mercredi 12 février 2025

Bifrost 117

Bifrost 117 : Harlan Ellison - Le cri de la science-fiction

 

 

« Toute ma vie a été mouvementée. J'ignore à quel point on peut séparer la personnalité de l'auteur de son œuvre, mais ça me semble impossible. Je pense que c'est évident, si on lit ce que j'écris. Bon, John Clute m'a autrefois accusé d'écrire à pleins poumons. Ce n'est pas tout à fait vrai. Si vous lisez « Jeftty a cinq ans » ou « Grail », ou n’importe quelle autre nouvelle dans le genre, vous vous rendrez compte qu'elles sont écrites sur un ton beaucoup plus calme. J'apporte à mon travail la même passion, le même niveau d'engagement, la même détermination à ne pas flancher ou me détourner de l'abîme face à moi, que je le fais dans ma vie.

J’ ai marché de Selma à Montgomery aux côtés de Martin Luther King. J'ai travaillé avec César Chavez dans la vallée de Coachella pendant la grève des pamplemousses. J’ai affronté le Ku Klux Klan, j'ai donné des milliers d'heures de conférences en faveur de l'amendement sur l'égalité des droits à l’époque où nous cherchions à le faire adopter par le Sénat Je tiens à ce que je fais, je crois en mes actes, et je porte cette même conviction dans mes écrits. Certaines personnes vivent leur vie avec un niveau d'implication ou d'engagement plus élevé que d'autres. Il est possible que je sois ce genre de personne. Aucune idée. »

Harlan Ellison (1934-2018)

 

 

Hasard des temps, les revues Galaxies et Bifrost sortent simultanément un numéro consacré respectivement à Robert Silverberg et Harlan Ellison. Avant de plonger dans le contenu du numéro 117 de la seconde, j’ai jeté un œil sur l’historique des numéros de Bifrost proposés à la vente et me suis fait la réflexion suivante : entre un lecteur de science-fiction de ma génération et un lecteur biberonné à la mainstream existe une différence de taille à laquelle personne ne pense. A l'époque de mes premières lectures, à l’âge de quinze ans, le Panthéon des écrivains anglo-saxons de SF était en vie et publiait à tour de bras; les « anciens » (Asimov, Heinlein, Vance, Van Vogt, Sturgeon, Simak etc.), comme la new wave (Ballard, Moorcock, Delany, Brunner etc.), sans oublier Dick, Farmer, Aldiss et le cyberpunk, qui n’avait pas encore émergé … Idem enfin pas tout à fait pour le domaine français héritier tout de même d’un ensemble rétro fictionnel d’ampleur. En traversant La Manche ou l’Atlantique, les plus passionnés et fortunés d’entre nous avaient la possibilité de s’entretenir, lors des conventions, avec les légendes du genre. La venue de Philip K. Dick à Metz en 1977 reste dans les mémoires. Ce furent des temps incroyables. Le Panthéon de la littérature mainstream, lui, s’étend sur des siècles et recèle des mystères à jamais irrésolus sur Shakespeare, Molière et d’autres, et nous ne connaitrons jamais le contenu des bibliothèques disparues de l'Antiquité.

 

Sur la légende Ellison, l’excellente revue d’Olivier Girard propose un dossier charpenté autour d’une passionnante biographie de l’auteur de « Jeffty a cinq ans » concoctée par Laurent Queyssi. On y découvre ce que signifie le métier d’écrire quand celui-ci constitue la seule source de revenu, à savoir une précarité sans cesse repoussée à l’aide de productions alimentaires ou de propositions éditoriales miraculeuses, la recherche d’oxygène du côté d’Hollywood promesse de scénarii de télés ou de cinéma, une longue route aboutissant enfin à une certaine aisance matérielle. Taper, taper sans arrêt contre le mur jusqu’à ce qu’il cède et surtout défendre inlassablement son bout de gras, quitte à se bâtir une réputation de procédurier. Harlan Ellison, petit bonhomme d’un mètre cinquante neuf n’a cessé de crier « J’existe ! » sur tous les tons, se racontant inlassablement non seulement dans les préfaces de ses recueils de nouvelles mais dans toutes celles de tous les textes à l’intérieur jusqu’à plus soif , exercice soûlant pour le lecteur mais bien utile au biographe.  Un écorché vif  - lisez donc la nouvelle susnommée présente dans Bifrost 117 - qui se la jouait James Cagney gangster face aux producteurs de Star Trek ou aux gardes du corps de Sinatra,  sans oublier ses prestations d’écrivain-écrivant en vitrine de librairie. Un existence de bruit et de fureur héritée d’Hemingway dont il appliquait les consignes d’écriture - encore que pour ma part les péripéties existentielles de l’auteur de Quand sonne le glas m’impressionnent plus que l’intégrale de ses nouvelles. J’évoquais un combo Silverberg/Ellison (1) au début de cette chronique. On voit dans la revue les deux maitres en photo à deux reprises. Un parcours similaire les unissait, à l'avantage de Bob plus à l’aise dans le format long. L’émotion gagne à la lecture du travail de Laurent Queyssi, d’autant plus que l’œuvre d’Harlan Ellison, constituée essentiellement de nouvelles, souffre d’une présence éditoriale déclinante au sein d’une pléthore d’ouvrages d’occasion. Espérons que tout cela ne disparaisse pas comme le monde de Jeftty.

 


Autour de cette colonne vertébrale gravite une interview choc datant des années 2000, que l’on peut interpréter comme un exercice de foi, une éthique de vie alternant rafales de mitrailleuses balancées sur le fandom américain et louanges adressés à l’équipe de Babylon 5 ainsi que le long combat mené pour l’attribution d’un Grand Master Award au vieux Van Vogt. De son côté Erwann Perchoc s’attaque aux Dangerous Visions célèbre anthologie des années 70 proposé par l’auteur, réunissant le gratin de l’époque; Jean-Daniel Brèque inventorie les non-fictions. Enfin un guide de lecture et l’exhaustive bibliographie d’Alain Sprauel des œuvres traduites en français complètent l’ensemble. Sur les centaines de nouvelles rédigée par Ellison, le choix de la rédaction s’est porté sur la plus primée « Jeftty a cinq ans » dont je ne dirai rien laissant au lecteur le plaisir de découvrir ce chef d’œuvre.

 

En dehors du dossier consacré à Harlan Ellison, Bifrost propose à son habitude quelques nouvelles. Le texte de Thomas Day est celui qui s’apparente le plus à une dangerous vision. Un sexothérapeute exerce à la demande d’une de ses meilleures clientes, ses talents sur sa fille. Scabreux ? Non. Sexe il n’y a pas. Tout l’intérêt de la nouvelle réside dans l’opposition de deux personnages issus de traditions différentes. Thomas Day est de ceux qui apportent un peu de lumière dans un monde que la science-fiction se plait à obscurcir. Restent deux fictions, l’une d’Alastair Reynolds, l’autre de Suzanne Palmer qui mettent en scène deux soldats « cybernétiques » en opération militaire. La coexistence de la conscience biologique et des intelligences artificielles de ces humains robotisés fournit la trame de l’intrigue. Deux textes remarquablement agencés avec une préférence pour celui de Palmer totalement hilarant. Le futur recueil des 42 promet !


Quelques lectures de l'écrivain dans ce blog :

 

Gentleman Junkie - Les Humanoïdes associés

Hitler peignait des roses - Les Humanoïdes associés

La bête qui criait amour au cœur du monde - Les Humanoïdes associés

La machine aux yeux bleus - Flammarion Imagine


(1) Merci à Jim de CSF pour l'expression


9 commentaires:

Christiane a dit…

"(...)Ce personnage qu'était Harlan Ellison, fourmillant de phrases cyniques et tapantes, avait dit aussi un jour: «La capacité à rêver est tout ce que j'ai à donner. C'est ma responsabilité ; c'est mon fardeau. Et même ça commence à me fatiguer.(...)»

"Libération" - article de Frédérique Roussel paru le lendemain de sa mort

Anonyme a dit…

Attachant et casse-pied ... Ellison

Anonyme a dit…

sv

Christiane a dit…

Voilà, Pierre Assouline, qui présente un roman d'anticipation. Vertige....

Anonyme a dit…

La couverture me fait songer à Jennifer aux Enfers, publié chez Vérone….

Anonyme a dit…

MC

Anonyme a dit…

La machine aux yeux bleu ? SV

Anonyme a dit…

Oui, il y a un peu de ça…

Anonyme a dit…

Rectificatif . Il n’y a pas de pastiche chez Azancot des éditions Vérone, c’est PA a choisi pour la couverture un montage à la Vérone qui n’est pas celui de la couverture du vrai livre. Je m’en suis aperçu chez mon libraire ce soir. Bien à vous. MC