dimanche 7 juillet 2019

Les Empires de l’Indus


Alice Albinia - Les Empires de l’Indus - Actes Sud







« Au cours de son histoire, l'Indus aura porté plus de noms que ses habitants n'auront sup­porté de dictateurs. Dans le Sind, on l'appelle "Purali", Capricieux, qua­lificatif approprié pour ce fleuve qui erre librement à travers le pays, créant et détruisant les villes. Les Sindhis l'appellent aussi "Samundar", Océan, nom qui évoque la place qu'il occupe au sein de leur environnement et de leur civilisation. Pour les Pachtounes de la frontière avec l'Afghanis­tan, l'Indus est simultanément "Nilab", Eau Bleue, "Sher Darya", le Fleuve Lion, et "Abbasin", Père des Rivières. Sur son cours supérieur, ces noms sont repris par des peuples parlant d’autres langues et pratiquant d'autres religions. Au Baltistan, longtemps appelé "Gemtsuh", le Grand Flot, ou Tsuh-Fo, la Rivière Mâle, on le connaît maintenant - comme au Tibet et au Ladakh - sous le nom de "Senge Tsampo", le Fleuve Lion »



Parfois, au moment d’évoquer un livre, un doute saisit le lecteur. J’ai hésité avant de parler de l’œuvre d’Alicia Albinia. En cause la complexité, l’ampleur du sujet, un reportage sur une circumnavigation autour d’un sous-continent doublé d’une réflexion historique et politique sur une région dont les pays, Inde, Pakistan, Afghanistan et même Tibet alimentent un des chaudrons les plus explosifs de la planète. Là encore, comme pour Shangaï, je me suis senti lié par le souvenir d’un voyage et d’un guide plongé dans un ouvrage sur les civilisations de la vallée de l’Indus.


L’Indus ! L’écrivain anglais Ian McDonald a publié en 2004 un livre intitulé Le Fleuve des Dieux dépeignant une Inde futuriste. Le Dieu c’était évidemment le Gange. Comment qualifier alors l’Indus, mère de civilisations et de religions, de la cité de Mohenjo-daro qui dit-on fournissait les pharaons et Babylone en coton, qui donna son nom à la patrie de Gandhi et vit Alexandre le Grand mettre fin à l’Anabase, après une ultime victoire contre les troupes de Puru, près des eaux d’un de ses sous-affluents dans l’actuel Penjab pakistanais ?


Alicia Albinia journaliste britannique diplômée de littérature anglaise, rend compte ici d’un périple effectué sur les traces du fleuve mythique depuis son embouchure non loin de Karachi jusqu’ à ses sources au Tibet. Ironie de l’Histoire, en raison de la partition de 1947, son cours contourne le pays-mère et traverse essentiellement le Pakistan, le Cachemire, le Ladakh et le territoire du Dalaï-Lama annexé par la Chine. La remontée de l’Indus s’accompagne astucieusement d’une entreprise mémorielle. Au reportage sur Karachi succèdent un rappel de la conquête du Sind par les troupes anglaises puis du Penjab par Alexandre et ainsi de suite jusqu’aux traces néolithiques relevées dans le Nord Est de la vallée de l’Indus. La géographie rejoint l’Histoire.


Toute entière à sa quête documentaire Alicia Albinia sillonne le Pakistan, s’aventure à la frontière afghane. On ne sait s’il faut saluer son courage ou sa faculté d’intégration qui la pousse à partager temporairement la vie des habitants de ces contrées. Par son action elle rappelle qu’avant d’être un territoire militarisé barricadé de convictions et de fois antagonistes, la vallée du grand fleuve fut et reste un lieu d’interconnexion. En témoigne l’anecdote d’une femme de batelier Mohana au Pakistan, qui pour obtenir la bénédiction de l’Indus, y plonge le Coran. Etrange fusion des croyances !


Ces terres d’obédience musulmane qui ceinturent l’Inde furent terres d’immigration et de syncrétisme. La partie méridionale du Sind abrite des Sheedis, descendants d’esclaves africains. Elle laisse le souvenir de Bilal qualifié de premier fruit d’Ethiopie par le Prophète. Le Penjab connut par le passé des dominations diverses. Les massacres interreligieux consécutifs à la Partition n’oblitèrent pas les propos de Guru Nanak fondateur du sikhisme qui se refusait à opposer indouisme et islam. Cet état a bâti sa prospérité économique sur l’irrigation. Rançon du progrès et des barrages, trois des cinq rivières constitutives de son nom sont en voie d’assèchement. Comme d’autres fleuves, et c’est la conclusion de l’ouvrage, l’existence de l’Indus est menacée par les pratiques humaines ;


« Je suis triste pour le fleuve ; pour ce fleuve sauvage et magnifique moderne, historique et préhistorique ; pour ce fleuve qui a coulé pendant des millions d'années avant que les hommes n'y prêtent attention ; pour ce fleuve qui, depuis que cette terre a surgi la nourrit.
La plupart des récits de création s'ouvrent sur l'eau. Ceux que racontent les Dardes du Ladakh, les Kalash du Chitral ou les Aryens du Rig-Veda attribuent tous la naissance du monde à l'émanation de la terre à partir de l'élément liquide. Dans le Coran il est écrit :


Que l’homme considère donc ce avec quoi il a été créé

Il a été créé d'une goutte d'eau répandue


Pour combien de temps encore les eaux se répandront-elles ? Le fleuve glisse entre nos doigts, condamné par les barrages. L’athavavela le qualifie de saraansh, qui coule à jamais. Un jour, lorsqu’il ne restera plus que des lits asséchés et de la poussière, on entendra des lamentations amères en guise de chants. Elles raconteront comment par la folie des hommes, l'Indus qui, il fut un temps ; « entourant le paradis », engendrait civilisations et espèces, langues et religions fut irrémédiablement gaspillé »



Livre passionnant alliant les vertus du reportage à l’érudition et dument annoté, Les Empires de l’Indus aurait gagné encore davantage en se dotant d’un glossaire.

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