Andrus Kivirähk - L’homme qui savait la langue des serpents - Le Tripode
Il en est des grands livres comme de certains rêves. Le lecteur-rêveur répugne à s’en extirper, prisonnier d’un univers, d’une histoire, de quelque chose de profondément original et authentique. L’homme qui savait la langue des serpents appartient à ces contrées d’où l’on ne revient pas tout à fait. Sa force tient en grande partie de son enracinement. L’auteur naquit en Estonie, un pays balte jadis successivement maintenu sous les férules allemandes et soviétiques. Le roman évoque presque sans ambages l’irruption d’un ordre templier, des moines soldats historiquement dénommés les Chevaliers Porte-Glaive, qui fondèrent le village jouxtant la forêt théâtre du récit. Cette fable enserrée dans l’Histoire estonienne explique en partie le succès de L’homme qui savait la langue des serpents.
Le jeune Leemet assiste au départ progressif de ses congénères vers l’agglomération voisine. La perspective d’abandonner une existence de chasseurs cueilleurs au profit d’un quotidien laborieux d’agriculteur fascine les habitants de la forêt. Ils délaissent leurs anciennes croyances au profit du monothéisme chrétien importé par les envahisseurs allemands, au point pour certains d'adopter l’habit de moine. La vie sylvestre n’est pourtant pas sans mystères ni attraits. Le garçon a hérité de son oncle la connaissance de la langue des serpents, un art qui permet d’apprivoiser instantanément les bêtes et de se nourrir de viande à moindre effort. Il y a, comme dans les contes moyenâgeux, des animaux familiers, des ours séducteurs de jeunes filles, des vipères bavardes et amicales, un couple d’anthropopithèques derniers témoins des âges farouches et dresseurs de poux à l’occasion, un grand-père volant, une immense salamandre en sommeil quelque part dans les bois. Elle chassa jadis les chevaliers teutons et Leemet songe à la retrouver et à la réveiller.
Mais rien n’y fait. Le héros et narrateur est conscient d’être le dernier des Mohicans. Ultime témoin d’un monde en voie de disparition, il dresse un constat lucide que n’oblitère pas le voile de la nostalgie. Car sous la fable surgit, comme le note dans sa postface Jean-Pierre Minaudier, le pamphlet. Leemet affronte deux fanatismes, celui de l’obscurantisme religieux sous couvert de modernité et la folie d’Uglas et de Tambet enfermés - je cite - dans leur passion identitaire, avec comme résultat le désastre pressenti. Merveille tombée du ciel, L’homme qui savait la langue des serpents a remporté le Grand Prix de l'Imaginaire 2014.
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