dimanche 4 août 2019

L’ancêtre


Juan José Saer - L’ancêtre - Le Tripode




En 1515, trois navires quittent le royaume d’Espagne et font halte dans l’estuaire du Rio de la Plata entre l’Uruguay et l’Argentine. L’équipage d’un des bateaux débarque et est exterminé par une tribu d’indiens. Ils épargnent la vie du mousse et l’emmènent en captivité. Bien accueilli par ses ravisseurs, il partagera leur existence jusqu’en 1526, date à laquelle il rejoindra ses compatriotes. Dans ses dernières années, le rescapé rédigera le récit de cette épopée qui constitue la matière du roman de Juan José Saer.



Outre L’ancêtre qu’il réédite, l’éditeur Le Tripode n’est pas avare de pépites. On y remarque la présence de Jacques Abeille, Kenneth Bernard, Goliarda Sapienza, Topor … Paru initialement en 1987 chez Flammarion, épuisé depuis plusieurs années, le livre admirable de Saer (1) reparait en 2017 sous le patronage d’Alberto Manguel qui en signe la postface. Dans l’ombre de son compatriote Borges et d’illustres écrivains sud-américains, son œuvre reste à découvrir.  Sa biographie également. On sait que le romancier, dont les parents étaient d’origine syrienne, naquit en Argentine dans la province de Santa Fe en 1937. Il y enseigna l’histoire et l’esthétique du cinéma, s’exila en France en 1968 et décéda en 2005.



Inspiré d'une histoire réelle, L’ancêtre hérite d’une tradition de récits de marins perdus qui à rebours de l’histoire coloniale découvrent le relativisme culturel au contact de populations autochtones. Les voyages de Gulliver tombe évidemment sous la plume. Mais un autre ouvrage s’invite dans le cercle ethnologique : Le Seigneur des ténèbres de Robert Silverberg. Des comptoirs brésiliens du Portugal aux tribus africaines de l’actuel Angola le héros de l’auteur américain s’enfonce dans une altérité presque sans retour. Il en est de même pour le jeune mousse espagnol, qui témoin de scènes de cannibalismes et d’orgies sexuelles bascule dans un autre monde. Les lecteurs curieux de sentiers littéraires inédits emprunteront ici l’allée du Roi : la traduction de Laure Bataillon est tout aussi légendaire que celle de Nathalie Zimmermann.



Alors que Robert Silverberg creuse dans l’ouvrage précité une veine picaresque, Juan José Saer propose un vertige existentiel :

« De ces rivages vides il m'est surtout resté l'abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne. »



« Être ou ne pas être », L’ancêtre se lit comme le roman du Néant, de l’Inexistence. Le jeune mousse est orphelin de naissance. S’étant constitué une famille de passage avec les habitués du port, puis les marins du navire, le garçon débarqué affronte le vide :  la perte de ses compagnons et une sensation d’engloutissement dans une vastitude sans limite, sans repère, le renvoie à une peur primale. Adopté par les indiens qui le baptisent Def-ghi, c'est-à-dire l’absent ou reflet dans l’eau, il découvre en eux une préoccupation semblable. Le monde est une construction précaire dont il faut incessamment prévenir l’écroulement. Les rituels, les activités du quotidien combattent la vacuité, l’indistinct. Revenu sur ses terres après avoir traversé plusieurs plans d’existence, l’ancien mousse fera sienne la réflexion de Calderon « La vie est un songe »



Tout à la fois roman d’aventure, récit ethnologique, ouvrage philosophique, L’ancêtre, atypique comme Epépé de Ferenc Karinthy, est un grand livre servi par une écriture et une traduction admirables.





(1)   Assertion non négociable pour reprendre une expression yossarianesque

5 commentaires:

Ed a dit…

Ca a l'air passionant. Malheureusement je dois lire Toni Morisson (et je n'ai pas attendu sa mort pour en avoir envie !) avant. Petite remarque grammaticale :
"est toute aussi légendaire" Je crois que "tout" sert d'adverbe ici, et ne s'accorde pas. Tu vois, je suis une lectrice attentive :p

Soleil vert a dit…

Merci :)
J'ai beau passer et repasser, il y a toujours une coquille qui traine.
Bien à toi

SV

Soleil vert a dit…

Saer s'est il inspiré de Taïpi d' Herman Melville ?

Anonyme a dit…

Peut-être dans le cannibalisme.. J'ai vu ici une critique aussi du colonialisme. J'ai beaucoup aimé ce roman.

Anonyme a dit…

Le point de vue de Saer est intéressant. Dans un genre moins fictionnel,je pensais à Todorov et sa conquête de l'Amérique.