dimanche 2 mai 2021

Méridien de sang

 

Cormac McCarthy - Méridien de sang - Points

 

 



La sauvagerie au cœur de l’être humain traverse l’Histoire, les mythes, la littérature, le cinéma. Ursula Le Guin, dans un essai « La théorie de la fiction-panier » en contestait la légitimité et la représentation. Quel fut à l’origine l’outil le plus utile : le panier ou la flèche ? Elle donne une illustration saisissante de cette vision masculine dominante à travers 2001 l’odyssée de l’espace : « […] Où est cette chose merveilleuse, grande, longue et dure, un os, je crois, avec lequel l’homme-singe du film cogne quelqu’un pour la première fois puis, grognant d’extase après avoir perpétré le premier meurtre, le lance vers le ciel où, tourbillonnant, il devient un vaisseau spatial accélérant dans le cosmos pour le fertiliser et produire à la fin du film un adorable fœtus, un garçon évidemment, dérivant dans la voie lactée sans (assez étrangement) utérus, sans matrice ? Je ne sais pas. Je m’en moque. Je ne raconte pas cette histoire. Nous l’avons entendue, nous avons tout entendu à propos de tous les bâtons, de toutes les lances et de toutes les épées, de toutes les choses avec lesquelles on peut cogner et piquer et frapper, de toutes ces choses longues et dures… […] ». Le panier, objet matriciel, n’est cependant pas tout à fait inconnu de la littérature. Prenez les Oulhamrs de La guerre du feu. Dans ce « roman des âges farouches », leur tribu se désole d’avoir perdu le feu. Le feu qui donne sa saveur aux aliments, repousse le froid et les bêtes sauvages. Les Oulhamrs le conservaient dans une cagette, détruite après un conflit. Promis à l’extinction, l’un d’entre eux fait une découverte plus extraordinaire que l’os. Avec du silex et des brindilles, on peut créer des flammes à volonté. Adieu le panier, on va pouvoir se remettre à massacrer.

 

A ce sujet Méridien de sang ne s’embarrasse d’aucun faux semblant. Western noir, d’une violence inouïe, il navigue entre Dante et Au cœur des ténèbresA l’origine le texte se présente comme une chasse aux indiens en 1849-1850 au Mexique et dans les états américains limitrophes. Puis le récit se dilue progressivement dans un ressassement de paysages et une litanie de massacres aveugles, portés par un style cumulatif - peut-être représentatif du roman US puisque Philippe Jaworski traducteur du Vieil homme et la mer indiquait supprimer les « et » d’un ouvrage voué pourtant à la simplicité - conjugué à l’usage de l’imparfait. Les résumés des péripéties en tête de chapitre remettent un peu d’ordre dans l’intrigue et un peu de rationalité dans l’esprit du lecteur. Pas pour longtemps. « Le diable est dans les détails » rappelait judicieusement Gilles Dumay dans une recension de La route, dont Méridien de sang constitue une préfiguration. Les détails, ce sont les descriptions minutieuses des terres traversées et des actes de violence. Il y a comme une géologie de l’horreur dans laquelle les vivants et le langage se dissolvent, réduits à une pantonyme de fête des morts mexicaine. Le texte s’écarte en cela d’Au cœur des ténèbres. Chez Conrad le Mal irradiait d’une source mystérieuse dont Wurtz ne constituait peut-être qu’un épiphénomène et le paysage une fièvre indéfinissable, uniforme que le narrateur s’efforçait de combattre.

 

Trois personnages émergent du récit, un enfant dont l’auteur dit que la violence grondait en lui avant la parole, un juge ou prétendu tel, peut-être le Diable, inventoriant son domaine dans un registre, débitant des discours insensés sur la beauté de la guerre - ou du Mal ? - et le Capitaine Glanton, figure historique d’un massacreur d’indien. On ne trouvera pas ici de récit d’apprentissage, pas de voie salvatrice. Le roman débute par les pérégrinations du gamin qui s'efface un temps au profit d'autres acteurs. 


Il faudrait trouver un antonyme à Outremonde pour caractériser l’univers de Méridien de sang, ouvrage totalement hallucinant porté par une écriture inouïe et la traduction remarquable de François Hirsh.

 

Extrait 1

« Le vent souffla toute la nuit et la fine poussière leur mettait les dents à vif. Du sable partout, du gravier dans tout ce qu'ils mangeaient. Au matin un soleil hagard couleur d'urine se leva à travers des panneaux de poussière sur un monde flou et indistinct. Les animaux n'en pouvaient plus. Ils s'arrêtèrent et établirent un bivouac sec sans bois et sans eau et les pitoyables poneys se blottissaient et pleurnichaient comme des chiens

Cette nuit-là ils passèrent par une région électrique et sauvage où d'étranges formes de molles flammes bleues couraient sur le métal des harnais et les roues des chariots tournaient dans des cerceaux de feu et de petites figures de lumière bleu pâle venaient se jucher dans les oreilles des chevaux et dans les barbes des hommes. Toute la nuit des nappes d'éclairs sans origine palpitèrent à l'occident derrière les nuées d'orages nocturnes, muant le désert en jour bleuâtre, les montagnes sur cet horizon éphémère massives et noires et livides comme une terre d'un autre ordre dont la vraie géologie n'était point la pierre mais la peur. »

 

Extrait 2

« Ils avaient égorgé les bêtes de somme et ils avaient fait sécher la viande et se l’étaient partagée et ils allaient sous l'éperon des montagnes sauvages sur une immense plaine de soude accompagnés par le gronde­ment de tonnerre des orages secs du côté du sud et par des rumeurs de lumière. Sous une lune gibbeuse cheval et cavalier étaient entravés à leur ombre sur le sol de neige bleuâtre et à chaque fulguration à mesure que l'orage progressait ces formes se cabraient traînant, derrière elles un terrible appendice comme une troisième manifestation de leur présence découpée noire et farouche sur le terrain dénudé. Ils continuaient. Ils allaient comme des hommes chargés d'un dessein dont les origines leur étaient antérieures, comme les héritiers naturels d'un ordre à la fois implacable et lointain. Car même si chacun restait à part et distinct, ils formaient à eux tous une chose qui n'avait encore jamais été et il y avait dans cette âme collective des vides à peine concevables, comme ces régions laissées en blanc sur les anciennes cartes où vivent des monstres et où rien n'existe du monde connu que des vents hypothétiques. »

 

Extrait 3 (l’attaque des Comanches)

 

« […] plusieurs hommes de la compagnie avaient commencé à reculer sur leurs montures et d'autres à volter dans la confusion quand surgit un peu plus loin sur le flanc droit des poneys une horde fabuleuse de lanciers et d'archers à cheval dont les boucliers couverts d'éclats de miroirs brisés projetaient des milliers de soleils éclatés dans les yeux de leurs ennemis. Une légion d'horreurs au nombre de plusieurs centaines, à demi nues ou habillées de tenues attiques ou bibliques, ou vêtues de toilettes surgies d'un rêve fébrile, d'une garde-robe de peaux de bêtes et de soyeuses fanfreluches et de morceaux d'uniformes encore marqués du sang de leurs précédents propriétaires, manteaux de dragons transpercés, jaquettes de cavalerie à brandebourgs et passements, l'un en haut-de-forme et l’autre avec un parapluie et un autre avec des bas blancs et un voile de mariée taché de sang et quelques-uns coiffés de couvre-chefs de plumes de grue ou de casques de peau brute rehaussés de cornes de taureau ou de bison et un autre arborant une jaquette à queue-de-morue mise devant derrière mais à part cela tout nu et un autre dans l'armure d'un conquistador espagnol, le plastron et les épaulières montrant encore les profondes indentations d'anciens coups de masse d'armes ou de sabre portés dans un autre pays par des hommes dont le squelette n’était que poussière, et beaucoup avec leurs nattes traînant à terre nouées au crin enchevêtré d'autres animaux et les oreilles et la queue de chevaux galonnées de bouts de toile de vive couleur et un autre sur un cheval dont la tête tout entière était peinte au vermillon et tous les visages des cavaliers criards et grotesques grimés comme une compagnie de clowns à cheval, mort hilare, tous hurlant dans une langue barbare et chargeant au galop comme une horde surgie d'un enfer encore plus atroce que la terre sulfureuse du Jugement chrétien, éructant et jappant et enveloppés de fumée comme ces créatures vaporeuses des régions inconnaissables où l'œil s'égare et la lèvre palpite et bave. »


11 commentaires:

Lve a dit…

Merci pour la référence à l'essai de Le Guin !

Emmanuel a dit…

Il va bien falloir que je le lise celui-ci ;-)

Soleil vert a dit…

-> La vision de 2001 de Le Guin est une révélation (merci manu)

-> Lire Méridien de sang avant La route casse un peu l'effet de surprise sur la technique d'écriture du second. Bien sur le propos diverge.

Ubik a dit…

J'avoue n'avoir jamais réussi à retranscrire l'horreur et la fascination éprouvée à la lecture de ce roman. Puissant.

Soleil vert a dit…

Oui, j'ai du mal, je retaperais bien le second paragraphe
Heureusement il y a les extraits

Soleil vert a dit…

Version 2

Ubik a dit…

Franchement, elle est très bien ta chronique. Et, le parallèle avec Le Guin me semble idéalement choisi.

Soleil vert a dit…

Merci !

Tiens ça fait 10 ans que je gratouille sur ce blog ...

Emmanuel a dit…

Mais oui, elle est excellente cette chronique, faut plus y toucher.

Soleil vert a dit…

C'est pour vous deux :

https://www.youtube.com/watch?v=NR-H2uFCQls

Emmanuel a dit…

Ah ah, merci SV !