samedi 13 octobre 2018

L’homme qui ne mentait jamais


Lao She - L’homme qui ne mentait jamais - Picquier Poche







Lao She est un écrivain chinois né en 1899 et vraisemblablement exécuté en 1966 lors de la Révolution Culturelle. Son œuvre la plus connue reste le roman Le pousse-pousse. Outre quelques pièces de théâtre, il a rédigé une quarantaine de nouvelles dont l’essentiel a été traduit et publié en France dans deux recueils, Gens de Pékin chez Folio et L’homme qui ne mentait jamais chez Philippe Picquier.


Comparé à Dickens, il détient cette faculté d’autopsier le réel à coup de scalpel dans des récits où, ainsi que le note la quatrième de couverture, les rêves et désirs de ses personnages se fracassent sur le mur de la réalité. « Un vieillard sentimental » s’inscrit dans cette illusion qui voit un vieil homme faire le bilan de sa vie et tenter de prendre un nouveau départ alors que la Faucheuse le guette dans une rue glaciale et ventée. L’échec face au réel est le thème du « nouveau Hamlet ». Le narrateur renvoie dos à dos un père et son fils. Le premier déploie des efforts considérables pour faire fructifier ses commerces puis échoue du fait de la concurrence ; le second se complait dans des rêveries improductives. Agir ou ne pas agir, voici la question … Dans ces contes pittoresques la bouffonnerie se mêle parfois au drame. Lao She prend plaisir alors à portraiturer ses protagonistes. « Ménage à trois » voit deux anciens soldats copains comme cochon – c’est le cas de le dire –, l’un a tête de potiron, l’autre à tête de choux, tenter d’imposer un mariage polygame à une pauvre fille.


La condition des femmes dans la société traditionnelle chinoise, - ici dans les années d’occupation japonaise, théâtre global des nouvelles du recueil -, constitue la dernière marche de la souffrance humaine. Tel est le destin de Xiao Feng. Le court et remarquable roman « Vieille tragédie pour temps moderne » raconte un peu à la manière des Buddenbrook de Thomas Mann le déclin ou plutôt la chute d’une famille. Le vieux Chen Hongdao, lettré respecté, règne sur ses deux fils et sa bru. Lianbo le plus doué de ses garçons accroit la fortune paternelle à coups d’affaires plus ou moins douteuses. Il délaisse sa femme qui lui a donné un fils « idiot ». L’autre fils Lianzhong, adepte des dettes de jeu, s’acoquine avec un truand qui se trouve être le frère de Xiao Feng la concubine de Lianbo. Cette femme ancienne institutrice paye pour les malversations de son frère, enterrant tout espoir d’avenir personnel et professionnel.


La misère du petit peuple tisse la toile de fond du recueil. Dans le récit « Les lunettes », un étudiant se fait voler des verres qui constituent son seul bien. Frappé de myopie il abandonne ses études. Pendant ce temps les bésicles devenues inutiles passent néanmoins de mains en mains à coups de transactions disputées. Plus fort « L’ordonnance » raconte la mésaventure d’Ertou un pauvre hère capturé par des policiers chinois alors qu’il s’aventure hors des murs de la ville à la recherche de médicaments pour son père mourant. Ayant ramassé sur sa route un manuscrit perdu il est accusé de rébellion contre l’occupant. Ertou, qui ne sait même pas lire est victime d’une autre guerre que se livrent à coup de publications un romancier et un critique.


« Notice nécrologique » et « La mort d’un chien » quoique cruel pour le premier, tranchent avec l’ambiance de résignation des textes chroniqués précédemment. Leurs héros affrontent l’ennemi japonais. Dans un cas un pauvre tireur de pousse-pousse se révolte contre des soldats nippons qui ont capturé son fils à des fins de rançon. Les policiers chinois déjà moqués dans « L’ordonnance » pour préférer s’attaquer à leurs concitoyens plutôt qu’à l’envahisseur, restent prudemment en dehors des hostilités. Voilà qui annonce et précède de peu les futurs agissements de la milice française. Dans la seconde nouvelle un groupe de jeunes gens fomentent un acte de résistance. C’est pourtant le père de l’un d’entre eux, méprisé par son fils, qui affrontera l'ennemi.


Deux remarquables récits, aux thématiques atypiques, se détachent. « L’homme qui ne mentait jamais » a pour héros Zhou Wenxiang un honnête fonctionnaire ; celui-ci reçoit un courrier l’invitant à entrer dans un cénacle de menteurs. Pourquoi lui, se demande-t-il ? Le doute sur sa propre intégrité l’assaille alors et s’étend à sa famille lorsqu’il apprend que son fils ne s’est pas rendu à l’école en raison de maux d’estomac. Ment-il aussi ? Zhou Wenxiang s’interroge donc sur la vertu, un concept universel - ici confucéen -, auquel il apporte une réponse … taoïste. « Le nouvel Emile », au titre rousseauiste, raconte la désastreuse prise en main de l’éducation d’un enfant par son père. Inspirée du Meilleur des mondes selon le traducteur, cette nouvelle prophétise trente ans avant, les délires de la Révolution culturelle. Absolument incroyable.


L’ensemble de ces textes auxquels il faut ajouter « La chenille », « Li le noir et Li le blanc », « Buffle en fer et Canard malade » témoigne de l’étendue et de l’universalité du talent de Lao She, tour à tour conteur, observateur des avanies humaines et satiriste.

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