares exceptions près): la new wave était faite pour moi ... si l'on en extrait certaines expérimentations de style. Belle chronique que la tienne, elle sort d'un certain oubli un roman qui vaut de l'or.

Soleil vert a dit…

Merci. C'était un écrivain apprécié de Priest. Les deux sont (furent) des artisans du beau style, avec une pointe de sècheresse pour le second.
Je vais songer à acquérir Survol