Jorge Amado - Les
terres du bout du monde - Folio
Comme son confrère chilien Luis Sepúlveda Calfucura, Jorge
Amado de Feria natif de l’état de Bahia au Brésil, ne se contenta pas de
romancer la barbarie des hommes ; il en subit la vindicte qui le conduisit
sur les routes de l’exil. Les terres du bout du monde publié en 1942
réunit tout cela ficelé dans le nœud gordien de l’avidité humaine qui a pour
nom ici, cacao. Ce fut également le titre d’un roman de jeunesse écrit dix ans
plus tôt.
Le Brésil est le deuxième producteur mondial, derrière La
Côte d’Ivoire, du fruit du cacaoyer. A son apogée, sa culture se concentrait
dans les plantations de Bahia au nord-est de ce vaste pays. C’est là que Jorge
Amado situe l’intrigue de son roman, à une date non précisée. Deux familles de fazendeiros - des planteurs -
celle du colonel Horatio et celle de sr. Badaro se disputent le défrichage de
la forêt ancestrale de Sequeiro Grande sur laquelle ils n’ont aucun droit. Outre
des tueurs - les jagunços - ils embauchent des ouvriers agricoles émigrés de
toute part :
« Ils venaient d'autres contrées,
d'autres mers, d'autres forêts, mais des forêts déjà conquises, sillonnées par
des routes, éclaircies par les brûlis, des forêts d'où la jaguars avaient
disparu et où les serpents se faisaient rares. Maintenant ils affrontaient la
forêt vierge où les hommes n'avaient jamais mis les pieds, sans pistes, sans
étoiles dans le ciel tempétueux. Dans leurs contrées lointaines, pendant les
nuits de clair de lune, les
vieilles femmes racontaient des histoires terribles d'apparitions. Quelque part
dans le monde en un lieu que personne ne connaît, même pas les grands
voyageurs qui parcourent les chemins de
sertao en récitant des prophéties, habitent les apparitions. C'est ce que
racontent les vieilles femmes qui possèdent
l'expérience du monde. Et soudain, en cette nuit de tempête, les hommes
découvrirent dans un coin tragique de l'univers la demeure des apparition. Là, au milieu de la forêt, entre les
lianes, en compagnie des serpents venimeux, des jaguars féroces, des chouettes
de mauvais augure, ceux que les malédictions avaient transformés en animaux
fantastiques payaient pour les crimes qu'ils avaient commis. De là ils
partaient par les nuits sans lune pour attendre sur les routes les voyageurs
qui rentraient dans leur foyer et les remplir d'épouvante. Maintenant, au
milieu du bruit infernal de l'orage, les hommes, minuscules au pied des arbres,
écoutent, venant de la forêt la rumeur des apparitions réveillées. Ils voient,
quand cessent les éclairs, le feu qui sort de leur bouche, ils voient parfois
la silhouette incroyable de la caapora dansant son ballet terrifiant. La
forêt ! Ce n'est ni un mystère, ni un danger, ni une menace, c'est un dieu !
Il
n'y a pas de vent froid soufflant de la mer lointaine aux vertes ondes dans
cette nuit de pluie et d'éclairs. Malgré cela les hommes frissonnent et
tremblent, leur cœur se serre, La forêt-dieu est devant eux, la peur les
terrasse.
Leurs
mains inertes laissent tomber les haches, les scies et les faucilles, leurs
yeux hagards voient devant eux le dieu en furie ; là se cachent les
animaux ennemis de l'homme, les animaux maléfiques, les apparitions. Impossible
de continuer, aucune main l 'homme ne peut se dresser contre le dieu. Us
reculent lentement, la peur au ventre. Partout les éclairs explosent, la pluie
tombe à verse, les jaguars feulent, les serpents sifflent et, plus fortes que
la tempête, les lamentations des loups-garous, des caaporas et des
mulas-do-padre protègent les mystères et la virginité de la forêt. Elle se
dresse devant les hommes, elle est le passé et le commencement du monde. Ils
lâchent les machettes, les haches, les faucilles, les scies, il n'y a plus
qu'un chemin, c'est celui du retour. »
Mais l’appât du gain surmonte bientôt les peurs anciennes et
le récit emprunte alors les codes d’un western où juges, avocats et municipaux
se vendent au plus offrant et au mieux armé. Une belle scène d’exposition
montre les migrants embarqués sur un navire en partance pour Ilhéus, la ville
du cacao. Une lune couleur sang éclaire un échantillon d’humanité disséminé sur
le pont de troisième classe. Beaucoup ont été chassés par les faux de la misère
et leurs pensées oscillent entre l’espoir de jours meilleurs et l’angoisse
suscitée par des histoires de fazendeiros décimés par les fièvres ou les morsures
de serpents. Ils ne le savent pas encore mais quelques-uns survivront comme hommes
de main. Là-bas les hiérarchies sont en place, les plantations présentes et
futures gardées d’une main de fer. Quelques figures émergent de cette légion de
damnés, le redoutable Juca Badaro, flingueur et frère de sr Badaro, le
capitaine Joao Magalhaes, ni capitaine ni ingénieur mais excellent joueur de
poker et homme d’opportunités.
L’or vert du cacao les retient tous, natifs des deux clans en lutte et nouveaux arrivés. Seule Ester, femme du
colonel Horatio, Bovary des antipodes, que le cri des grenouilles dévorés par
les serpents réveille la nuit dans sa propriété construite aux lisières de la
jungle, rêve de rejoindre son amie Lucia émigrée en Europe. Mais son amant l’avocat
Virgilio espère profiter de la rivalité sanglante entre les deux plus gros
planteurs de la région pour créer son propre domaine. La poudre et les fièvres
décideront du sort des protagonistes. Quant à la forêt, les anathèmes de Jérémias, le sorcier de Sequeiro Grande, comme
les efforts du vieux Antonio José Bolivar du roman de Sepulveda n’y pourront
rien. « Cette terre arrosée de sang était la meilleure terre au monde
pour planter le cacao ». Grand roman assurément.
1 commentaire:
"Quelque part dans le monde en un lieu que personne ne connaît, même pas les grands voyageurs qui parcourent les chemins de sertao en récitant des prophéties, habitent les apparitions. C'est ce que racontent les vieilles femmes qui possèdent l'expérience du monde. "
Alors la vieillesse est un trésor....
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