Cormac McCarthy - Méridien de sang - Points
La sauvagerie au cœur de l’être humain traverse l’Histoire,
les mythes, la littérature, le cinéma. Ursula Le Guin, dans un essai « La théorie de la fiction-panier »
en contestait la légitimité et la représentation. Quel fut à l’origine l’outil
le plus utile : le panier ou la flèche ? Elle donne une illustration
saisissante de cette vision masculine dominante à travers 2001 l’odyssée de
l’espace : « […] Où est cette chose merveilleuse, grande,
longue et dure, un os, je crois, avec lequel l’homme-singe du film cogne
quelqu’un pour la première fois puis, grognant d’extase après avoir perpétré le
premier meurtre, le lance vers le ciel où, tourbillonnant, il devient un
vaisseau spatial accélérant dans le cosmos pour le fertiliser et produire à la
fin du film un adorable fœtus, un garçon évidemment, dérivant dans la voie
lactée sans (assez étrangement) utérus, sans matrice ? Je ne sais pas. Je
m’en moque. Je ne raconte pas cette histoire. Nous l’avons entendue, nous avons
tout entendu à propos de tous les bâtons, de toutes les lances et de toutes les
épées, de toutes les choses avec lesquelles on peut cogner et piquer et
frapper, de toutes ces choses longues et dures… […] ». Le panier,
objet matriciel, n’est cependant pas tout à fait inconnu de la littérature. Prenez
les Oulhamrs de La guerre du feu. Dans ce « roman des âges
farouches », leur tribu se désole d’avoir perdu le feu. Le feu qui
donne sa saveur aux aliments, repousse le froid et les bêtes sauvages. Les Oulhamrs
le conservaient dans une cagette, détruite après un conflit. Promis à
l’extinction, l’un d’entre eux fait une découverte plus extraordinaire que
l’os. Avec du silex et des brindilles, on peut créer des flammes à volonté.
Adieu le panier, on va pouvoir se remettre à massacrer.
A ce sujet Méridien de sang ne s’embarrasse d’aucun
faux semblant. Western noir, d’une violence inouïe, il navigue entre Dante et Au
cœur des ténèbres.
Trois personnages émergent du récit, un enfant dont l’auteur dit que la violence grondait en lui avant la parole, un juge ou prétendu tel, peut-être le Diable, inventoriant son domaine dans un registre, débitant des discours insensés sur la beauté de la guerre - ou du Mal ? - et le Capitaine Glanton, figure historique d’un massacreur d’indien. On ne trouvera pas ici de récit d’apprentissage, pas de voie salvatrice. Le roman débute par les pérégrinations du gamin qui s'efface un temps au profit d'autres acteurs.
Il faudrait trouver
un antonyme à Outremonde pour caractériser l’univers de Méridien de
sang, ouvrage totalement hallucinant porté par une écriture inouïe et la traduction remarquable de François Hirsh.
Extrait 1
« Le vent souffla toute la nuit et la fine poussière
leur mettait les dents à vif. Du sable partout, du gravier dans tout ce qu'ils
mangeaient. Au matin un soleil hagard couleur d'urine se leva à travers des
panneaux de poussière sur un monde flou et indistinct. Les animaux n'en
pouvaient plus. Ils s'arrêtèrent et établirent un bivouac sec sans bois et sans
eau et les pitoyables poneys se blottissaient et pleurnichaient comme des chiens
Cette nuit-là ils passèrent par une région
électrique et sauvage où d'étranges formes de molles flammes bleues couraient
sur le métal des harnais et les roues des chariots tournaient dans des cerceaux
de feu et de petites figures de lumière bleu pâle venaient se jucher dans les oreilles
des chevaux et dans les barbes des hommes. Toute la nuit des nappes d'éclairs
sans origine palpitèrent à l'occident derrière les nuées d'orages nocturnes, muant
le désert en jour bleuâtre, les montagnes sur cet horizon éphémère massives et
noires et livides comme une terre d'un autre ordre dont la vraie géologie n'était
point la pierre mais la peur. »
Extrait 2
« Ils avaient égorgé les bêtes de
somme et ils avaient fait sécher la viande et se l’étaient partagée et ils allaient
sous l'éperon des montagnes sauvages sur une immense plaine de soude accompagnés
par le grondement de tonnerre des orages secs du côté du sud et par des
rumeurs de lumière. Sous une lune gibbeuse cheval et cavalier étaient entravés
à leur ombre sur le sol de neige bleuâtre et à chaque fulguration à mesure que l'orage
progressait ces formes se cabraient traînant, derrière elles un terrible
appendice comme une troisième manifestation de leur présence découpée noire et
farouche sur le terrain dénudé. Ils continuaient. Ils allaient comme des hommes
chargés d'un dessein dont les origines leur étaient antérieures, comme les héritiers
naturels d'un ordre à la fois implacable et lointain. Car même si chacun
restait à part et distinct, ils formaient à eux tous une chose qui n'avait
encore jamais été et il y avait dans cette âme collective des vides à peine
concevables, comme ces régions laissées en blanc sur les anciennes cartes où
vivent des monstres et où rien n'existe du monde connu que des vents
hypothétiques. »
Extrait 3 (l’attaque des Comanches)
« […] plusieurs hommes de la
compagnie avaient commencé à reculer sur leurs montures et d'autres à volter
dans la confusion quand surgit un peu plus loin sur le flanc droit des poneys
une horde fabuleuse de lanciers et d'archers à cheval dont les boucliers couverts
d'éclats de miroirs brisés projetaient des milliers de soleils éclatés dans les
yeux de leurs ennemis. Une légion d'horreurs au nombre de plusieurs centaines,
à demi nues ou habillées de tenues attiques ou bibliques, ou vêtues de
toilettes surgies d'un rêve fébrile, d'une garde-robe de peaux de bêtes et de
soyeuses fanfreluches et de morceaux d'uniformes encore marqués du sang de
leurs précédents propriétaires, manteaux de dragons transpercés, jaquettes de
cavalerie à brandebourgs et passements, l'un en haut-de-forme et l’autre avec
un parapluie et un autre avec des bas blancs et un voile de mariée taché de
sang et quelques-uns coiffés de couvre-chefs de plumes de grue ou de casques de
peau brute rehaussés de cornes de taureau ou de bison et un autre arborant une
jaquette à queue-de-morue mise devant derrière mais à part cela tout nu et un autre dans l'armure d'un conquistador espagnol, le plastron et les épaulières
montrant encore les profondes indentations d'anciens coups de masse d'armes ou
de sabre portés dans un autre pays par des hommes dont le squelette n’était que
poussière, et beaucoup avec leurs nattes traînant à terre nouées au crin enchevêtré
d'autres animaux et les oreilles et la queue de chevaux galonnées de bouts de
toile de vive couleur et un autre sur un cheval dont la tête tout entière était
peinte au vermillon et tous les visages des cavaliers criards et grotesques
grimés comme une compagnie de clowns à cheval, mort hilare, tous hurlant dans une langue barbare et chargeant au galop comme une horde surgie d'un enfer encore
plus atroce que la terre sulfureuse du Jugement chrétien, éructant et jappant
et enveloppés de fumée comme ces créatures vaporeuses des régions
inconnaissables où l'œil s'égare et la lèvre palpite et bave. »
11 commentaires:
Merci pour la référence à l'essai de Le Guin !
Il va bien falloir que je le lise celui-ci ;-)
-> La vision de 2001 de Le Guin est une révélation (merci manu)
-> Lire Méridien de sang avant La route casse un peu l'effet de surprise sur la technique d'écriture du second. Bien sur le propos diverge.
J'avoue n'avoir jamais réussi à retranscrire l'horreur et la fascination éprouvée à la lecture de ce roman. Puissant.
Oui, j'ai du mal, je retaperais bien le second paragraphe
Heureusement il y a les extraits
Version 2
Franchement, elle est très bien ta chronique. Et, le parallèle avec Le Guin me semble idéalement choisi.
Merci !
Tiens ça fait 10 ans que je gratouille sur ce blog ...
Mais oui, elle est excellente cette chronique, faut plus y toucher.
C'est pour vous deux :
https://www.youtube.com/watch?v=NR-H2uFCQls
Ah ah, merci SV !
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