Laurent Mantese - La Sonde et
la Taille - Albin Michel Imaginaire
Le légendaire Conan a vieilli, beaucoup vieilli. L’octogénaire
roi des Sept Nations de l’Hyperborée, repu de batailles dont les épisodes
sanglants hantent ses rêves, régente désormais son Royaume depuis la citadelle
de Kaldré devenue le siège d’une énorme administration. Depuis trop longtemps
peut-être. Tout semble échapper à sa vigilance et à celle de ses conseillers. Son
corps aussi le trahit ; les années ont bien entamé la vigueur du colosse
et une néphrite enflamme son bas-ventre. Alors que ses vassaux présentent leurs
doléances lors de la Septaine, une congrégation religieuse vitupère contre le
monarque et prophétise des Temps de désordre et de renouveau. Pire, dans la
foulée de l’opération chirurgicale décidée et exécutée par ses médecins, des
troupes insurrectionnelles débarquent dans son fief.
Surgi du diable Vauvert, ou presque - nonobstant plusieurs
recueils de nouvelles fantastiques dont un alléchant hommage à Jean Ray -
Laurent Mantese entre d’emblée dans la cour des Jaworsky, Niogret et autres
Ferric avec un ouvrage de dark fantasy tout simplement incroyable. Un tour
d’horizon éclair dévoile un personnage hors norme, Conan vieux, un pitch assez
simple, la traque d’un roi fugitif, le tout porté par une écriture paroxystique
attelée à la description d’un univers organique infiniment cruel. Le premier
chapitre happe le lecteur avec un récit
horrifique. Ce registre fantastique qui ressurgit à la fin du roman n’éclipse
pas la tonalité fantasy de l’ensemble. La remarque judicieuse du xeelee Weirdaholic
sur quelque parentèle avec Gargantua, pourrait laisser entrevoir la
naissance d’une école française de l’imaginaire dont les pères fondateurs
auraient pour nom Rabelais et quelques Parnassiens: Leconte de l’Isle n’aurait
pas renié les sonnets disséminés ici et là par Laurent Mantese. On ne saurait nier
non plus l’influence anglo-saxonne, en particulier arthurienne voire tolkienne
dans la thématique du déclin de la nature et des êtres consécutif à celle du
roi, considéré non plus comme un pacificateur mais l’Ordonnanceur de toutes
choses :
« La vie immémoriale, la vie sans long questionnement ni palabre inutile, la vie que des milliers de générations avaient vécue sans colère et sans peine parce qu'il n'y en avait pas d'autres et que cela était très bien ainsi, la vie d'avant la mort, la vie des semailles et des courtils où l'on retournait la terre à la bêche et qu'on engraissait joyeusement avec toutes sortes de déchets, la vie du miel à la couleur ambrée qu'on ne puisait qu'à moitié dans les maisons des mouchettes pour leur permettre de passer l'hiver, la vie des champignons levés sous les fougères et des fruits sauvages cueillis dans la forêt, la vie foisonnante et criarde des basses-cours et des mies à qui l'on donnait des prénoms, la vie des épis de blé vigoureusement fauchés à la faucille par les hommes et liés en bottes par les femmes, la vie des chaumes enflammés sous le soleil de midi et qui finissaient de brûler sous le grand ciel infini constellé d'étoiles blanches, la vie des moissons ruisselant en poussière d'or sous le piétinement des mulets et les volées du fléau, cette vie-là n'était plus. Nul ne curait plus les fossés à la houe ; nul ne tondait plus les moutons qui se perdaient affolés, à la merci du loup, dans les collines ensauvagées ; nul ne tirait plus le lait des vaches, qui beuglaient sans fin dans les champs, les mamelles pleines à crever, ou qu'on voyait agoniser longtemps dans les étables, le cou pris dans les licols noués à la chaîne des murs, leur mufle désespérément tendu vers l'entrée de l'étable où le paysan ne reparaissait plus ; nul ne pressait plus le raisin dans les cuves et nul ne cueillait plus les glands aux branches alourdies des vieux chênes.
Et ainsi par cette lente désagrégation et par ce lent
pourrissement de toute vie sociale, la maledisance et la haine des autres, la
crainte du futur et l'incessante angoisse de chaque jour avaient
fait remonter des catacombes et des grottes puantes où on les avait chassés, du
temps de l’opulence, les diseurs de destin et les grippeminauds, les rebouteux
guérisseurs de la peste et les ensorceleurs, les mages rapineurs et les
prophètes lycanthropes, on les voyait revenir au grand jour et s'enhardir sur
les routes, en jetant dans les airs des poignées de charmognes et de sortilèges
qu'ils crachaient hors de leur bouche baveuse avec des hurlement de possédés,
des imprécations formidables et des injures pour le ciel et pour la terre, pour
les dieux et les démons, et on les écoutait gravement et on ne leur faisait
point offense, on leur donnait même quand ils frappaient aux portes le peu
qu'il restait, une croûte de pain, un coin de paille et un cruchon de vin, pour
ne point attirer sur soi le guignon, et l'on racontait que ces
nuiteux infâmes se réunissaient les jours de lune rousse au sommet des
collines, dans les profonds des forêts et des bois, dans les marais fétides aux
joncs camoufleurs de cadavres, […] » Dans cette veine inspiratrice, l’apparition
finale des nornes peut évoquer celle des sorcières au début de Macbeth.
Il y a dans La Sonde et la Taille des moments d’introspection
magnifiques succédant à des scènes de massacre ou de torture (âmes sensibles
s’abstenir), procédé de monologues intérieurs
connu depuis Joyce. Au sein de cette désespérance surgit la figure de Colin,
enfant handicapé que le monarque avait recueilli jadis, seul survivant d’un massacre
de village de pêcheurs. Colin n’est pas l’idiot narrateur de Shakespeare ni le Benjy
Compson de Faulkner, mais le protégé et le protecteur de Conan contre la
déraison, le bruit et la fureur, son fils déclaré et aimé. Mantese croque avec
délices les fieffés coquins qui traquent le duo avec un souci de détail qui
confine au bestiaire.
Evoquant la qualité du style de l’écrivain, l’éditeur a cité
dans la quatrième de couverture Méridien de sang de Cormac McCarthy. On pourra s' assurer de l'analogie en comparant « l’attaque des
Comanches - extrait 3 », avec la
prose de Laurent Mantese :
« Par l'escalier, au même instant, arriva en gueulant une horde de guerriers vêtus de hardes et de harnois incroyablement dépareillés, glanés sur les champs de massacre les plus lointains et les plus extravagants, et Cassius les vit couler vers lui tel un torrent boueux et malodorant en poussant des cris de joie et des injures triomphales, et la stupéfaction de leur venue lui fut si grande qu'il ne put que les contempler bouche ouverte, pâle comme un mort, les regardant de ses, yeux exorbités l'encercler et le bousculer en ricanant.
Ces mercenaires portaient tous, sous leurs vestes de
peaux, des chemises à longues et larges manches, des chitons de laine
grossièrement filée, des tuniques diverses, bigarrées, déchiquetées et
balafrées de mille coupures ou accrocs, tenus aux hanches par des cordelettes
ou des bandeaux de toile cousus hâtivement, Certains, sous ces entassements
absurdes d'habits dépareillés, symboles de la barbarie des routes, de la fureur
des pillages et de la monstruosité des tortures et des viols, exhibaient,
malgré le froid, leurs poitrines velues, lardées de coups de lame ou de
poignard qu'ils arboraient sans fierté excessive, habitués à ne faire naître
partout où ils passaient qu'une désolation funeste, une implacable horreur sur
les visages pétrifiés de leurs ennemis.
Et toute cette légion de pendards cruels vomie des
enfers, aux yeux fous de ceux qui sont passés sans espoir de retour de l'autre
côté de la commune humanité, aux oreilles cachées par de longs cheveux
hérissés, aux barbes hideuses et négligées, aux visages brutaux et hilares
d'égorgeurs et de coupeurs de tripes, puait la fosse d'aisances et le trou à
fumier, les ragoûts hâtivement mangés au coin des feux de camp, les carcasses
rongées abandonnées aux vers et aux mouches, les haleines empuanties par la gâterie
fétide des dents jamais lavées, les vêtements portés sans soin depuis de très
longs mois, depuis les après-midi brûlants d'août jusqu'aux nuits glacées de
décembre, la crasse ordurière et les pelures innommables des entrecuisses et du
cul grattées et caressées du bout des doigts et ramenées à l'air libre - qu'on
essuie à ses chausses en les tachant de marbrures noirâtres -, l'acre et tenace
relent du sang qui les enveloppait comme un voile de fumée, la cendre des
ossements dégorgés par milliers des bûchers nocturnes dressés par leurs mains
d'assassins sur les collines - et tout cela faisait se lever, dans les
piétinements des montures qu'ils traînaient derrière eux, les raclements de
gorge, les rires fous et le cliquetis des armes et des armures, la peur des
massacres à venir et des douleurs sans nom.
Ils portaient également tous, à des degrés divers d'extravagance,
des armes dégueulées par toutes les batailles menées autour du monde, à pied,
en mer, à cheval, dans toutes les provinces et contre tous les peuples,
machettes à lame courbe, marteaux de guerre au manche de bois coiffé de têtes
de plomb, masses, piques, sabres droits ou pertuisanes, sacquebutes et vouges
aux lames emmanchées sur de longs bâtons qui servaient à sectionner les jarrets
des chevaux, dagues, poignards, haches de jet ou de guerre, fléaux, cimeterres
des lointaines contrées du Kosala ou du Khitai, de Stygie et du Punt, et même
des faucilles, des serpes et des couteaux de pierre volés sans doute à
d'innocents et pleutres paysans. »
En inaugurant la collection Albin Michel Imaginaire, Gilles
Dumay déclarait vouloir attirer les auteurs français. Un choix stratégique
payant puisqu’après les chocs Romain Lucazeau et Marguerite Imbert, voici la
percussion Laurent Mantese. Lecteurs hexagonaux de David Gemmell, faites une
pause et venez admirer dans La Sonde et la Taille les derniers combats de Conan le Barbare et les inépuisables
ressources de la langue française.
Post-scriptum : Le Petit lexique à l'usage des
lecteurs de Franck Ferric, Jean-Philippe Jaworski et consorts, enrichi
au fur et à mesure des parutions, est désormais logé dans l’item Passeports pour le futur visible dans le blog en affichage web.
7 commentaires:
Appétissante cette suite ! MC
Cela change du Silverberg!
Ames sensibles s'abstenir. SV
Excellente chronique SV.
*merci* SV
Ah je me suis arrêtée a cette expression, "au diable Vauvert"
J'ai trouvé ( projet Voltaire) : "On dit que l’on va au diable Vauvert lorsque l’on part très loin. Plusieurs explications se disputent l’origine de cette drôle d’expression.
au diable vauvertL’une d’elles évoque le château de Vauvert, également appelé château de Val Vert, à proximité de Paris. Au Moyen Âge, on racontait que des actes blasphématoires y étaient commis. Dans l’esprit populaire, le diable n’était donc jamais bien loin de ce lieu. Saint Louis décida au XIIIe siècle de purifier l’endroit et d’y créer un couvent. À cette époque, aller au diable Vauvert voulait dire s’aventurer dans une dangereuse et longue expédition.
Pour d’autres, c’est la petite ville de Vauvert, en Camargue, qui serait à l’origine de l’expression. Située sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, cette importante étape était l’occasion pour les pèlerins d’assister à des saynètes bibliques. Le personnage du diable avait une place importante dans ces spectacles de rue, et de nombreuses personnes venaient de très loin pour y assister. L’expression initiale était d’aller au diable de Vauvert. Elle aurait ensuite perdu la préposition « de » pour prendre la forme que l’on utilise encore aujourd’hui, tout en conservant cette notion d’éloignement.
Enfin, de nombreux lieux comportaient le nom de « Vauvert » et tous étaient jadis situés en dehors de la capitale. Lorsque les moyens de transport étaient encore laborieux, les Parisiens s’en allant vers Vauvert partaient ainsi pour un long voyage. Dès le XVe siècle, au diable signifiait déjà loin, le fait de l’ajouter accentue encore l’idée de distance.
Il faut donc se lever de bonne heure pour aller au diable Vauvert même si, finalement, on ne sait pas à quoi attribuer l’origine de l’expression. Qui se fera l’avocat du diable pour le déterminer ?"
C'est un bien beau voyage dans la langue française. Je retourne au billet.
Quel régal que le petit lexique à l'usage des lecteurs (des auteurs cités mais pas que !)
Bon, après ces réjouissances de la langue française, je retourne à mon Quatuor de Durrell.
Merci pour ce bain goûteux dans la langue ancienne.
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