lundi 10 mars 2025

L’Ombre du vent

Carlos Ruiz Zafón - L’Ombre du vent - Babel

 

 

Accompagné par son père, un libraire, le jeune Daniel Sempere découvre un jour dans une rue de Barcelone un lieu mystérieux appelé Le cimetière des livres oubliés. C’est un hôtel particulier abritant un labyrinthe rempli d’innombrables livres sous la garde d’un certain Isaac Montfort et c’est aussi une société secrète. Les rares visiteurs doivent choisir et emporter un livre dont ils ne devront jamais se séparer. Bien entendu ils ne piperont mot de cette bibliothèque aux dimensions borgésiennes. L’enfant ignore alors que L’ombre du vent rédigé par un obscur mais talentueux Julian Carax va engager son existence dans des périples dramatiques.

 

Gros succès public et critique, encore que l’inventaire des quelques prix mineurs remportés par le roman incite à se demander si un lâchage de fientes aviennes n’a pas obscurci un temps l’œil des lecteurs professionnels, l’ouvrage du défunt Carlos Ruiz Zafón mérite beaucoup d’ éloges. Il tient d’abord du récit d’enquête. Son héros se lance sur la piste d'un écrivain invisible, aiguillonné tout à la fois par l’intérêt manifesté par un collègue de son père, par les menaces proférées par un mystérieux personnage lancé dans une entreprise de destruction systématique de tous les exemplaires de Carax et quelques vieilles photographies. L’apparition de Fermin Romero de Torres, clochard céleste hybride de Quichotte, de Pantagruel et de Falstaff propulse l’écriture sur un mode picaresque bien éloigné des patientes déambulations d’un Modiano. C’est enfin une fiction dramatique où un tueur franquiste vient se rappeler au souvenir des protagonistes.

 

L’ampleur romanesque de L’Ombre du vent suggère un autre angle de lecture, celui d’un pacte d’amitié et de haine que vont nouer plusieurs élèves du collège San Gabriel et dont l’exécution va bouleverser leur vie adulte et charpenter toute l’intrigue. L’assemblage des pièces du puzzle passe par un méticuleux dépliage de l’existence de tous les protagonistes dont certains font l’objet de mini-récits enchâssés dans la narration principale. L’un d’entre eux, d’une vingtaine de pages, placé sous le saint patronage d’Un cœur simple de Gustave Flaubert et des papillons jaunes de l’infortuné Mauricio Babilonia de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, justifie à lui seul notre admiration par cette révélation que tout être humain est à la foi rêve et putrescence :

 

« Enfant, Maria Jacinta Coronado était convaincue que le monde s'arrêtait aux faubourgs de Tolède et qu'il n'y avait par-delà que ténèbres et océans de feu. Cette idée avait germé dans sa tête à la suite d'un rêve qu’elle avait fait lors d'une maladie où la fièvre avait failli l'emporter. Les rêves avaient commencé avec cette fièvre mystérieuse, dont certains attribuaient l'origine à l’énorme scorpion rouge qui était apparu un jour dans la maison et qu'on n'avait jamais revu, et d'autres à une bonne sœur folle qui se glissait la nuit chez les gens pour empoisonner les enfants et qui, des années plus tard, devait mourir sur l’échafaud en récitant le Notre Père à l'envers, les yeux exor­bités, tandis qu'un nuage pourpre s’épandait sur la ville et faisait pleuvoir des scarabées morts. Dans ses rêves, Jacinta voyait le passé, l'avenir et, parfois, entrapercevait les secrets et les mystères des vieilles rues de Tolède. L'un des personnages principaux en était Zacarias, un ange vêtu de noir, accompagné d’un chat de même couleur et aux yeux jaunes dont l'ha­leine sentait le soufre. Zacarias savait tout : il lui avait prédit le jour et l'heure de la mort de son oncle Benancio, le vendeur d'onguents et d'eau bénite. Il lui avait révélé l'endroit où sa mère, vraie punaise de sacristie, cachait une liasse de lettres d’un ardent étudiant en médecine aux ressources économiques limitées mais aux solides connaissances anatomiques, dans le lit duquel, du côté de Santa Maria, elle n’avait pas attendu l'heure fixée pour découvrir les portes du paradis. Il lui avait annoncé qu’elle portait, cloué dans son ventre, quelque chose de mauvais, un esprit mort qui lui voulait du mal, et qu’elle ne connaîtrait qu’un seul amour, un amour vide et égoïste qui briserait la vie des deux amants. Il lui avait prophétisé qu’elle verrait, au cours de sa vie, périr tout ce qu’elle aimait et qu’avant d’arriver au ciel elle visiterait l'enfer. Le jour de ses premières règles, Zacarias et son chat sulfureux disparurent de ses rêves mais, des années plus tard, Jacinta devait se souve­nir avec des larmes dans les yeux des visites de l’ange en noir car toutes sa prédictions s’étaient accomplies […] »

 

Est-ce l’Espagne de Franco ? Amoureuses, presque indifférenciées dans leur rôle victimaire, les protagonistes féminins, Nuria Monfort, Pénélope Aldaya, Sophie Fortuny, Maria Jacinta Coronado subissent la loi de la gente masculine. Tout tourbillonne dans ce livre autour d’un écrivain fantôme. Le final est théâtral comme il se doit dans le pays de Lope de Vega. Mais comment résister aux fulgurances d’un conteur qui à grands coups de fusain évoque quelque part dans les six cents pages de l’édition de poche Babel d’Actes Sud un personnage qui « traine son ombre comme un voile nuptial » ?


1 commentaire:

Christiane a dit…

Ah, vous revoilà, et avec un roman qui a eu son importance dans mes lectures il y a quelques années. Il m'est revenu en mémoire quand vous avez évoqué "Le cimetière des livres oubliés".
Il y a comme une spirale dans vos lectures liées les unes aux autres par la grande roue du temps comme les gobelets dans une noria.
Il faut être patient avec vous, accepter ces longues absences où l'on vous sait plongé dans quelque livre ou marchant de par le monde, le nez au vent.
J'ai commencé le court récit d'Olivier Rolin, très agréable, plein de surprises, "Vers les îles Éparses" - récit qui vous plairez, Soleil vert - puis je reprendrai pour le partager avec vous ce grand roman de Carlos Ruiz Zafon, "L'ombre du vent".
Merci, pour ce billet enchanteur.