lundi 17 avril 2023

Des choses fragiles

Neil Gaiman - Des choses fragiles - J’ai Lu

 

 

 

« Puis il agita le bras, appela « Taxi ! », et un taxi se rangea au bord du trottoir. « Hôtel Brown ! » lança l'homme en montant à bord. Il referma la portière sans souhaiter la bonne nuit à aucun d’entre nous.

Et dans cette fermeture, j'entendis se refermer bien trop d'autres portes. Des portes du passé, désormais disparues, qui ne pourront plus jamais être ouvertes. »

 


Au sein de la production protéiforme de l’incontournable Neil Gaiman, émergent trois recueils de nouvelles dont le substantifique Des choses fragiles composé d’une trentaine de récits parus entre 1996 et 2005. Une compilation hétérogène, une somme si vous le voulez, mêlant fictions courtes, poèmes, novella et commentaires. Rien de très étonnant pour une œuvre placée sous le parrainage d’Harlan Ellison mais aussi de Bradbury et Sheckley, caractéristique d’un acteur et observateur du genre comme en témoigne le récent Vu des pop cultures. Essais, discours et textes choisis sur lequel je reviendrai.

  

L’écrivain délivre un nuancier de textes entre fantastique et fantasy, où l’influence des auteurs des Chroniques martiennes et de l’anthologie Dangereuses visions est prédominante. On sait aussi ce que American Gods, son plus célèbre succès avec Sandman, doit à Roger Zelazny. C’est le cas de la novella du recueil, « Le monarque dans la vallée », qui s’inscrit dans la mouvance de son célèbre et ultra primé roman, de la légende de Beowulf et Grendel et plus subtilement de La Belle et la Bête.

  

Le cas du « Cartographe », fiction mineure au demeurant, mérite un détour. Elle est incluse, racontée dans le commentaire et disparaît donc du corpus. Une carte sans territoire en quelque sorte et un clin d’œil à Borges. Six des nouvelles du recueil, lui -même récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire 2010, ont obtenu un Locus. Un résumé de la carrière et une interview de Gaiman complètent l’ensemble.

  

Sans détailler la totalité des petites « choses fragiles », on retiendra « Une étude en vert » délicieux Sherlock Holmes revu à la sauce Lovecraft, « La Présidence d’Octobre » chef d’œuvre poétique en hommage à Ray Bradbury : les douze mois de l’année se réunissent autour d’un feu et racontent chacun une anecdote. Vient « L’heure de la fermeture ». Quatre membres d’un club londonien évoquent des histoires de fantômes. Inutile de chercher ces fantômes, ils nous encerclent, nous sollicitent, ils s’appellent Le passé. Ce texte comme les deux précédents a été primé. J’ai aimé « Amères moutures ». Un homme sans mémoire ni avenir croise la route d’un anthropologue à la recherche d’un dépanneur automobile. Lorsqu’il lui rapporte ses papiers oubliés dans un motel, celui-ci a disparu. Il prend alors son identité et part donner la conférence attendue sur les filles-café. Un texte de « zombis » inspiré des travaux de Zora Neale Hurston, qui démarre comme L‘homme du train de Patrice Leconte. « Souvenirs et trésors » est une histoire de mafiosi assez crue. A l’inverse « Les bons garçons méritent des récompenses », tout en délicatesse, raconte la découverte de la musique par un enfant et au-delà, dans l’esprit de « L’heure de la fermeture » ou du « Dragon de glace » de George R.R Martin, le souvenir des sortilèges des premières années que la vie adulte efface. A la lecture de « Nourrir et manger », une anecdote personnelle m’est revenue à l’esprit. Elle a peu de rapport avec le présent texte, mais la mémoire support de la stupéfaction ne transige pas. Invité il a quelques décennies à déjeuner par un couple dont ma femme gardait alors l’enfant, la mère me resservit de la salade. Le mari s’interposa aussitôt : « pourquoi le ressers tu alors qu’il n’a rien demandé ? Il faut manger pour se nourrir, pas manger pour manger » L’interdit culinaire me rappela aussitôt et me rappellera toujours la fameuse injonction d’Harpagon « il faut manger pour vivre etc. » Quant au récit, entre sorcellerie et cannibalisme, il mérite le détour. Enfin « Comment parler aux filles pendant les fêtes » a fait l’objet d’un film dont le synopsis peut se résumer par - je cite - « L’amour est une planète inconnue ». Pour ma part j’y vois dans sa forme littéraire un pur texte de Tiptree genre « Vol 747 pour ailleurs ». Bref j’aime.

  

Au final j’aurais préféré un recueil plus resserré (une quinzaine de textes) autour des réussites précitées. Mais Neil Gaiman est une mine d’informations. Saviez vous qu’Alan Moore s’est inspiré des Wold Newton de Farmer pour ses propres histoires ? Et la façon dont l’écrivain, comme Ellison d’ailleurs, entame ses nouvelles doit alimenter bon nombre d’ateliers d’écriture.

 

 

SOMMAIRE NOOSFERE

 

1 - Introduction (Introduction, 2006), pages 9 à 35, introduction, trad. Michel PAGEL

2 - Le Cartographe (The Mapmaker, 2003), pages 17 à 20, nouvelle, trad. Michel PAGEL

3 - Une étude en vert (A Study in Emerald, 2003), pages 37 à 67, nouvelle, trad. Michel PAGEL

4 - La Grand'roue féerique (The Fairy Reel, 2004), pages 69 à 70, poésie, trad. Michel PAGEL

5 - La Présidence d'Octobre (October in the Chair, 2002), pages 71 à 89, nouvelle, trad. Michel PAGEL

6 - La Chambre dissimulée (The Hidden Chamber, 2005), pages 91 à 93, poésie, trad. Michel PAGEL

7 - Les Épouses interdites des esclaves sans visage dans le manoir secret de la nuit du désir redoutable (Forbidden Brides of the Faceless Slaves in the Secret House of the Night of Dread Desire, 2004), pages 95 à 114, nouvelle, trad. Michel PAGEL

8 - Le Chemin caillouteux du souvenir (The Flints of Memory Lane, 1997), pages 115 à 119, nouvelle, trad. Michel PAGEL

9 - L'Heure de la fermeture (Closing Time, 2002), pages 121 à 137, nouvelle, trad. Michel PAGEL

10 - Devenir sylvain (Going Wodwo, 2002), pages 139 à 140, poésie, trad. Michel PAGEL

11 - Amères moutures (Bitter Grounds, 2003), pages 141 à 168, nouvelle, trad. Michel PAGEL

12 - Les Autres (Other People, 2001), pages 169 à 172, nouvelle, trad. Michel PAGEL

13 - Souvenirs et trésors (Keepsakes and Treasures : A Love Story, 1999), pages 173 à 196, nouvelle, trad. Michel PAGEL

14 - Les Bons garçons méritent des récompenses (Good Boys Deserve Favours, 1995), pages 197 à 203, nouvelle, trad. Michel PAGEL

15 - La Vérité sur le cas du départ de Mlle Finch (The Facts in the Case of the Departure of Miss Finch, 1998), pages 205 à 228, nouvelle, trad. Michel PAGEL

16 - D'étranges petites filles (Strange Little Girls, 2001), pages 229 à 236, nouvelle, trad. Michel PAGEL

17 - La Saint-Valentin d'Arlequin (Harlequin Valentine, 1999), pages 237 à 249, nouvelle, trad. Michel PAGEL

18 - Boucles (Locks, 1999), pages 251 à 254, poésie, trad. Michel PAGEL

19 - Le Problème de Susan (The Problem of Susan, 2004), pages 255 à 266, nouvelle, trad. Michel PAGEL

20 - Instructions (Instructions, 2000), pages 267 à 269, poésie, trad. Michel PAGEL

21 - Qu'est-ce que tu crois que ça me fait ? (How Do You Think It Feels?, 1998), pages 271 à 281, nouvelle, trad. Michel PAGEL

22 - Ma vie (My Life, 2002), pages 283 à 285, nouvelle, trad. Michel PAGEL

23 - Quinze cartes peintes d'un tarot de vampires (Fifteen Painted Cards from a Vampire Tarot, 1998), pages 287 à 296, poésie, trad. Michel PAGEL

24 - Nourrir et manger (Feeders and Eaters, 2002), pages 297 à 308, nouvelle, trad. Michel PAGEL

25 - Le Coup de l'inventeur de maladies (Diseasemaker's Croup, 2003), pages 309 à 312, nouvelle, trad. Michel PAGEL

26 - À la fin (In the End, 1996), pages 313 à 313, nouvelle, trad. Michel PAGEL

27 - Goliath (Goliath, 1998), pages 315 à 331, nouvelle, trad. Michel PAGEL

28 - Pages d'un journal trouvé au fond d'une boîte à chaussures laissée dans un bus Greyhound, quelque part entre Tulsa, Oklahoma, et Louisville, Kentucky (Pages from a Journal Found in a Shoebox Left in a Greyhound Bus Somewhere Between Tulsa, Oklahoma, and Louisville, Kentucky, 2002), pages 333 à 338, nouvelle, trad. Michel PAGEL

29 - Comment parler aux filles pendant les fêtes (How to Talk to Girls at Parties, 2006), pages 339 à 357, nouvelle, trad. Michel PAGEL

30 - Le Jour de l'arrivée des soucoupes (The Day the Saucers Came, 2006), pages 359 à 361, poésie, trad. Michel PAGEL

31 - L'Oiseau-soleil (Sunbird, 2005), pages 363 à 390, nouvelle, trad. Michel PAGEL

32 - Inventer Aladin (Inventing Aladdin, 2003), pages 391 à 394, poésie, trad. Michel PAGEL

33 - Le Monarque de la vallée (The Monarch of the Glen, 2003), pages 395 à 461, nouvelle, trad. Michel PAGEL

34 - (non mentionné), À la rencontre de Neil Gaiman, pages 465 à 467, biographie, trad. Michel PAGEL

35 - (non mentionné), Une conversation avec Neil Gaiman, pages 469 à 477, entretien avec Neil GAIMAN, trad. Michel PAGEL

9 commentaires:

Christiane a dit…

Très belle balade dans ce recueil de nouvelles
de Neil Gaiman dont j'ai apprécié "Le Cartographe" (précédent billet).
Une approche fine de son influence dans le domaine de la SF qu'elle soit littéraire ou cinématographique.

Et puis soudain, ce souvenir ahurissant lors d'un dîner chez des amis. La réaction du mari est vraiment bizarre. Déplacée et certainement vexante pour son épouse et mal argumentée. Refuser le plaisir de savourer un repas et s'obliger à un rapport utilitaire avec la nourriture... quel triste hôte est-ce là !

« pourquoi le ressers tu alors qu’il n’a rien demandé ? Il faut manger pour se nourrir, pas pour le plaisir de manger ».

L’interdit est tellement absurde dans cette situation qu'il n'est pas étonnant que vous vous en souveniez. Comment a réagi l'épouse ? et votre femme ? et vous-même ?
C'est une anecdote passionnante, tellement imprévisible.

Il est vrai que dans les romans que vous présentez, souvent, une scène met les personnages face à la faim, à la nourriture (parfois étonnante, "Loup".)

La SF n'est pas loin de notre quotidien. Je regardais une séquence surprenante présentant un restaurant où l'on sert des brochettes de poulet. La "viande" est générée en laboratoire. Les clients, informés et curieux, ont exprimé un certain étonnement : la "viande" avait vraiment un goût de poulet ! Et le journaliste d'ajouter : ça serait bien de manger de la viande sans avoir besoin de tuer des animaux.

Christiane a dit…

https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/developpement-durable-restaurant-servi-viande-cultivee-36923/

Soleil vert a dit…

Et maintenant place à Eileen Chang !

Christiane a dit…

Eileen Chang... J'apprends à écrire son nom. Je cherche son chemin de vie. C'est une femme écrivain reconnue. J'ai hâte de découvrir quel roman ou nouvelle vous avez choisi.
Il y avait sur la RdL une femme passionnée par la Chine, sa culture, sa littérature, son art millénaire. J'aimais beaucoup la lire.
Elle n'y vient plus. C'était un fantôme qui disparaissait puis réapparaissait avec des anecdotes très SF...
Elle aimait beaucoup parler littérature avec DHH. Je les lisais, émerveillée. Comme elle aurait aimé votre choix.
C'est bien quand une femme est l'auteur du livre que vous lisez. Il y en a souvent chez vous et ça me fait rudement plaisir.
La Chine et son mystère... même si elle s'est exilée à Hong Kong puis aux Etats Unis. Elle a épousé un ami de Brecht. Et puis un jour, après tous ces livres et cette vie mouvementée, son coeur s'est arrêté de battre...

Christiane a dit…

Je relisais votre billet. Il y a trop de nouvelles différentes que je n'ai pas lues pour vous suivre mais une constante : vous les avez aimées. Je n'ai lu que Le cartographe et curieusement c'est ce texte bref de Borges, en exergue, qui m'obsède. Cette carte abandonnée qui recouvrait tout un territoire et qui a fini par se désagréger comme si Borges voulait nous dire qu'il faut préserver une part d'inconnu dans ce que nous voulons découvrir, dans ceux que nous aimons.
Ainsi sur un blog voisin, Alexia a cherché à cerner ce mouvement circulaire qu'elle ressent en lisant les écrits de Pierre Assouline. Revenir sur le motif comme un peintre qu'elle cite pour approcher non la chose vue à l'extérieur mais la fêlure en soi, ce trou dans son être comme un trou noir qui absorbe et ne rend pas ce qu'il a volé. Puis ça se ferme et c'est l'oubli et il reste à chercher toute une vie ce qui est de l'autre côté de l'oubli... Rosebud... Cette femme a des antennes pour décrypter la personnalité de certains êtres qu'elle croise. Et pour une fois, Paul Edel, si intuitif n'a pas compris ce qu'elle tentait d'approcher mais a-t-il un jour compris ce chant de rossignol qui traverse la nuit de Pierre Assouline ?

Soleil vert a dit…

Eileen Chang rêvait d'un ouvrage à la couverture bleu turquoise. C'est ce que j'ai réalisé au scan, loin de mon exemplaire de La cangue d'or doté d'un bleu indéfinissable.

Christiane a dit…

Ah, c'est bien de chercher un bleu...
J'attends avec impatience votre billet.
Je ne veux rien lire sur ce roman avant ce bleu... à l'âme, présenté par vous.
Mais j'ai cherché ce qu'était une cangue. Un supplice chinois. Une planche percée de trous où les prisonniers étaient coincés tête et mains et enchaînés les uns aux autres.
Je suppose que c'est une façon d'évoquer une souffrance terrible... mais pourquoi d'or. Quel mystère que ces deux mots ensemble.
C'est vraiment bien cette recherche de bleu...

Christiane a dit…

Mais pourquoi voulait-elle une couverture bleu turquoise ? Vous nous avez habitué à une extrême attention aux couvertures des ouvrages choisis . En Chine il y a toute une symbolique des couleurs. Elle a choisi bleu et or (choix du titre).
Bleu c'est vaste comme la mer ou le ciel. Je pencherai pour le ciel. Quand on regardera la couverture du livre ce sera comme voir le bleu du ciel. Un espace où inscrire d'abord une liberté. Puis elle prend un pinceau et inscrit un signe (calligraphie chinoise). Pas une illustration. Un signe.

Christiane a dit…

Eileen Chang... Je cherche un peu de sa vie. C'est très chaotique !

"Ses parents déménagèrent à Tianjin quand elle avait deux ans, et, l’année suivante, en 1923, son père, déjà opiomane, ayant pris une concubine, sa mère partit en Angleterre, puis voyagea en Europe. C’était une femme qui avait été élevée à l’ancienne et avait les pieds bandés, ce qui ne l’empêcha pas de skier lorsqu’elle passa par les Alpes suisses. C’était surtout une femme extrêmement libre, ouverte aux idées modernes, qui eut une forte influence sur la personnalité de Zhang Ailing enfant, d’autant plus que son père était le type presque caricatural de l’autocrate chinois de la fin des Qing : entretenant une concubine, fumant de l’opium et sujet à des accès de violence impromptus. On a l’impression de deux personnages tirés d’une de ses nouvelles.(...)"

Et il y a tous ces déracinements entre Chine, Angleterre, Hong Kong, Shanghaï (au fil des évènements politiques, de la guerre, de son mariage avec un japonais...)
Son écriture bilingue... son érudition... sa connaissance de la culture chinoise... sa liberté de pensée.

Dans ce roman à la couverture d'un bleu (turquoise créé par Soleil vert), il doit y avoir la présence de la Chine par une observation sans concession de la famille traditionnelle, de la cruauté des rapports entre classes sociales, peut-être l'histoire d'une femme...