jeudi 17 mars 2022

Le Temps des Retrouvailles

 

Robert Sheckley - Le Temps des Retrouvailles - Argyll

 

 

 

Nouvelliste, romancier, pilier de la revue Galaxy, Robert Sheckley laisse une trace indélébile dans l’histoire de la science-fiction. Ses écrits s’inscrivent dans une tradition satirique à la Swift. On l’associe parfois à Fredric Brown, mais je le verrais plus proche d’un Kurt Vonnegut dont il se garde cependant de la noirceur. Sans illusion sur la nature humaine, il en dénonce la violence et l’absurdité, dans une posture de distanciation ironique et humoristique. Ses études universitaires en psychologie et son vécu de la guerre de Corée y sont sans doute pour quelque chose. Malheureusement les compatriotes de Saltykov-Chtchedrine, de Gogol, d’Alfred Jarry semblent davantage avoir apprécié ses œuvres que les natifs de son sol natal. Mais comme il le disait, « J’essaye de ne pas trop prendre les choses au sérieux ».

 

Les compilations de ses textes courts ne manquent pas. Les éditions Argyll en offrent une dans une traduction révisée. L’un d’entre eux est devenu immortel : « Le prix du danger » paru en 1958. Sheckley, peut-être inspiré par « The Most Dangerous Game » de  Richard Connell, inventait la téléréalité et poussait aussitôt le concept dans ses derniers retranchements en décrivant une chasse à l’homme télévisée en direct. « La septième victime » reprend le thème du meurtre ritualisé. La paix du monde futur a un prix : l’assassinat individuel légalisé, qui octroie prestige à celui dont le compteur atteint les dix victimes. Cette fiction introduit dans son dénouement un thème qui sera généralisé dans les récits d’explorations de civilisations étranges et de fausses utopies, le malentendu.

 

Ce leitmotiv formulé par Xavier Mauméjean charpente plusieurs récits, « Une race de guerriers », « N’y touchez pas », « Un billet pour Tranaï », « Tels que nous sommes », « La Suprême récompense », et ce bijou, « Permis de maraude ». Dans le premier, des astronautes tentent de récupérer du carburant pour leur fusée. Or celui-ci est stocké dans un autel sacré. Les autochtones manifestent leur opposition de façon agressive. Mais contre qui ? Le capitaine Barnett à la recherche d’uranium enrichi atterrit sur une planète inoccupée à l’exception d’un vaisseau inconnu. Le contrebandier et ses hommes tentent de tuer son occupant et de s’emparer de sa fusée. C’est paradoxalement l’étrangeté de Kalen et son ingéniosité dénuée de toute rage soldatesque qui vont lui sauver la mise. Dans « N’y touchez pas » (comme dans « Une race de guerriers ») Sheckley prend ainsi plaisir à retourner l’agressivité contre les agresseurs. « Un billet pour Tranaï » illustre le thème des fausses utopies. Emoustillé par le récit d’un vieil aventurier, Goodman, un misfit à la P.K. Dick, part au bout de la Galaxie, en dehors des voies commerciales rejoindre Tranaï, la planète libre sans crime, sans Pouvoir, sans contrainte …. Sauf que …  « Tels que nous sommes » : malgré tous leurs efforts diplomatiques et une longue formation, un groupe d’émissaires part à la rencontre d’une civilisation extraterrestre à la façon d’un chien dans un jeu de quilles. Faut-il désespérer de l’espèce humain ? Pas tout à fait répond l’écrivain. Hadwell, écrivain renommé découvre le monde magnifique d’Igathi. Il se met en tête d’améliorer le sort de ses habitants et réussit tant et si bien que ses habitants décident de lui offrir « La Suprême Récompense ». Mais en quoi consiste-t-elle ? Enfin, dans « Permis de maraude » une colonie humaine, oubliée et heureuse - la voilà notre utopie enfin réalisée ! - apprend avec inquiétude l’arrivée d’un représentant du Pouvoir Central. En effet le crime, le vol et la police, signes distinctifs de l’espèce humaine n’existent pas en ce lieu pacifique. Craignant des représailles, le Maire local essaye de transformer ses paisibles concitoyens en canailles. Un texte formidable.

  

Dans un autre registre, « Les Morts de Ben Baxter » raconte les efforts désespérés d’une « Patrouille du Temps » pour remédier à une catastrophe écologique. Le pivot de l’affaire est un certain Baxter dont il faut s’assurer du succès de son entreprise de reboisement du Parc de Yellowstone. Trois patrouilleurs remontent chacun une ligne spécifique temporelle en usant de subterfuges différents : force, séduction, raison … « La Mission du Quedak » évoque l’affrontement de l’espèce humaine contre un alien dernier représentant d’une conscience collective. Cette thématique classique trouve ici une illustration parfaitement conçue. Ailleurs comme dans « Les spécialisés » et « Le Temps des retrouvailles » l’écrivain reprend l’idée de la Gestalt chère aux Plus qu’humains de Théodore Sturgeon. Le premier met en scène un vaisseau spatial dont chaque organe spécialisé conscient (La Voix, Les Parois, L’œil, La Machine …) participe d’un être collectif. Seulement voilà, le vaisseau pour accélérer a besoin d’un Pousseur. Un humain a bien été repéré mais le convaincre de participer à une action collective est une autre paire de manche. Une fable à peine déguisée. A l’inverse « Le Temps des retrouvailles » fonctionne comme une « anti-gestalt ». L’Humanité peine à conquérir les planètes du système solaire ; une forte mortalité décime les astronautes, les androïdes sont inopérants. C’est alors qu’un scientifique à l’idée d’implanter dans ces machines un esprit humain dissocié. Une personnalité réduite à ses instincts les plus agressifs aura plus de chance de survivre à un environnement hostile. Les volontaires partent avec un projecteur qui leur permettra, une fois la mission réalisée, de récupérer leur complète intégrité mentale. Encore faut-il que les autres consciences fractionnées soient d’accord … P.K. Dick n’aurait pas reniée cette impressionnante fiction. C’est enfin la folie qui s’empare d’Anders dans « Tu brûles », menacé d’être dépossédé de sa conscience par un ennemi invisible.

  

Tout en progressant dans la lecture de ce grand recueil, on en vient à considérer avec de plus en plus d’attention la remarque de Christopher Priest sur la subtilité des textes de Robert Sheckley. La majorité des pitch reprend les trames narratives éculées des années 50 de la découverte d’une planète et de ce qui s’ensuit. Mais le regard de l’auteur, subtilement biaisé, éclaire l’ensemble d’une lumière nouvelle. S’il fallait opérer une sélection au sein de ces treize fictions, je retiendrais « Le prix du danger », « La septième victime », « Permis de maraude », « Le Temps des retrouvailles » et peut-être « Tels que nous sommes » car chez cet auteur l’inventaire des travers humains n’exclut pas une forme d’espoir. Un de ses prédécesseurs, Nicolas Gogol, écrivain russe qui n’a pas eu le bonheur de fréquenter Staline et Poutine écrivait : « Les gens se trompent en pensant que le cerveau humain est situé dans la tête : rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Il est porté par le vent venu de la mer Caspienne. »


Aucun commentaire: