Edward Whittemore - Ombres sur le Nil - Ailleurs & Demain
Ombres sur le Nil est le troisième volet d’une saga
pseudo-historique qui a principalement pour cadre le Proche-Orient des XIXe et
XXe siècle. L’action se déroule cette fois en 1942 alors que les troupes de
Rommel foncent vers Tobrouk menaçant de s’emparer de l’Egypte. Dans un bar du
Caire, Stern, fils de l’inénarrable Lord Strongbow, est tué par une grenade
lancée à l’improviste. La narration se poursuit en flash-back quelques mois auparavant
à l’instant où les services secrets alliés vont dénicher en
Arizona Joe O ‘Sullivan, l’un des protagonistes de la grande partie de
Poker. Ils le chargent de retrouver son ami Stern, craignant que celui-ci ne communique
aux nazis des informations très sensibles.
A la différence des deux premiers volumes le récit d’Ombres sur le Nil emprunte la voie d’un roman
d’espionnage. Encore que cette indication, comme tant d’autres, soit à prendre
avec des pincettes. Les péripéties sont bien souvent noyées dans des flots de monologues. Conversations avinées nocturnes diront les uns, réflexions sur l’Histoire
et la sauvagerie humaine estimeront les autres :
« Mais c'est là un
autre sujet, dit Stern, qui nous amène tout droit aux massacres et à la folie
où Sivi a sombré à ce moment-là. Une sagesse aussi profonde est souvent trop fragile
pour pouvoir survivre à la brutalité de la vie, à la peur qui nous ronge. Celle
de Sivi y a échoué, et il est devenu fou...
Bien entendu, cette nuit
sur le balcon date d'il y a longtemps, de l'époque où je commençais tout juste à
devenir un homme. Et en y repensant, ainsi qu'à ce qui a suivi, j'ai pris
conscience des efforts que nous faisons pour grandir. Avec quel désespoir nous gardons
à cœur les certitudes de l'enfance, affrontant courageusement le monde avec
cette armure pathétique. Je sais, disons-nous,
peut-être que je n'arrive pas à l'expliquer mais je sais ce que je veux dire.
Et cependant, si nous ne
pouvons pas l'expliquer, poursuivit Stern, personne ne peut comprendre. Il ne
reste alors que des rêves raides morts, les châteaux de sable de notre enfance
auxquels nous avons ajouté une ou deux tourelles pendant l'adolescence,
quelques remparts de plus avant notre mort, transmettant à nos enfants le même
édifice d'allure onirique, mais dont la structure interne demeure intriquée et
incompréhensible.
Stem fronça les
sourcils. Il fixa le comptoir des yeux et sa voix se fit tendue, étouffée.
Pourquoi ne
comprenons-nous pas que s'accrocher aux choses n'apporte que la destruction ?
Pourquoi ne comprenons-nous pas que même les révolutionnaires commettent cette
faute, qu'il n'y a parfois pas plus réactionnaire qu'un révolutionnaire ? Un
homme dont la soif d'ordre, souvent innocente, l'amène à justifier la violence,
le meurtre et la répression tout ça parce qu'il désire ardemment la symétrie
imaginaire, la beauté imaginaire d'un château de sable dans un esprit d'enfant
?
Les images, dit Stern...
les choses que nous imaginons. Ces armées
de merveilles éthérées et d'horribles monstruosités nées de notre insondable imagination. La plaie de notre époque,
c’est la croyance en tout et en
rien. Bardés de vertu et d'arrogance, nous jouons en esprit avec le zèle des
ermites confits de piété qui n'ont jamais rien vu du monde, qui refusent de le
connaître, refusent même d'entendre l'écho de ce qui les a précédés. Si grande,
si pathétique est notre arrogance que nous affirmons même pouvoir larguer notre
passé et faire de nous ce que nous
voulons, simplement en disant que cela est vrai.
Sauf que ce n'est pas vrai et que nous ne le pouvons point, parce que
nous en savons encore moins que nous ne le pensons sur la liberté de l'homme,
et sa responsabilité, et sa culpabilité. Et pourtant, nous continuons à le prétendre, imbus de notre arrogance,
et à entretenir de terribles préjugés dont les victimes se comptent par
centaines de milliers, voire par millions. Les victimes dont notre époque
semble avoir envie... pire, dont elle semble avoir besoin.
Pourquoi ? Pourquoi notre culpabilité est-elle si forte, au point de nous
pousser au sacrifice humain à grande échelle ? Et à quoi sacrifions-nous ?
Pourquoi ressentons-nous cette culpabilité avec une implacabilité telle qu'elle
nous amène à créer un Hitler, un Staline, pour accomplir des massacres en notre
nom ? La liberté est-elle une notion si terrifiante en ce XXe siècle
que nous ayons besoin de camps de concentration et de systèmes politiques
équivalents à des prisons à l'échelle nationale ? Ces inhumaines machines à broyer
que les gens vénèrent en masse, pour lesquelles ils sont prêts à mourir, qu'ils
baptisent avenir ? Sommes-nous terrorisés par la liberté au point de faire du
monde une gigantesque colonie pénitentiaire ? Désirons-nous si ardemment
retrouver l'ordre du royaume animal... notre innocence perdue, notre ignorance
perdue ? »
Au Caire, sur les pistes de Stern, Joe fait la connaissance d’Ahmad tenancier d’un hôtel miteux et de Liffy
personnage fantasque, tous deux liés au « Monastère » nom de code du
QG des services secrets britanniques. Ils se lieront d’amitié alors même qu’un
ennemi mystérieux tente de les éliminer. L’amitié mot clef de cette saga,
celle qui unissait autrefois Strongbow et Ménélik, aujourd’hui Stern et Joe.
Tel quel Ombres sur
le Nil, dans la mouvance des deux précédents, se lit comme un rêve de fraternité
universelle. Les amateurs de curiosités littéraires dont je m'enorgueillis y trouveront leur compte. Par contre les
afficionados de littérature de genre pure et dure freineront des quatre fers, le
graphisme de la couverture n’arrangeant pas les choses.
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