dimanche 6 juillet 2025

Les terres du bout du monde

Jorge Amado - Les terres du bout du monde - Folio

 

                                                                                                     



Comme son confrère chilien Luis Sepúlveda Calfucura, Jorge Amado de Feria natif de l’état de Bahia au Brésil, ne se contenta pas de romancer la barbarie des hommes ; il en subit la vindicte qui le conduisit sur les routes de l’exil. Les terres du bout du monde publié en 1942 réunit tout cela ficelé dans le nœud gordien de l’avidité humaine qui a pour nom ici, cacao. Ce fut également le titre d’un roman de jeunesse écrit dix ans plus tôt.

 

Le Brésil est le deuxième producteur mondial, derrière La Côte d’Ivoire, du fruit du cacaoyer. A son apogée, sa culture se concentrait dans les plantations de Bahia au nord-est de ce vaste pays. C’est là que Jorge Amado situe l’intrigue de son roman, à une date non précisée.  Deux familles de fazendeiros - des planteurs - celle du colonel Horatio et celle de sr. Badaro se disputent le défrichage de la forêt ancestrale de Sequeiro Grande sur laquelle ils n’ont aucun droit. Outre des tueurs - les jagunços - ils embauchent des ouvriers agricoles émigrés de toute part :

 

« Ils venaient d'autres contrées, d'autres mers, d'autres forêts, mais des forêts déjà conquises, sillonnées par des routes, éclaircies par les brûlis, des forêts d'où la jaguars avaient disparu et où les serpents se faisaient rares. Maintenant ils affrontaient la forêt vierge où les hommes n'avaient jamais mis les pieds, sans pistes, sans étoiles dans le ciel tempétueux. Dans leurs contrées lointaines, pendant les nuits de clair de lune, les vieilles femmes racontaient des histoires terribles d'apparitions. Quelque part dans le monde en un lieu que personne ne connaît, même pas les grands voyageurs qui parcourent les chemins de sertao en récitant des prophéties, habitent les apparitions. C'est ce que racontent les vieilles femmes qui  possèdent l'expérience du monde. Et soudain, en cette nuit de tempête, les hommes découvrirent dans un coin tragique de l'univers la demeure des apparition. Là, au milieu de la forêt, entre les lianes, en compagnie des serpents venimeux, des jaguars féroces, des chouettes de mauvais augure, ceux que les malédictions avaient transformés en animaux fantastiques payaient pour les crimes qu'ils avaient commis. De là ils partaient par les nuits sans lune pour attendre sur les routes les voyageurs qui rentraient dans leur foyer et les remplir d'épouvante. Maintenant, au milieu du bruit infernal de l'orage, les hommes, minuscules au pied des arbres, écoutent, venant de la forêt la rumeur des apparitions réveillées. Ils voient, quand cessent les éclairs, le feu qui sort de leur bouche, ils voient parfois la silhouette incroyable de la caapora dansant son ballet terrifiant. La forêt ! Ce n'est ni un mystère, ni un danger, ni une menace, c'est un dieu !

Il n'y a pas de vent froid soufflant de la mer lointaine aux vertes ondes dans cette nuit de pluie et d'éclairs. Malgré cela les hommes frissonnent et tremblent, leur cœur se serre, La forêt-dieu est devant eux, la peur les terrasse.

Leurs mains inertes laissent tomber les haches, les scies et les faucilles, leurs yeux hagards voient devant eux le dieu en furie ; là se cachent les animaux ennemis de l'homme, les animaux maléfiques, les apparitions. Impossible de continuer, aucune main l 'homme ne peut se dresser contre le dieu. Us reculent lentement, la peur au ventre. Partout les éclairs explosent, la pluie tombe à verse, les jaguars feulent, les serpents sifflent et, plus fortes que la tempête, les lamentations des loups-garous, des caaporas et des mulas-do-padre protègent les mystères et la virginité de la forêt. Elle se dresse devant les hommes, elle est le passé et le commencement du monde. Ils lâchent les machettes, les haches, les faucilles, les scies, il n'y a plus qu'un chemin, c'est celui du retour. »

 

Mais l’appât du gain surmonte bientôt les peurs anciennes et le récit emprunte alors les codes d’un western où juges, avocats et municipaux se vendent au plus offrant et au mieux armé. Une belle scène d’exposition montre les migrants embarqués sur un navire en partance pour Ilhéus, la ville du cacao. Une lune couleur sang éclaire un échantillon d’humanité disséminé sur le pont de troisième classe. Beaucoup ont été chassés par les faux de la misère et leurs pensées oscillent entre l’espoir de jours meilleurs et l’angoisse suscitée par des histoires de fazendeiros décimés par les fièvres ou les morsures de serpents. Ils ne le savent pas encore mais quelques-uns survivront comme hommes de main. Là-bas les hiérarchies sont en place, les plantations présentes et futures gardées d’une main de fer. Quelques figures émergent de cette légion de damnés, le redoutable Juca Badaro, flingueur et frère de sr Badaro, le capitaine Joao Magalhaes, ni capitaine ni ingénieur mais excellent joueur de poker et homme d’opportunités.

 

L’or vert du cacao les retient tous, natifs des deux clans en lutte et nouveaux arrivés. Seule Ester, femme du colonel Horatio, Bovary des antipodes, que le cri des grenouilles dévorés par les serpents réveille la nuit dans sa propriété construite aux lisières de la jungle, rêve de rejoindre son amie Lucia émigrée en Europe. Mais son amant l’avocat Virgilio espère profiter de la rivalité sanglante entre les deux plus gros planteurs de la région pour créer son propre domaine. La poudre et les fièvres décideront du sort des protagonistes. Quant à la forêt, les anathèmes de  Jérémias, le sorcier de Sequeiro Grande, comme les efforts du vieux Antonio José Bolivar du roman de Sepulveda n’y pourront rien. « Cette terre arrosée de sang était la meilleure terre au monde pour planter le cacao ». Grand roman assurément.


1 commentaire:

Christiane a dit…

"Quelque part dans le monde en un lieu que personne ne connaît, même pas les grands voyageurs qui parcourent les chemins de sertao en récitant des prophéties, habitent les apparitions. C'est ce que racontent les vieilles femmes qui possèdent l'expérience du monde. "
Alors la vieillesse est un trésor....