Alice
Albinia - Les Empires de l’Indus - Actes Sud
« Au
cours de son histoire, l'Indus aura porté plus de noms que ses habitants
n'auront supporté de dictateurs. Dans le Sind, on l'appelle
"Purali", Capricieux, qualificatif approprié pour ce fleuve qui erre
librement à travers le pays, créant et détruisant les villes. Les Sindhis
l'appellent aussi "Samundar", Océan, nom qui évoque la place qu'il
occupe au sein de leur environnement et de leur civilisation. Pour les
Pachtounes de la frontière avec l'Afghanistan, l'Indus est simultanément
"Nilab", Eau Bleue, "Sher Darya", le Fleuve Lion, et
"Abbasin", Père des Rivières. Sur son cours supérieur, ces noms sont
repris par des peuples parlant d’autres langues et pratiquant d'autres
religions. Au Baltistan, longtemps appelé "Gemtsuh", le Grand Flot,
ou Tsuh-Fo, la Rivière Mâle, on le connaît maintenant - comme au Tibet et au
Ladakh - sous le nom de "Senge Tsampo", le Fleuve Lion »
Parfois,
au moment d’évoquer un livre, un doute saisit le lecteur. J’ai hésité avant de
parler de l’œuvre d’Alicia Albinia. En cause la complexité, l’ampleur du sujet,
un reportage sur une circumnavigation autour d’un sous-continent doublé d’une
réflexion historique et politique sur une région dont les pays, Inde, Pakistan,
Afghanistan et même Tibet alimentent un des chaudrons les plus explosifs de la
planète. Là encore, comme pour Shangaï, je me suis senti lié par le souvenir
d’un voyage et d’un guide plongé dans un ouvrage sur les civilisations de la
vallée de l’Indus.
L’Indus !
L’écrivain anglais Ian McDonald a publié en 2004 un livre intitulé Le
Fleuve des Dieux dépeignant une Inde futuriste. Le Dieu c’était évidemment
le Gange. Comment qualifier alors l’Indus, mère de civilisations et de religions,
de la cité de Mohenjo-daro qui dit-on fournissait les pharaons et
Babylone en coton, qui donna son nom à la patrie de Gandhi et vit Alexandre le
Grand mettre fin à l’Anabase, après une ultime victoire contre les troupes de
Puru, près des eaux d’un de ses sous-affluents dans l’actuel Penjab pakistanais ?
Alicia
Albinia journaliste britannique diplômée de littérature anglaise, rend compte
ici d’un périple effectué sur les traces du fleuve mythique depuis son
embouchure non loin de Karachi jusqu’ à ses sources au Tibet. Ironie de
l’Histoire, en raison de la partition de 1947, son cours contourne le pays-mère
et traverse essentiellement le Pakistan, le Cachemire, le Ladakh et le territoire du Dalaï-Lama annexé par la Chine. La remontée de l’Indus s’accompagne astucieusement d’une entreprise
mémorielle. Au reportage sur Karachi succèdent un rappel de la conquête du Sind
par les troupes anglaises puis du Penjab par Alexandre et ainsi de suite
jusqu’aux traces néolithiques relevées dans le Nord Est de la vallée de
l’Indus. La géographie rejoint l’Histoire.
Toute entière
à sa quête documentaire Alicia Albinia sillonne le Pakistan, s’aventure à la frontière
afghane. On ne sait s’il faut saluer son courage ou sa faculté d’intégration
qui la pousse à partager temporairement la vie des habitants de ces contrées.
Par son action elle rappelle qu’avant d’être un territoire militarisé barricadé
de convictions et de fois antagonistes, la vallée du grand fleuve fut et
reste un lieu d’interconnexion. En témoigne l’anecdote d’une femme de
batelier Mohana au Pakistan, qui pour obtenir la bénédiction de l’Indus, y
plonge le Coran. Etrange fusion des croyances !
Ces
terres d’obédience musulmane qui ceinturent l’Inde furent terres d’immigration
et de syncrétisme. La partie méridionale du Sind abrite des Sheedis,
descendants d’esclaves africains. Elle laisse le souvenir de Bilal qualifié de
premier fruit d’Ethiopie par le Prophète. Le Penjab connut par le passé des
dominations diverses. Les massacres interreligieux consécutifs à la Partition
n’oblitèrent pas les propos de Guru Nanak fondateur du sikhisme qui se refusait
à opposer indouisme et islam. Cet état a bâti sa prospérité économique sur l’irrigation. Rançon du progrès et des barrages, trois des cinq rivières constitutives de son nom sont en voie d’assèchement.
Comme d’autres fleuves, et c’est la conclusion de l’ouvrage, l’existence de l’Indus
est menacée par les pratiques humaines ;
« Je suis triste pour le fleuve ; pour ce fleuve sauvage
et magnifique moderne, historique et préhistorique ; pour ce fleuve qui a coulé
pendant des millions d'années avant que les hommes n'y prêtent attention ; pour
ce fleuve qui, depuis que cette terre a surgi la nourrit.
La plupart des récits de création s'ouvrent sur l'eau. Ceux que
racontent les Dardes du Ladakh, les Kalash du Chitral ou les Aryens du Rig-Veda
attribuent tous la naissance du monde à l'émanation de la terre à partir de l'élément
liquide. Dans le Coran il est écrit :
Que l’homme considère donc ce avec quoi il a été créé
Il a été créé d'une goutte d'eau répandue
Pour
combien de temps encore les eaux se répandront-elles ? Le fleuve
glisse entre nos doigts, condamné par les barrages. L’athavavela le qualifie de
saraansh, qui coule à jamais. Un jour, lorsqu’il ne restera plus que des lits
asséchés et de la poussière, on entendra des lamentations amères en guise de
chants. Elles raconteront comment par la folie des hommes, l'Indus qui,
il fut un temps ; « entourant le paradis », engendrait civilisations
et espèces, langues et religions fut irrémédiablement gaspillé »
Livre
passionnant alliant les vertus du reportage à l’érudition et dument annoté, Les
Empires de l’Indus aurait gagné encore davantage en se dotant d’un
glossaire.
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