jeudi 7 septembre 2023

Suttree

Cormac McCarthy - Suttree - Points

 

 



Sorti de prison après une participation mineure dans un casse, Cornélius Suttree se réfugie dans une barge sur la rivière Tennessee dans la banlieue de la cité de Knoxville. Il mène une vie de marginal survivant misérablement de quelques pêches. Ils sont quelques-uns à errer ainsi dans ce paysage de friche industrielle d’où émerge un entrepôt ferroviaire. Les incursions dans la ville aboutissent à des bars et des soûleries. Qui est Suttree ? McCarthy laisse filtrer très peu de choses en six cents pages : un rejeton issu d’une famille honorable, sa propre famille qui le chasse de l’enterrement de son propre fils, une liaison tragique … L’esprit de Suttree est à l’image de ces fleuves boueux, eaux mortes et tourbillons profonds. Il s’identifie à la léthargie pourrissante des lieux. Son existence s’accommode de l’imprévoyance des courants, de projets avortés, mais c’est aussi un homme de rupture, un fugitif, poursuivi par quelque Artémis vengeresse ou ses propres fantômes - comme le révèlent les dernières pages.

 

Suttree se situe dans le prolongement de L’ obscurité du dehors, caractéristique du mouvement littéraire Southern Gothic, avant le basculement de Méridien de sang et l’émergence de westerns sauvages et d’un style lyrique élargissant encore la patte métaphorique et mystique de l’auteur. Au chapitre des allégeances, Huckleberry Finn vient bien sur à l’esprit, mais les premières œuvres de Faulkner s’avèrent prégnantes comme en témoigne cet extrait du Hameau : 

« Il remarque alors le retour de ce qu’il a découvert pour la première fois trois jours auparavant : que l’aurore, la lumière, ne vient pas du ciel sur la terre mais est produite par la terre elle-même, comme si elle soupirait. Sous la voûte tissée par les racines aveugles des herbes et des arbres, dans les ténèbres aveugles des dépôts vaseux et des riches détritus du temps, dans le royaume des vers anonymes et toujours en appétit et dans l’inextricable enchevêtrement des os connus — ceux d’Hélène de Troie et des nymphes, des évêques mitrés ronflant, des sauveurs, des victimes et des rois — l’aurore s’éveille, s’infiltre vers la surface, se fraie un passage à travers d’innombrables canaux rampants (…) puis, s’aventurant plus haut, rampe le long des troncs aux écorces ridées, le long des branches, d’où, soudain, plus forte, de feuille en feuille, et se dispersant avec une soudaine rapidité, mélodieuse de toutes les gorges ailées et rutilantes, elle éclate dans l’air et emplit le néant terrestre de la nuit d’un coup de tonnerre couleur jonquille. Faulkner - Le Hameau »

 

« L’enchevêtrement des os ». McCarthy va développer cette idée tout au long du roman créant une scénographie inspirée des toiles de Jérôme Bosch. La putrescence, celle des objets de consommations, des rejets humains de toutes sortes, des entrailles des produits de pêche, coexiste avec la vie. On ne se lasse pas aussi des descriptions fluviales. Au-delà des réminiscences cinématographiques d’un Renoir, l’écrivain montre que le Réel est inépuisable. Le tableau est égayé par quelques personnages dont Gene Harrogate « rat des villes » pour lequel il éprouve une affection filiale, malgré des projets insensés qui conduisent invariablement le jeune homme au pénitencier. Les échanges sont courts - y compris dans les scènes de beuverie - comme dans La Route.

 

Le préambule de quatre pages, que l’on pourra lire ici rappelle que McCarthy comme Lovecraft est originaire de Providence. N’y manque que l’apparition d’une créature d’outre-monde. Lovecraftien aussi ce délire cosmologique de Suttree alors gravement malade en fin de récit : « Son décentrement astronomique le situait au-delà du décalage vers le rouge et il s'interrogea sur la géographie de ces espaces et sur la manière dont le monde s'engrène avec le monde qui est au-delà du monde ». Mais voici le préambule de ce roman qui avec Méridien de sang et De si jolis chevaux chapeaute l’œuvre du grand auteur américain.

 

« Cher ami, maintenant qu'aux heures poudreuses et sans horloge de la ville les rues s'étirent sombres et fumantes et fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les sans-logis ont échoué à l'abri des murs dans des ruelles ou des terrains vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres environs, en ces conduits de brique pavés ou laqués de suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les portes des caves, nul être ne marchera hormis toi.

D'antiques murs de pierre, que les intempéries n'ont pas ! fouaillés logeaient dans leurs strates des os fossiles, des scarabées de calcaire froissés au fond de cette mer intérieure disparue. Des arbres frêles et noirs de l'autre côté de ces grilles là-bas où les morts ont leur métropole en miniature. Etrange architecture de marbre, stèle et obé­lisque et croix et petites dalles usées par la pluie où les noms s'estompent avec le temps. Terre regorgeant des chefs-d'œuvre du fabricant de cercueils, les os pulvéru­lents et la soie gâtée, le linceul souillé de charogne. Là-bas sous la lumière bleutée du réverbère les rails du trolley filent dans le noir, incurvés tels les ergots du coq dans la pénombre de chrysocale. L'acier exsude la chaleur du jour, on la sent à travers la semelle de ses souliers. Au-delà de ces murs d'entrepôts ondulés le long de petites rues sablonneuses où des autos éviscérées languissent sur des socles de parpaings. A travers des labyrinthes de sumac, de phytolaques et de chèvrefeuilles flétris donnant m les remblais d'argile striés du chemin de fer. Vrilles grises qui s'orientent vers la gauche en cet hémisphère nord ; ce qui les tord façonne aussi la coquille du buccin Hautes herbes jaillies du mâchefer et de la brique, y bulldozer cabré en un solitaire abandon contre le ciel nocturne. Traverse ici. Par les cœurs de croisement et les éclisses où les locomotives crachent tels des lions dans r obscurité du dépôt, Vers une ville plus obscure, au-delà des réverbères aveuglés à coups de pierres, au-delà des cabanes de guingois qui fument et des chiens de faïence et des pneus badigeonnés dans lesquels poussent des fleurs salies, Le long du pavé raviné, le lent cataclysme de l'abandon, les fils qui font ventre de poteau en poteau entre les constellations, d'où pendent ficelles de cerf-volant, bolas faits de bouteilles entravées ou jouets d'enfants plus jeunes. Campement des damnés. Alentours où peut-être de suppurants lépreux rôdent sans clochette. Au-dessus de la chaleur et de l'improbable silhouette de la ville une lune cuivrée s’est levée et les nuages filent devant elle pareils à de l’encre diluée. Les immeubles plaqués sur la nuit for­ment un rempart à un monde plus lointain, abandonné, aux projets oubliés. Des paysans arrivés de loin avec de la terre sous leurs souliers restent assis au marché à longueur de journée muets comme des carpes. Cette ville construite en dehors de tout modèle connu, architecture bâtarde, catalogue des œuvres humaines, condensé d'aberration, de désordre, de folie. Un carnaval de formes dressées dans la vallée qui a tari la sève de la terre à des lieues à la ronde.

Murs d’usines en briques sombres et vétustes, rails d’une voie de desserte envahie d’herbes folles, un écoulement bleu fétide dans lequel dansent les noirs filaments de déchets sans nom. Plaques de tôle parmi les carreaux dans les huisseries de fenêtres rouillées. Un croissant de lune grimace dans le globe du réverbère là où une pierre a frappé et par cette ouverture s'écoule vers le sol à travers la perpétuelle spirale d'insectes montant vers les nues une pluie fine et régulière des mêmes formes roussies et sans vie, 

Ici au confluent du ruisseau, les champs dévalent vers la rivière, la boue dans laquelle une multitude de rigoles dessine un delta révélant des os et d'infects déchets tapis dans d'épaisses alluvions, un varech de cageots et, de condoms et de pelures. Vieilles bottes de conserve, vieux bocaux et objets domestiques déglingués pointent du bour­bier fécal des marécages comme des repères dans les vallées sans chemins de la démentia praecox. Un monde delà de toute imagination, malveillant et tangible et dissocié, les vieilles ampoules grillées, polypes tondus opalescents couleur de crâne ballottant aveuglément au fil l’eau et des yeux d'huile fantomatiques et çà et là les fumes échouées et nauséabondes d'humains, fœtus bour­souflés comme des oisillons aux yeux de lune et bleuâtres ou d'un gris éteint. Plus loin dans l'obscurité la rivière coule en un suintement paresseux vers des mers méridio­nales, s'échappant des cultures de maïs couchées par la pluie et des méchantes récoltes et des jardins limoneux des métayers du Nord, creusant son chemin comme la poussière d'os, lourde du passé, rêves épars dans l'eau en quelque sorte, rien n'étant jamais perdu. Les barges oscil­lent sur leurs amarres. La boue de morte-eau le long de la rive s’ étale, côtelée et luisante, telle la flèche caverneuse de quelque animal monstrueusement enfoui et, au-delà, la campagne s'éloigne vers le sud et les montagnes, là où les chasseurs et les bûcherons dormaient jadis dans leurs bottes à la lueur mourante de leurs milliers de feux et pour­suivaient leur chemin, antiques aïeux teutoniques aux yeux ignés par la lumière visionnaire d'une massive avidité, vague après vague de brutalité et de démence, leurs cervelles garnies d'équivalents sans traces de tout ce qui fut, maigres Aryens avec leur recueil sémitique abrogé ranimant les drames et les paraboles qui s'y trouvent, et indifférents, et pâles, avec une nostalgie que rien, sinon le retour complet des ténèbres ne pourrait apaiser.

Nous voici arrivés dans un monde au cœur du monde.

Dans ces étendues autres, ces hostiles cloaques et friches interstitielles que les justes voient du train ou de voiture rêves d'une autre vie. Contrefaits ou noirs ou détraqués fuyards de tout ordre établi, étrangers en tous pays.

La nuit est calme. Comme un camp avant la bataille. La ville assaillie par une chose inconnue qui viendra de la forêt ou de la mer ? Les sentinelles ont fortifié le palis, les portes sont fermées, mais hélas la chose est à l'intérieur, en devinez-vous la forme ? En devinez-vous la prison ou l'em­preinte du visage ? Est-ce une tisserande, sanglante navette lancée à travers une dimension du temps, une cardeuse d’âmes dans la trame du monde ? Une chasseresse avec des chiens, ou bien des haridelles squelettiques tirent-elles son charroi funèbre par les rues, et annonce-t-elle son commerce à chacun ? Cher ami, il ne convient pas de s'ap­pesantir sur elle car c'est justement ainsi qu'elle est invitée à entrer.

Le reste en effet n'est que silence. Il s'est mis à pleuvoir. Une fine pluie d’été, on l’aperçoit tombant à l’oblique dans les lumières de la ville. La rivière s'étire dans un graal de quiétude. D'ici sur le pont, le monde en dessous semble un don de simplicité. Curieux, rien de plus. En bas, dans des cryptes de lumière tombée un chat s'évapore de pierre en pierre sur les pavés ronds d’un noir liquide et reliés en prestes antipodes d’un côté à l'autre de la rue obscurcie de pluie pour disparaître, chat et contre-chat, dans les chan­tiers défoncés au-delà. Pâle éclair d'été loin en aval Un rideau se lève sur le monde occidental, Une fine pluie de suie, d'insectes morts, de petits os anonymes. L'assis­tance attend enveloppée d'une toile de poussière. Dans les orbites vidées du crâne du crane de l’interlocuteur dort une araignée et les ruines articulées du bouffon pendu se balancent, agitées par les mouches, pendule d'os en habit bigarré. Des silhouettes à quatre pattes vont et viennent sur les planches. Les formes plus primitives survivent. »


42 commentaires:

Christiane a dit…

Quel régal, mais quel régal ! Je retourne à l'étage du dessous finir "Le monde englouti" , puis je remonte en surface, enlève le scaphandre ( emprunté à Kerans), me plonge dans ce billet incroyable , le lis, le relis et ouvre mon Suttree, lay où je l'avais laissé, enfin. Merci, Soleil vert.

Anonyme a dit…

Ma pauvre Christiane quelle gymnastique je vous fais faire ...SV

Christiane a dit…

Arrêtez de rire ! Oui, vous y êtes pour quelque chose. C'est une belle aventure de lectures plurielles ! Pour vous suivre il faudrait avoir des yeux à facettes de libellule. Un rêve. Lire en même temps plusieurs livres mais en compartimentant, en savourant. A défaut d'être
une libellule , je saute de l'un à l'autre comme un chat qui poursuit une souris ou un rayon de soleil... vert.

Anonyme a dit…

Ça faulknerise dur!

Christiane a dit…

Donc, j'ai terminé. Le très beau roman de Ballard dont la fin est ouverte comme le poème d'Eliot et je retrouve notre Suttree. La scène d'ouverture, hors du temps, écrite au passé
passe au présent dès le premier dialogue. Le style chantourné devient alors très proche du langage parlé par des hommes un peu frustres qui vont au plus pressé. Cet homme, on ne sait d'où il vient, il est là, dans une pêche au corps à corps avec ces gros poissons qu'il vide d'un geste sûr, qu'il défend contre un chat famélique qui cherche à se nourrir, qu'il vend tant bien que mal. L'ambiance est étonnamment proche de l'univers liquide du roman précédent sauf que l'on n'est pas dans une scène apocalyptique. Cet homme a une présence massive, étrange, solitaire.
J'ai relu votre billet rassemblant les billets précédents sur les romans de Cormac McCarthy. Le fait d'en avoir lu plusieurs donne une familiarité avec les thèmes de l'écrivain. Pour la langue c'est autre chose ! elle est mouvante pleine de métamorphoses. Dix romans et tout un univers de cruelles solitudes... J'avais commencé cette exploration par "La Route". L'avais relu et approfondi grâce à vous. Puis étaient venus "L'obscurité du dehors", "No Contry for Old Men". Je n'avais pu supporter la sauvagerie de "Méridien de sang" ni celle "De si jolis chevaux'.
Peut-être les reprendrais-je plus tard...
Maintenant il faut que je me replonge dans ce roman ("Suttree") alors que j'ai encore l'autre en tête. Un peu de mal de passer de l'un à l'autre . "Le monde englouti" de Ballard m'obsède. Comme si je n'en avais pas fini avec la décision de Kerans, s'enfonçant seul dans la jungle, "à suivre une succession de lagunes, accablé de chaleur et de pluies sans cesse plus violentes"... Avoir rendu l'eau à la lagune faisait de lui un fugitif, "second Adam cherchant les paradis oubliés"...
Mais y a-t-il des paradis oubliés dans ce monde sans avenir ?

Christiane a dit…

Je me souviens, qu'il y a quelques jours, rose avait dit sur la RdL :

"SV, Je lis à propos du livre que vous ramenez sur ma berge (je découvre)

"Ample odyssée de la précarité et de la misère, ce livre raconte la descente aux enfers – et la » renaissance » – d’un déclassé, Cornelius Suttree, sur les berges de la rivière Tennessee, dans les années cinquante. Suttree résonne de toutes les voix, pathétiques, tendres et burlesques, des laissés-pour-compte de la société américaine vers lesquels le héros entame son voyage au bout de la compassion et de l’amour. Paru aux Etats-Unis en 1979, initiatique et ambulatoire à la manière de l’Ulysse de Joyce, ce roman, qui donne à voir dans une lumière brute, extraordinairement exacte, les traits ou les couleurs du monde urbain et naturel, est tout entier traversé par la violence du message qu’adressent sans trêve, au corps et à l’âme des hommes, la plénitude et la douleur du monde. Cormac McCarthy a travaillé près de vingt ans à Suttree. Et c’est son livre le plus fort, le plus émouvant."

Elle va être heureuse de lire votre billet.
C'est intéressant ce rapprochement avec l’Ulysse de Joyce. Ses personnages somnambules qui déambulent , perpétuellement insatisfaits, un peu comme dans un jeu entre rêve et réalité. Des personnages qui s'inventent constamment, libres de réveiller ou non leur mémoire. Joyce chez qui on trouve ce procédé de la variation stylistique d'un épisode à l'autre. Plus une épopée qu'un roman, d'ailleurs.
Des écrivains (j'ajoute Ballard) qui créent par la fiction un monde que les lecteurs habitent peu à peu, leurs lieux devenant presque réels.
Joyce n'écrivait-il pas :
"L'art n'est pas une évasion hors de la vie. Il est exactement le contraire de cela. L'art c'est l'expression centrale de la vie ".
Et ils ne perdent rien des détails précis, scrupuleux, qui font la texture de ces textes. Peut-être des éléments de leur propre vie.
Des errances sans fin dont la trame est faite de mini-récits. Et bien sûr des blancs pour laisser la place à l'interprétation.
Y aura-t-il des monologues intérieurs dans Suttree ? Parfois les personnages de McCarthy livrent peu d'eux-mêmes. Vous l'écrivez : "Qui est Suttree ? McCarthy laisse filtrer très peu de choses en six cents pages".
En ce début de roman ( la scène de pêche) la langue l'emporte sur la présence de Suttree.
Le travail des traductrices Guillemette Belleteste et Isabelle Reinharez doit y être pour beaucoup.
Si l'écriture de Joyce a bouleversé l'art du roman et pose pas mal de problèmes de lecture, ce n'est pas le cas avec McCarthy.
L'image de la ville s'impose pour Joyce alors que McCarthy, comme vous le rappelez, décrit dans son préambule "des immeubles plaqués sur la nuit for­ment un rempart à un monde plus lointain, abandonné, aux projets oubliés" ou cette "barge sur la rivière Tennessee dans la banlieue de la cité de Knoxville" où Suttree "mène une vie de marginal".
Bon, mais McCarthy n'est pas Joyce - ni Faulkner du reste...
Retour à Suttree....

Christiane a dit…

Voici un des décors choisi par McCarthy. On le reconnaît bien là.
Page 107 (Actes Sud -Poche)
"Au bout de la rue la terre disparaissait brutalement dans un long goulet encombré d'un labyrinthe de cabanes et de huttes, de constructions sans nom en papier goudronné et en tôle, logements bricolés avec du vrai carton, et de pissotières branlantes en planches gîtant au milieu d'un tourbillon de mouches. Des pâtés entiers de masures qu'aucune rue ne traversait hormis des sentiers à chèvres et des ruelles exiguës couvertes de sable noir où vagabondaient enfants et chiens à la triste mine."

Christiane a dit…

Malgré l'ambiance sombre du roman, une poésie vibrante donne un embu à certaines scènes. Ainsi, celle-ci, page 182 :
"Dehors l'obscurité s'installe et les voix des chiens marquent sept heures au loin puis se taisent. Ils attendent le porteur d'eau mais il n'arrive pas, n'en finit pas d'arriver.
Suttree sortit par la cuisine et à travers le jardin en ruine gagna l'ancienne route. Scion réprouvé des clans saxons damnés, sorti du rêve d'un jour pluvieux. Vieille peinture sur vieille pancarte interdisant vaguement l'accès. Quelqu'un avait dû la retourner parce qu'elle indiquait le monde extérieur. Il continua malgré tout. Se disant qu'il ne faisait que passer."

Juste avant, il était sur une route, seul, sous une pluie battante. Un camonieur le recueille. Brusquement il demande au conducteur de le laisser. C'est au milieu de nulle part. Il entre alors dans une demeure et commence un temps onirique où un festin d'un autre âge est servi.
La scène que j'ai copiée vient juste après.
La réalité a beau être dure, parfois poisseuse, il la traverse comme en apesanteur. Étrange roman qui commence à m'entraîner dans un monde que je n'aurais pu imaginer. La terre gaste... Eliot n'est pas loin. Tout n'est pas perdu. Il reste dans cette pénombre une légèreté de l'être.

Christiane a dit…

En fait ce n'est pas un camion mais une vieille Hudson qui s'est arrêtée sur la route. Une vieille bagnole, donc.
En fait la maison dans laquelle il est passé était en ruines et la scène du banquet, il l'a imaginée comme s'il rencontrait des ancêtres morts depuis longtemps.
Or, il sortait d'une maison bien réelle, celle de sa tante qui lui offrit du lait et un thé glacée à la menthe. En sa compagnie il tourna les pages d'un vieil album-photos mais c'était comme s'ils étaient tous morts. L'oncle réveillé chercha à le retenir pour partager leur repas mais il déclina disant qu'il devait rentrer. Mystère. Il ne rentre nulle part. Il va sur la route, sous une pluie battante, porté par le hasard. C'est une ballade triste et douce même si autour de lui tout n'est que misère...

Christiane a dit…

glacé

Christiane a dit…

Juste avant, dans le chapitre précédent il a rencontré Harrogate qui l'attendait tapi dans sa maison, tel un aliéné, vêtu de guenilles, sortant - ou fuyant - la maison de correction.
Un songe prémonitoire de Suttree l'annonçait :
"Indéfinissable, l'obsession de son unicité hantait tous ses rêves. Il vit son frère dans ses langes, les mains tendues, dans un parfum de myrrhe et de lis. Mais c'était la voix de Gene Harrogate qui l'appelait, là où il s'agitait sur sa couchette dans l'heure de midi pleine de murmures. C'était Harrogate qui tendait la main dans un geste de supplication à l'arrière d'un fourgon, le visage gaufré par le grillage, et qui appelait."
Un court échange, assez cordialement. Suttree le rhabille, lui donne des chaussures.
Cormac McCarthy termine le chapitre ainsi :
"Suttree jeta un dernier regard circulaire et hocha la tête et s'en fut à travers l'herbe retrouver le monde."
Où fuit il ? Quel mal le ronge ? Quel passé enfoui ?
Soleil vert commence son billet ainsi :

"Sorti de prison après une participation mineure dans un casse, Cornélius Suttree se réfugie dans une barge sur la rivière Tennessee dans la banlieue de la cité de Knoxville. Il mène une vie de marginal survivant misérablement de quelques pêches. Ils sont quelques-uns à errer ainsi dans ce paysage de friche industrielle d’où émerge un entrepôt ferroviaire. "

Anonyme a dit…

Pas si facile à dépeindre, le Suttree de CMC...
un autre ascensoriste s'y était déjà essayé... Intéressant d'aller y voir peut-être ?...
https://www.juanasensio.com/archive/2006/12/06/apologia-pro-vita-kurtzii.html
Bàv,

Christiane a dit…

Je suis attentive ay tout ce qui est publiée sur le blog de Juan Asensio. Bien sûr j'ai lu cette analyse.
Vous n'avez pas de nom ?

Christiane a dit…

à tout ce qui est publié

Anonyme a dit…

... on peut donc rajouter pour celkzéceux qui n'ont pas tout lu, ceci, plus récent:
https://www.juanasensio.com/archive/2021/03/21/suttree-de-cormac-mccarthy.html
Bonjour Christiane, je suis janssen jj, mais à quoi bon le préciser ?
Bàv,

Christiane a dit…

Bonjour, JJJ. Donc c'était vous... oui, Juan et ses collègues enrichissent le web d'analyses subtiles que je lis régulièrement.
Pour ce roman, je ne cherche pas une clé. Je crois d'ailleurs qu'il n'y en a pas.
C'est la longue marche d'un homme brisé par la mort de son enfant, à qui on a refusé d'être là le jour de son enterrement.
Un homme qui marche, inlassablement, croisant des êtres blessés, paumés, parfois peu recommandables, dans son errance.
Une force étrange lui vient du regard qu'il pose sur toute chose. Il regarde comme un enfant têtu, s'accrochant à cette terre de misère puis la parcourant en se souvenant.
Je lis.
Je ne suis pas pressée d'atteindre les dernières pages.
Je feuillette une vie.
Je lève parfois les yeux vers cet insondable que certains imaginent là-haut. La terre est lourde, souffre, semble abandonnée.
Aujourd'hui le Maroc dévasté par un terrible séisme. Tant d'êtres humains broyés pendant leur sommeil ou leur soirée. Tant de cris, de peur, de souffrance.
Lisant Cormac McCarthy dans son roman Suttree, je sens qu'il accompagne la souffrance des hommes, surtout des petits, des déclassés, des condamnés, des tristes.
Page 204, on met en terre son fils. Il n'a pas le droit d'être là. Une souffrance terrible le traverse, alors, quand le cimetière se vide, il remplit la tombe de pelletées de terre.
J'aime bien vous lire JJJ, ici et là-bas.
Avec des bondissements de lutin vous êtes un homme triste et attentif. Douceur à vous.

Christiane a dit…

JJJ, j'ajouterais volontiers que la note sur le blog de Juan Assensio est trop importante pour la lire avant d'avoir risqué notre propre lecture du roman Suttree. Il faut que le lecteur soit nu, qu'il se laisse surprendre, malmener, déboussoler par la lecture du roman. Il faut ce courage.
Soleil vert sait donner envie de lire sans en dire trop. Il nous laisse avec une telle envie de découvrir. Il ne se fâche jamais quand on lui dit qu'on déteste le roman qu'il a choisi, il sourit discrètement quand on revient, un peu plus tard, à la richesse du dit roman avec enthousiasme.
J'aime beaucoup avoir pris pied sur ses terres.

Christiane a dit…

Juan Assensio laisse d'ailleurs une 'arge place à Pierre-Yves Petillon qui nous accueille dans le roman Suttree par une préface remarquable.

Anonyme a dit…

et sur l'autre blog, quelqu'un a écrit :
- rose dit: à Christiane Parrat est une femme formidable, je ne cesserai de le dire.
et qqu'un a répondu :
- Jazzi dit: Elle est plus grande absente que présente !
___________
J'ignore si vous avez lu ceci et je crois que vous n'en pensez rien, tout entière prise à vos lectures du moment... Quand même, vous avez laissé une empreinte durable..., et suscité des controverses... sur votre personnalité empathique... Mais les gens préfèrent se bavarder sur des réputations plutôt que sur le ressenti très subjectif de leurs lectures. En quoi vous détonnez, et suscitez quand même le respect d'une minorité, y compris de la part d'espiègles tristes (bien vu pour luij !)

Bien à vous, amicalement, et gardez-vous bien au frais, les volets clos
JJJ (sur le blog de p/° SV)

Christiane a dit…

lJJJ, avez-vous lu "Vendredi ou les limbes du Pacifique" de Michel Tournier. Très ancienne lecture qui me laissa un souvenir impérissable , celle de la souille, un bain de boue tiède, où Robinson passait des heures, oubliant sa condition d'exilé en se laissant aller à la rêverie .
C'est exactement ce que m'offrent les livres dans lesquels je menfouis. Un bonheur et une nostalgie. Ils me coupent du monde et m'y plongent au fil des mots.
Suttree c'est ma souille du jour !

Anonyme a dit…

oui je me souviens fort bien de cette scène qui m'avait fortement impressionné : Vendredi se masturbait dans la boue pour être en phase avec le monde tellurique. Ou était-ce Robinson qui l'imitait ? Je vous comprends bien. JJJ

Christiane a dit…

Ah il se masturbait ? Cela ne ne m'en souviens pas. Un jour me laissant flotter dans la mer, j'ai ressenti ce bonheur.
Suttree rencontre tant de paumés dans ce livre,des jeunes, des vieux.suelke miserey... tout est geley. Ils cherchent des abris de fortune et s'agglutinent les uns aux autres à moitié ivres. Sauf Suttree qui ne boit pas cet alcool de mauvaise qualité. Il est généreux. Cherche at aider, à protéger mais aimé plus que tout se sentir libre. Il part comme on soupire.

Anonyme a dit…

Se salir dans la boue des livres du fumier d'où surgissent les pépites de l'oncle des jumeaux, dans les Météores, pour se purifier des miasmes extérieurs... Vous en souvenez-vous itou , Une autre belle thérapie, oui, qui sait ? Tournier, sur qui on a dit tant de méchancetés après l'avoir adulé... Je ne l'ai pas oublié et ne suis pas du genre à renier mes amours de jeunesse. Bàv, JJJ

Christiane a dit…

Non, celui là je ne l'ai pas lu. J'aimais son imaginaire. Oui, on la traîné dans la boue... sa réécriture du Robinson de Defoe est étonnante. Je crois qu'il ne voulait pas que son personnage retourne vers la civilisation. Je ne me souviens guère de Vendredi, pourtant c'est un personnage important dans le roman. Il faudrait que je le relise...

Christiane a dit…

l'a

Christiane a dit…

...vieux. Quelle misère.. Tout est gelé. Ils...

Christiane a dit…

Il n'est pas nécessaire de rappeler ce passé. Je n'y interviens plus. Seule la littérature m'importe.

Christiane a dit…

Une phrase au fil des pages marque le temps qui passe :
"Cette année-là, il y eut des sauterelles."
Entre temps, Suttree, reveullei en pleine nuit, a fut aider une de ses connaissances à jeter à la rivière le cadavre de son père....
Il est entouré de paumés à qui il offre son aide tout en maugréant car il en a assez de leurs dérapages .

Christiane a dit…

réveillé

Christiane a dit…

a dû aider

Christiane a dit…

Désolée pour les hoquets du smartphone !

Anonyme a dit…

il vaudrait mieux pianoter sur un ordinateur fixe. JJJ

Christiane a dit…

Oui, c'est vrai. Mais le smartphone s'accommode bien du parc ombré et venteux proche. Pendant que l'ordinateur fixe les volets baissés et les fenêtres closes, dépité.

Christiane a dit…

Infini respect pour la cérémonie à la mémoire des victimes de la Shoah qui a lieu en ce moment à la Grande synagogue de la rue de la Victoire .
Lecture bouleversante de témoignages d'enfants juifs qui furent sauvés des nazis et cachés par des particuliers.
Un extrait du Journal dAnne Frank lu avec émotion.

Christiane a dit…

Le contraste est fort avec les romans de Cormac McCarthy où la mémoire est envahie de mort sans espérance où il n'y a pas d'avenir tant le mal et la désespérance s'abattent sur les hommes.
J'écoutais les chants à la synagogue. Cette confiance en Dieu malgré la Shoah est bouleversante.
Dans les deux cas, des hommes ensemble, même fragiles, mêmes persécutés, même en pleine misère sont plus forts que le mal et le néant.

Christiane a dit…

Page 375.
Oh, le bonheur ! Il part vers les montagnes. Il passe la nuit sur une corniche au-dessus de la rivière. Un léger vent souffle. Il est ému par le profond silence. Imagine une fille à la chevelure de sable au fond de la rivière, contemplant le ventre des truites...
Puis il quitte les routes... croise une vipère endormie.
Un répit pour le lecteur, loin des vapeurs d'alcool et de la crasse, loin du sang et de la mort tant mêlées aux vivants.
Halte vivifiante que l'on sait éphémère.

Christiane a dit…

Alors là, je n'ai rien compris de sa virée . Suttree est devenu complètement dingo. Avec des visions et tout et tout. Il a débarqué dans un village où on l'a pris pour ce qu'il paraissait être : un fou. On l'a viré sans délicatesse.
S'est retrouvé dans un car en direction de son point de départ : Knoxville.
Des copains l'ont soigné, lavé , rhabillé, nourri.
Mais comme lui n'a rien compris de ce qui lui est arrivé. Nous sommes à égalité !!!

Christiane a dit…

Pourquoi s'en faire ? Sa vie continue ..
Page 405, déjà. Plus que 200 pages...
"Au printemps de sa troisième année sur la rivière, il y eut de fortes pluies. Il pleut toute la fin mars et au début d'avril et il n'avait tendu qu'une seule ligne dans la rivière en crue qu'il avait suivie chaque jour avec une froide répugnance tandis que la pluie tombait sur lui fine et grise pendant des miles. Il faisait froid et humide dans la cabane et il entretenait un feu dans le petit poêle tout au long des mornes après-midi et s'asseyait à la table près de la fenêtre, la lampe allumée, à contempler la rivière ".
Qu'il est triste cet homme....

Christiane a dit…

Le lecteur est comme un hamster en cage tournant dans sa roue, s'habituant à sa condition de prisonnier...

Claudio Bahia a dit…

Bonjour SV,
je lis avec captivation (?) votre texte sur ce roman de Cormac McCarthy, que je n'ai pas lu; de C. McCarthy je n'ai lu que "La Route".
Pour une raison que je ne peut exprimer, votre texte me fait penser à une chanson typiquement américaine, la ballade de Joe Hill (pour la version chantée, préférer Joan Baez, soit en studio, soit en "live" à Woodstock, mais aussi celle de Paul Robeson)."...from San Diego to Maine..." ce n'est pas la road 66, mais un peu la même diagonale...
Comme le dit Christiane, vous savez succiter (?) l'intérêt pour les livres que vous présentez; malheureusement je n'ai pas accès à des librairies et bibliothèques françaises, et je ne lit presque que des livres d'"études", sur des sujets divers.

Christiane a dit…

Ce roman est tellement lourd à porter que je fais des haltes là où la nature m'allège.
Page 464
"Nuits chaudes, lourdes des orages de l'été. Éclairs de chaleur ténus au loin et ciel de minuit fendu et réparé. Suttree déménagea sur le banc de gravier près de la rivière et y étendit sa couverture sous le léger lavis d'étoiles et resta allongé nu le dos pesant contre la terre qui tournait. La rivière gazouillait et clapotait à côté de lui (...) et il entrait nu dans les eaux à la fraîcheur de velours et plongeait comme une loutre et ressortait en soufflant (...) et par ces nuits- là il voyait les étoiles fuirent à la dérive en mitraille brûlante qui venait mourir à la face du firmament. L'énormité de l'univers le remplissait d'un étrange et tendre désespoir.."

Soleil vert a dit…

Merci Claudio Bahia !
Des nouvelles de Maxime Vachier-Lagrave qui vient de remporter un tournoi (en rapide),le Tata Steel India

https://www.europe-echecs.com/art/tata-steel-india-2023-9094.html