Arkadi
et Boris Strougatski - Il est difficile d’être un dieu - Denoël Lunes d’encre
« Un être
qui s'habitue à tout. Voilà, je pense, la meilleure définition qu'on puisse
donner de l’homme » (Dostoïevski -Souvenirs de la maison des morts).
« « Le
propre de l’homme » disait Boudakh…c’est son étonnante faculté
d’adaptation » (A&B Strougatski-il est difficile d’être un dieu)
La Terre expédie
secrètement deux cent cinquante observateurs d'un institut d’histoire
expérimental sur la planète Arkanar. Parmi eux Anton Roumata, dissimulé sous
l'identité de Don Roumata, un aristocrate de haut lignage, Ses employeurs lui
interdisent toute intervention dans les affaires de l’état et bornent son
activité à la stricte relation des événements dramatiques qui secouent cette
monarchie féodale. A contre cœur, muni d’une discrète caméra, il assiste
passivement à l’irruption d’un dictateur dans l’ombre d’un roi falot, comme
jadis Hitler aux côtés du vieil Hindenburg : « Trois années
auparavant, il avait émergé des sous-sols humides de la chancellerie du palais,
petit fonctionnaire insignifiant, empressé, blême et même bleuâtre. Ensuite le
Premier ministre en place avait été brusquement arrêté et condamné. Plusieurs
hauts dignitaires étaient mort sous la torture, hébétés de terreur, sans rien
comprendre. Ce génie tenace et impitoyable de la médiocrité avait poussé sur
leurs cadavres comme un énorme champignon pâle. »Face aux exactions de
Don Reba, Roumata adopte une attitude de compromis et entame une résistance
passive, Un double jeu qui n’est pas sans danger…
Passé le prologue,
le récit débute par une incursion dans la forêt du Hoquet. Anton se rend dans
une cabane. L'endroit habité en permanence par le Père Kabani, un vieux savant
ivrogne, sert de base arrière et de salle de débriefing aux observateurs
terriens. Roumata dresse à son supérieur un tableau dramatique de la situation.
Le ministre de la sûreté Don Reba a décidé d'éliminer tous les lettrés et
scientifiques du royaume. Anton, fort de ses entrées au palais, tente
d'élaborer un plan pour trouver et sauver Boudakh, un médecin.
Les Strougatski ont abordé à plusieurs reprises le thème de l’immersion d'extraterrestres dans une société plus ou moins rétrograde. Ce roman s’inscrit en effet dans un projet littéraire plus vaste comprenant plusieurs romans, dont notamment Les vagues éteignent le vent. Sur le terreau un peu gris du monde féodal de Arkanar, Arkadi et Boris ont bâti un ouvrage remarquable, d’une hauteur de point de vue digne de celle d’un Orwell et balayant un vaste champ réflexif historique, éthique et moral.
L’intrusion de
Roumata dans Arkanar évoque bien entendu celles des agents de la Culture,
- le vaste empire informel imaginé par Banks .Ceux-ci s’efforcent de convertir
à leurs idéaux des mondes moins avancés technologiquement. Mais les Strougatski
ne partagent pas cette conception finaliste de l'histoire. Manipuler le cours
des événements ne conduit jamais au résultat escompté. Roumata précise
d’ailleurs ce point de vue à la fin du roman au cours de deux dialogues : avec
Arata le guerrier rebelle, auquel il refuse une assistance technologique, et
surtout Boudakh le médecin qui l’entraîne sur un terrain moral et théologique.
Boris et Arkadi s’inspirent en fait d’une scène des « Frères
Karamazov », en l'occurrence un réquisitoire prononcé par un évêque contre
le Christ ressuscité à Séville au temps de l’inquisition. L’église rejette le
Messie devenu inutile. Les hommes préfèrent le Mal et la souffrance à la
Liberté, car la Liberté est un fardeau trop lourd à porter. Sur la planète
Arkanar, la servitude imposée par le dictateur Don Reba s’accommode de
l’attitude non interventionniste et de l’impuissance de Roumata face à la
passivité de la population. L’esclave absout le maître, le moteur de l’Histoire
s’enraye.
Quelques éléments viennent aérer cette narration un peu austère. Les familiers de Don Roumata forment une galerie pittoresque : le baron Pampa sorte de Portos alcoolique et incontrôlable, Ouno le jeune garçon et Kira la femme aimée. Le dilemme éthique du Terrien partagé entre révolte et résignation, soucieux de conserver son intégrité morale, s’avère un puissant ressort dramatique. Des scènes humoristiques, la tentative de séduction de Dona Okana, alternent avec des intermèdes poétiques, la description de la forêt du Hoquet. Les romanciers ont choisi d'évoquer la Terre dans les pages évanescentes du prologue et de l'épilogue. Deux bouffées d'air, au sortir de l'horreur.
Rédigé au début des
années 60, le livre n’a rien perdu de sa lisibilité. Peut-être en raison du
mystère qui enveloppe la Terre natale utopique d’Anton Roumata. Les utopies
vieillissent, pas l’enfer.
[Cette chronique
est une reprise d’une fiche de lecture parue dans Le CC]
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