Robert
Sheckley - Le Temps des Retrouvailles
- Argyll
Nouvelliste, romancier, pilier de la revue Galaxy, Robert
Sheckley laisse une trace indélébile dans l’histoire de la science-fiction. Ses
écrits s’inscrivent dans une tradition satirique à la Swift. On l’associe
parfois à Fredric Brown, mais je le verrais plus proche d’un Kurt Vonnegut dont
il se garde cependant de la noirceur. Sans illusion sur la nature humaine, il
en dénonce la violence et l’absurdité, dans une posture de distanciation
ironique et humoristique. Ses études universitaires en psychologie et son vécu
de la guerre de Corée y sont sans doute pour quelque chose. Malheureusement les compatriotes de Saltykov-Chtchedrine, de Gogol, d’Alfred Jarry semblent
davantage avoir apprécié ses œuvres que les natifs de son sol natal. Mais comme
il le disait, « J’essaye de ne pas trop prendre les choses au sérieux ».
Les compilations de ses textes courts ne manquent pas. Les éditions Argyll en offrent une dans une traduction révisée. L’un d’entre eux est devenu immortel : « Le prix du danger » paru en 1958. Sheckley, peut-être inspiré par « The Most Dangerous Game » de Richard Connell, inventait la téléréalité et poussait aussitôt le concept dans ses derniers retranchements en décrivant une chasse à l’homme télévisée en direct. « La septième victime » reprend le thème du meurtre ritualisé. La paix du monde futur a un prix : l’assassinat individuel légalisé, qui octroie prestige à celui dont le compteur atteint les dix victimes. Cette fiction introduit dans son dénouement un thème qui sera généralisé dans les récits d’explorations de civilisations étranges et de fausses utopies, le malentendu.
Ce leitmotiv formulé par Xavier Mauméjean charpente
plusieurs récits, « Une race de guerriers », « N’y
touchez pas », « Un billet pour Tranaï », « Tels
que nous sommes », « La Suprême
récompense », et ce bijou, « Permis de maraude ».
Dans le premier, des astronautes tentent de récupérer du carburant pour leur
fusée. Or celui-ci est stocké dans un autel sacré. Les autochtones manifestent
leur opposition de façon agressive. Mais contre qui ? Le capitaine Barnett
à la recherche d’uranium enrichi atterrit sur une planète inoccupée à
l’exception d’un vaisseau inconnu. Le contrebandier et ses hommes tentent de
tuer son occupant et de s’emparer de sa fusée. C’est paradoxalement l’étrangeté
de Kalen et son ingéniosité dénuée de toute rage soldatesque qui vont lui
sauver la mise. Dans « N’y touchez pas » (comme dans « Une
race de guerriers ») Sheckley prend ainsi plaisir à retourner
l’agressivité contre les agresseurs. « Un billet pour Tranaï »
illustre le thème des fausses utopies. Emoustillé par le récit d’un vieil
aventurier, Goodman, un misfit à la P.K. Dick, part au bout de la Galaxie, en
dehors des voies commerciales rejoindre Tranaï, la planète libre sans crime,
sans Pouvoir, sans contrainte …. Sauf que … « Tels que nous sommes » :
malgré tous leurs efforts diplomatiques et une longue formation, un groupe
d’émissaires part à la rencontre d’une civilisation extraterrestre à la façon
d’un chien dans un jeu de quilles. Faut-il désespérer de l’espèce humain ?
Pas tout à fait répond l’écrivain. Hadwell, écrivain renommé découvre le monde
magnifique d’Igathi. Il se met en tête d’améliorer le sort de ses habitants et
réussit tant et si bien que ses habitants décident de lui offrir « La
Suprême Récompense ». Mais en quoi consiste-t-elle ? Enfin, dans « Permis
de maraude » une colonie humaine, oubliée et heureuse - la voilà notre
utopie enfin réalisée ! - apprend avec inquiétude l’arrivée d’un
représentant du Pouvoir Central. En effet le crime, le vol et la police, signes
distinctifs de l’espèce humaine n’existent pas en ce lieu pacifique. Craignant
des représailles, le Maire local essaye de transformer ses paisibles
concitoyens en canailles. Un texte formidable.
Dans un autre registre, « Les Morts de Ben Baxter »
raconte les efforts désespérés d’une « Patrouille du Temps » pour
remédier à une catastrophe écologique. Le pivot de l’affaire est un certain
Baxter dont il faut s’assurer du succès de son entreprise de reboisement du
Parc de Yellowstone. Trois patrouilleurs remontent chacun une ligne spécifique
temporelle en usant de subterfuges différents : force, séduction, raison …
« La Mission du Quedak » évoque l’affrontement de l’espèce
humaine contre un alien dernier représentant d’une conscience collective. Cette
thématique classique trouve ici une illustration parfaitement
conçue. Ailleurs comme dans « Les spécialisés » et « Le
Temps des retrouvailles » l’écrivain reprend l’idée de la Gestalt
chère aux Plus qu’humains de Théodore Sturgeon. Le premier met en scène
un vaisseau spatial dont chaque organe spécialisé conscient (La Voix, Les
Parois, L’œil, La Machine …) participe d’un être collectif. Seulement voilà, le
vaisseau pour accélérer a besoin d’un Pousseur. Un humain a bien été repéré
mais le convaincre de participer à une action collective est une autre paire de
manche. Une fable à peine déguisée. A l’inverse « Le Temps des
retrouvailles » fonctionne comme une « anti-gestalt ». L’Humanité
peine à conquérir les planètes du système solaire ; une forte mortalité
décime les astronautes, les androïdes sont inopérants. C’est alors qu’un
scientifique à l’idée d’implanter dans ces machines un esprit humain dissocié.
Une personnalité réduite à ses instincts les plus agressifs aura plus de chance
de survivre à un environnement hostile. Les volontaires partent avec un
projecteur qui leur permettra, une fois la mission réalisée, de récupérer leur
complète intégrité mentale. Encore faut-il que les autres consciences fractionnées soient
d’accord … P.K. Dick n’aurait pas reniée cette impressionnante fiction. C’est
enfin la folie qui s’empare d’Anders dans « Tu brûles », menacé
d’être dépossédé de sa conscience par un ennemi invisible.
Tout en progressant dans la lecture de ce grand recueil, on
en vient à considérer avec de plus en plus d’attention la remarque de
Christopher Priest sur la subtilité des textes de Robert Sheckley. La majorité
des pitch reprend les trames narratives éculées des années 50 de la découverte
d’une planète et de ce qui s’ensuit. Mais le regard de l’auteur, subtilement
biaisé, éclaire l’ensemble d’une lumière nouvelle. S’il fallait opérer une sélection
au sein de ces treize fictions, je retiendrais « Le prix du danger »,
« La septième victime », « Permis de maraude »,
« Le Temps des retrouvailles » et peut-être « Tels que
nous sommes » car chez cet auteur l’inventaire des travers humains n’exclut
pas une forme d’espoir. Un de ses prédécesseurs, Nicolas Gogol, écrivain russe
qui n’a pas eu le bonheur de fréquenter Staline et Poutine écrivait : « Les
gens se trompent en pensant que le cerveau humain est situé dans la tête :
rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Il est porté par le vent venu
de la mer Caspienne. »
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