Bifrost 117 : Harlan
Ellison - Le cri de la science-fiction
« Toute ma vie a été mouvementée. J'ignore à quel
point on peut séparer la personnalité de l'auteur de son œuvre, mais ça me
semble impossible. Je pense que c'est évident, si on lit ce que j'écris. Bon,
John Clute m'a autrefois accusé d'écrire à pleins poumons. Ce n'est pas tout à
fait vrai. Si vous lisez « Jeftty a cinq ans » ou « Grail », ou
n’importe quelle autre nouvelle dans le genre, vous vous rendrez compte
qu'elles sont écrites sur un ton beaucoup plus calme. J'apporte à mon travail
la même passion, le même niveau d'engagement, la même détermination à ne pas
flancher ou me détourner de l'abîme face à moi, que je le fais dans ma vie.
J’ ai marché de Selma à Montgomery aux côtés de Martin
Luther King. J'ai travaillé avec César Chavez dans la vallée de Coachella
pendant la grève des pamplemousses. J’ai affronté le Ku Klux Klan, j'ai donné
des milliers d'heures de conférences en faveur de l'amendement sur
l'égalité des droits à l’époque où nous cherchions à le faire adopter
par le Sénat Je tiens à ce que je fais, je crois en mes actes, et je porte cette même conviction dans mes écrits. Certaines
personnes vivent leur vie avec un niveau d'implication ou d'engagement plus
élevé que d'autres. Il est possible que je sois ce genre de personne. Aucune
idée. »
Harlan Ellison (1934-2018)
Hasard des temps, les revues Galaxies et Bifrost sortent simultanément un numéro consacré respectivement à Robert Silverberg et Harlan Ellison. Avant de plonger dans le contenu du numéro 117 de la seconde, j’ai jeté un œil sur l’historique des numéros de Bifrost proposés à la vente et me suis fait la réflexion suivante : entre un lecteur de science-fiction de ma génération et un lecteur biberonné à la mainstream existe une différence de taille à laquelle personne ne pense. A l'époque de mes premières lectures, à l’âge de quinze ans, le Panthéon des écrivains anglo-saxons de SF était en vie et publiait à tour de bras; les « anciens » (Asimov, Heinlein, Vance, Van Vogt, Sturgeon, Simak etc.), comme la new wave (Ballard, Moorcock, Delany, Brunner etc.), sans oublier Dick, Farmer, Aldiss et le cyberpunk, qui n’avait pas encore émergé … Idem enfin pas tout à fait pour le domaine français héritier tout de même d’un ensemble rétro fictionnel d’ampleur. En traversant La Manche ou l’Atlantique, les plus passionnés et fortunés d’entre nous avaient la possibilité de s’entretenir, lors des conventions, avec les légendes du genre. La venue de Philip K. Dick à Metz en 1977 reste dans les mémoires. Ce furent des temps incroyables. Le Panthéon de la littérature mainstream, lui, s’étend sur des siècles et recèle des mystères à jamais irrésolus sur Shakespeare, Molière et d’autres, et nous ne connaitrons jamais le contenu des bibliothèques disparues de l'Antiquité.
Sur la légende Ellison, l’excellente revue
d’Olivier Girard propose un dossier charpenté autour d’une passionnante biographie de l’auteur de « Jeffty a cinq ans »
concoctée par Laurent Queyssi. On y découvre ce que signifie le métier d’écrire
quand celui-ci constitue la seule source de revenu, à savoir une précarité sans
cesse repoussée à l’aide de productions alimentaires ou de propositions
éditoriales miraculeuses, la recherche d’oxygène du côté d’Hollywood promesse
de scénarii de télés ou de cinéma, une longue route aboutissant enfin à une certaine aisance
matérielle. Taper, taper sans arrêt contre le mur jusqu’à ce qu’il cède et
surtout défendre inlassablement son bout de gras, quitte à se bâtir une
réputation de procédurier. Harlan Ellison, petit bonhomme d’un mètre
cinquante neuf n’a cessé de crier « J’existe ! » sur tous les
tons, se racontant inlassablement non seulement dans les préfaces de ses
recueils de nouvelles mais dans toutes celles de tous les textes à l’intérieur jusqu’à
plus soif , exercice soûlant pour le lecteur mais bien utile au biographe. Un écorché
vif - lisez donc la nouvelle susnommée
présente dans Bifrost 117 - qui se la jouait James Cagney gangster face aux
producteurs de Star Trek ou aux gardes du corps de Sinatra, sans oublier ses prestations
d’écrivain-écrivant en vitrine de librairie. Un existence de bruit et de fureur
héritée d’Hemingway dont il appliquait les consignes d’écriture - encore que
pour ma part les péripéties existentielles de l’auteur de Quand sonne le
glas m’impressionnent plus que l’intégrale de ses nouvelles. J’évoquais un
combo Silverberg/Ellison (1) au début de cette chronique. On voit dans la revue les deux
maitres en photo à deux reprises. Un parcours similaire les unissait, à l'avantage de Bob plus à l’aise dans le format long. L’émotion gagne à la
lecture du travail de Laurent Queyssi, d’autant plus que l’œuvre d’Harlan
Ellison, constituée essentiellement de nouvelles, souffre d’une présence
éditoriale déclinante au sein d’une pléthore d’ouvrages d’occasion. Espérons
que tout cela ne disparaisse pas comme le monde de Jeftty.
Autour de cette colonne vertébrale gravite une interview choc
datant des années 2000, que l’on peut interpréter comme un exercice de foi, une
éthique de vie alternant rafales de mitrailleuses balancées sur le fandom
américain et louanges adressés à l’équipe de Babylon 5 ainsi que le
long combat mené pour l’attribution d’un Grand Master Award au vieux Van Vogt. De
son côté Erwann Perchoc s’attaque aux Dangerous Visions célèbre
anthologie des années 70 proposé par l’auteur, réunissant le gratin de
l’époque; Jean-Daniel Brèque inventorie les non-fictions. Enfin un guide
de lecture et l’exhaustive bibliographie d’Alain Sprauel des œuvres traduites
en français complètent l’ensemble. Sur les centaines de nouvelles rédigée par
Ellison, le choix de la rédaction s’est porté sur la plus primée « Jeftty
a cinq ans » dont je ne dirai rien laissant au lecteur le plaisir de
découvrir ce chef d’œuvre.
En dehors du dossier consacré à Harlan Ellison, Bifrost
propose à son habitude quelques nouvelles. Le texte de Thomas Day est celui qui
s’apparente le plus à une dangerous vision. Un sexothérapeute exerce à
la demande d’une de ses meilleures clientes, ses talents sur sa fille.
Scabreux ? Non. Sexe il n’y a pas. Tout l’intérêt de la nouvelle réside
dans l’opposition de deux personnages issus de traditions différentes. Thomas
Day est de ceux qui apportent un peu de lumière dans un monde que la
science-fiction se plait à obscurcir. Restent deux fictions, l’une d’Alastair
Reynolds, l’autre de Suzanne Palmer qui mettent en scène deux soldats
« cybernétiques » en opération militaire. La coexistence de la
conscience biologique et des intelligences artificielles de ces humains
robotisés fournit la trame de l’intrigue. Deux textes remarquablement agencés
avec une préférence pour celui de Palmer totalement hilarant. Le futur recueil des
42 promet !
Quelques lectures de l'écrivain dans ce blog :
Gentleman Junkie - Les Humanoïdes associés
Hitler peignait des roses - Les Humanoïdes associés
La bête qui criait amour au cœur du monde - Les Humanoïdes associés
La machine aux yeux bleus - Flammarion Imagine
(1) Merci à Jim de CSF pour l'expression
8 commentaires:
"(...)Ce personnage qu'était Harlan Ellison, fourmillant de phrases cyniques et tapantes, avait dit aussi un jour: «La capacité à rêver est tout ce que j'ai à donner. C'est ma responsabilité ; c'est mon fardeau. Et même ça commence à me fatiguer.(...)»
"Libération" - article de Frédérique Roussel paru le lendemain de sa mort
Attachant et casse-pied ... Ellison
sv
Voilà, Pierre Assouline, qui présente un roman d'anticipation. Vertige....
La couverture me fait songer à Jennifer aux Enfers, publié chez Vérone….
MC
La machine aux yeux bleu ? SV
Oui, il y a un peu de ça…
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