samedi 15 janvier 2022

Il est difficile d’être un dieu

 

Arkadi et Boris Strougatski - Il est difficile d’être un dieu - Denoël Lunes d’encre

 

 

 

                                                                      

« Un être qui s'habitue à tout. Voilà, je pense, la meilleure définition qu'on puisse donner de l’homme » (Dostoïevski -Souvenirs de la maison des morts).

« « Le propre de l’homme » disait Boudakh…c’est son étonnante faculté d’adaptation » (A&B Strougatski-il est difficile d’être un dieu)

 

 Réédition d'un roman appartenant au fond Denoël, Il est difficile d’être un dieu marque le début de la notoriété de Arkadi et Boris Strougatski dans l’Hexagone. La réimpression de ce beau texte dans la collection Lunes d’encre en laisse espérer d’autres, en particulier Stalker.

  

La Terre expédie secrètement deux cent cinquante observateurs d'un institut d’histoire expérimental sur la planète Arkanar. Parmi eux Anton Roumata, dissimulé sous l'identité de Don Roumata, un aristocrate de haut lignage, Ses employeurs lui interdisent toute intervention dans les affaires de l’état et bornent son activité à la stricte relation des événements dramatiques qui secouent cette monarchie féodale. A contre cœur, muni d’une discrète caméra, il assiste passivement à l’irruption d’un dictateur dans l’ombre d’un roi falot, comme jadis Hitler aux côtés du vieil Hindenburg : « Trois années auparavant, il avait émergé des sous-sols humides de la chancellerie du palais, petit fonctionnaire insignifiant, empressé, blême et même bleuâtre. Ensuite le Premier ministre en place avait été brusquement arrêté et condamné. Plusieurs hauts dignitaires étaient mort sous la torture, hébétés de terreur, sans rien comprendre. Ce génie tenace et impitoyable de la médiocrité avait poussé sur leurs cadavres comme un énorme champignon pâle. »Face aux exactions de Don Reba, Roumata adopte une attitude de compromis et entame une résistance passive, Un double jeu qui n’est pas sans danger…

 

Passé le prologue, le récit débute par une incursion dans la forêt du Hoquet. Anton se rend dans une cabane. L'endroit habité en permanence par le Père Kabani, un vieux savant ivrogne, sert de base arrière et de salle de débriefing aux observateurs terriens. Roumata dresse à son supérieur un tableau dramatique de la situation. Le ministre de la sûreté Don Reba a décidé d'éliminer tous les lettrés et scientifiques du royaume. Anton, fort de ses entrées au palais, tente d'élaborer un plan pour trouver et sauver Boudakh, un médecin.

 

Les Strougatski ont abordé à plusieurs reprises le thème de l’immersion d'extraterrestres dans une société plus ou moins rétrograde. Ce roman s’inscrit en effet dans un projet littéraire plus vaste comprenant plusieurs romans, dont notamment Les vagues éteignent le ventSur le terreau un peu gris du monde féodal de Arkanar, Arkadi et Boris ont bâti un ouvrage remarquable, d’une hauteur de point de vue digne de celle d’un Orwell et balayant un vaste champ réflexif historique, éthique et moral.

 

L’intrusion de Roumata dans Arkanar évoque bien entendu celles des agents de la Culture, - le vaste empire informel imaginé par Banks .Ceux-ci s’efforcent de convertir à leurs idéaux des mondes moins avancés technologiquement. Mais les Strougatski ne partagent pas cette conception finaliste de l'histoire. Manipuler le cours des événements ne conduit jamais au résultat escompté. Roumata précise d’ailleurs ce point de vue à la fin du roman au cours de deux dialogues : avec Arata le guerrier rebelle, auquel il refuse une assistance technologique, et surtout Boudakh le médecin qui l’entraîne sur un terrain moral et théologique. Boris et Arkadi s’inspirent en fait d’une scène des « Frères Karamazov », en l'occurrence un réquisitoire prononcé par un évêque contre le Christ ressuscité à Séville au temps de l’inquisition. L’église rejette le Messie devenu inutile. Les hommes préfèrent le Mal et la souffrance à la Liberté, car la Liberté est un fardeau trop lourd à porter. Sur la planète Arkanar, la servitude imposée par le dictateur Don Reba s’accommode de l’attitude non interventionniste et de l’impuissance de Roumata face à la passivité de la population. L’esclave absout le maître, le moteur de l’Histoire s’enraye.

 

Quelques éléments viennent aérer cette narration un peu austère. Les familiers de Don Roumata forment une galerie pittoresque : le baron Pampa sorte de Portos alcoolique et incontrôlable, Ouno le jeune garçon et Kira la femme aimée. Le dilemme éthique du Terrien partagé entre révolte et résignation, soucieux de conserver son intégrité morale, s’avère un puissant ressort dramatique. Des scènes humoristiques, la tentative de séduction de Dona Okana, alternent avec des intermèdes poétiques, la description de la forêt du Hoquet. Les romanciers ont choisi d'évoquer la Terre dans les pages évanescentes du prologue et de l'épilogue. Deux bouffées d'air, au sortir de l'horreur.                                                                   

 

Rédigé au début des années 60, le livre n’a rien perdu de sa lisibilité. Peut-être en raison du mystère qui enveloppe la Terre natale utopique d’Anton Roumata. Les utopies vieillissent, pas l’enfer.

 

 

[Cette chronique est une reprise d’une fiche de lecture parue dans Le CC]


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