Robert
Silverberg - L’oreille interne - Folio SF
C’est un courrier d’Ernest
Hemingway à l’éditeur Perkins qui ravive mon souvenir de lecture de L’oreille
interne de Robert Silverberg. L’écrivain écrit ceci un an après la disparition de l’auteur de Gatsby le magnifique : « Scott died inside himself at around the age
of thirty to thirty-five and his creative powers died somewhat later.”
Dying inside (1) … tout est
déjà dit. Fitzgerald dans une nouvelle, « La fêlure »,
pressentait et appréhendait ce phénomène en ces termes. « Il existe une
autre espèce de choc qui vient de l’intérieur que l’on n’éprouve pas avant
qu’il ne soit trop tard pour y remédier, avant d’avoir acquis l’absolue
certitude que d’une certaine manière, on ne sera plus jamais le même homme. »
Cette « cassure », ce moment où l’on cesse d’être soi-même,
Silverberg l’éprouva temporairement à deux reprises en 1959 et 1973. Il
s’agissait de burn-out, d’une lassitude d’écrire, rançon d’une activité
littéraire industrielle.
Il en fit la matière
première de L’oreille interne qui conte la perte progressive du don de
télépathie de David Selig. L’auteur renouvelait alors complètement ce vieux
thème de science fiction illustré entre autres par Van Vogt (A la poursuite
des Slans), Alfred Bester (L’homme démoli) ou Sturgeon (Les plus
qu’humains). D’un instrument de domination il en fit une malédiction, une
impuissance.
Cette faculté David Selig ne
l’exploite pas ou peu. Enfant difficile, redouté par ses camarades, il poursuit
de brillantes études universitaires et renonce à tout projet professionnel,
vivotant grâce à sa sœur et devenant le nègre d’étudiants incultes. La
télépathie qu’il utilise un peu en voyeur dans un trip permanent, l’isole
paradoxalement des autres. Selig n’entretient aucune relation affective stable,
enchaîne les rapports sexuels sans lendemain. L’irruption de Nyquist un autre
télépathe donne lieu aux jeux pervers de deux monstres de foire.
Le personnage évoque une
autre figure de l’isolement social, Muller héros de L’homme dans le
labyrinthe. Mais cette réclusion à un prix. Le délirant chapitre 23 « l’entropie
en tant que facteur de la vie quotidienne » dit la peur de Selig de disparaître,
comme dans Les monades urbaines ou Le temps des changements.
La fin du trip télépathique suscite l’horreur de la forteresse vide (2).
Silverberg et Gibson emploient des images similaires pour exprimer la
désolation de l’individu coupé des autres, du réseau : « Le monde
est blanc à l’extérieur et gris à l’intérieur », « Le ciel au-dessus du port était couleur télé
calée sur un émetteur hors service ». A l’angoisse de la révélation de
la différence, succède celle de la perdre.
L’oreille interne biographie de David Selig multiplie les points de
vue diégétiques, récits à la première personne, à la troisième personne, flash
backs… Frédéric Jaccaud dans le numéro 49 de Bifrost évoque à ce sujet une
technique narrative empruntée à Joyce. L’écriture devient parfois frénétique,
énumérative à la mesure du maelström spirituel du personnage. Nul doute que de futures
relectures révéleront d’autres facettes cachées de cette œuvre, haut lieu comme
Le Seigneur des ténèbres, de la force créatrice de Robert Silverberg.
(1) titre original de L'oreille interne
(2) ouvrage de Bruno Bettelheim sur l'autisme.
(1) titre original de L'oreille interne
(2) ouvrage de Bruno Bettelheim sur l'autisme.
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