lundi 15 février 2021

Peuple Invisible

 

Shohei Kusunoki - Peuple Invisible - Cornélius

 

 

L’existence ne fut pas tendre avec Shohei Kusunoki. Né le 17 Janvier 1944 à Tokyo il mourut trente années plus tard victime d’une malformation cardiaque de naissance. Il publia ses propres histoires à partir de 1964 dans la mythique revue Garo. Il côtoya entre autres Susumu Katsumata et Yoshiharu Tsuge. Ce dernier, qui fut un temps assistant de Mizuki, eut une grande influence sur son travail. Dans ses dessins Kusunoki célèbre le quotidien de la vie, celui des petites gens sur lesquels parfois s’abat un sombre destin. L’éditeur Cornelius a publié deux mangas La promesse et Peuple Invisible.

 

A l’inverse des productions de beaucoup de ses confrères qui, il faut bien le dire ont tendance « à tirer à la ligne », le présent recueil est composé de petites histoires mettant en scène un Japon encore traditionnel. Elles révèlent un art subtil de la narration doublé d’un remarquable sens de l’observation qui élèvent Peuple Invisible au rang d’objet littéraire. Des quinze récits créés entre 1970 et 1972, huit sont groupés sous le titre « En loques ». Ils racontent les pérégrinations d’un aveugle témoin des heurts et vicissitudes de villageois, un peuple invisible à ses yeux mais présent. Loin d’être isolé - c’est un masseur professionnel - le personnage participe à la vie de la communauté, secourt un enfant blessé.

 

Les samouraïs sont les véritables solitaires du manga. Ainsi « Les cloches du soir » qui aurait pu s'appeler Pour qui sonne le glas débute par le son du gong annonciateur de l’aube. Plans d'ensemble sur les lieux, sur les villageois affairés à leurs activités journalières. Etranger à cette agitation un samouraï demande son chemin à un gamin. Gros plan sur un vieux potier qui travaille avec son aide. Le samouraï se présente à l'entrée. Le potier l'aperçoit, blêmit puis le suit en silence. Les deux hommes se préparent à combattre selon un code d’honneur incompréhensible à nos yeux occidentaux et pour un vague motif de vengeance. La famille alertée par l'aide surgit. La fille supplie le guerrier qui reste impassible. Tout aussi inflexible, le père demande à ses proches de s'écarter. Le combat est bref, le potier est tué. C'est le soir, le gong sonne, chacun termine ses activités, le samouraï s'en va. Dans sa conception et son exécution « Les cloches du soir » est un petit chef d’œuvre.

« Les bombyx », imaginé par Minoru Iwasaki réinvente Romeo et Juliette. A la suite du refus d’une demande de mariage par le père d’une jeune fille, deux amants s’enfuient et trouvent refuge dans une cabane abandonnée utilisée pour l’élevage du vers à soie. Le final rappelle celui du Tombeau des lucioles. A côté de ces histoires aux trames claires, Shohei Kusunoki aime croquer des récits d’ambiance aux résonnances mélancoliques. Dans un quartier populaire de Tokyo, une petite communauté de familiers se réunit le soir dans un des derniers « Bains publiques ». C’est une saynète drolatique aux personnages pittoresques, à condition d’oublier les plans de deux cheminées, l’une pour le bain, l’autre pour le crematorium qui encadrent le début et la fin de la narration. Cave canem. Il y a aussi la tournée d’un médecin qui distribue espoir et mauvaises nouvelles, et ce jeune fils de famille qui à onze ans espère vivre jusqu’à quatorze et à quatorze rêve d’atteindre l’âge de trente.

 

La vie ne lui a pas laissé le temps d’accomplir d’autres projets mais Shohei Kusunoki est peut-être le Maupassant du manga.



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