jeudi 30 décembre 2021

Empire du Soleil

 

J.G. Ballard - Empire du Soleil - Folio






De ce grand écrivain qui fut une de mes idoles des sixties et seventies, il ne me restait pratiquement qu’à prendre connaissance de ses mémoires relatées dans Empire du Soleil, La bonté des femmes, et La Vie et rien d'autre. Le premier de ces textes est l’occasion de renouer avec la grande métropole chinoise, entrevue dans Shanghai la magnifique et le roman Le chant des regrets éternels chroniqués ici. C’est aussi l’opportunité de découvrir une des plus fortes sources d’inspiration des écrits du maitre britannique. James Graham Ballard ne façonna pas seulement son art au gré de lectures romanesques ou de revues SF. Il le confronta au réel. Réputé pour ses visions dystopiques du monde contemporain, il fut quelque sorte un Roland Barthes converti à la fiction. Jouxtant ce débusqueur de mythologies modernes, apparaît aussi un coloriste peu ordinaire, inventeur d’une esthétique de l’apocalypse. Ses fins du monde ressemblent à des toiles surréalistes - une autre source d’inspiration. Mais quel est l’acte fondateur de ces cimetières de ferrailles, de béton et de paysages qui inondent ses récits ? Empire du Soleil le révèle : les quinze premières années passées à Shanghai.

 

La cité où nait Ballard en 1930, entame en 1941 une étape sombre de son existence. Adieu les années folles de 1920, les concessions dans lesquelles les européens vivent une existence luxueuse entretenue par une multitude de domestiques (les amahs) et de coolies affamés. Cela se passe en deux temps. En 1937 les japonais éliminent l’armée chinoise et s’installent à Shanghai. En 1941, après Pearl Harbour, ils investissent les possessions occidentales et en chassent leurs occupants. Certains s’échappent, d’autres sont faits prisonniers. Ainsi démarre l’intrigue d’Empire du Soleil. Séparé de ses parents, alors que son père participait au sauvetage de marins anglais sur le Yangtsé, le jeune Jim rejoint la maison familiale située Amherst Avenue. Il y reste seul avant de se décider à se procurer de la nourriture dans les propriétés désertes du voisinage. Il déambule sur le Bund au milieu des soldats chinois morts et des véhicules détruits. Il y croise deux américains détrousseurs de cadavres occupés à un trafic de dents en or, et qui manquent de le revendre à la pègre. Finalement il décide d’incorporer un cortège de prisonniers dans l’espoir de retrouver ses parents. Des camions le débarque lui et les autres au camp de Longhua. Il y vivra trois années avant l’évacuation sous le coup de boutoir des américains.

 

Passé en mode survie le jeune Jim bascule dans un monde onirique où les corvées quotidiennes, l’attente d’un dérisoire ravitaillement, l’ingestion de rares pommes de terre pour toute nourriture côtoient la fascination qu’exercent sur lui les avions japonais et américains. Les gardiens du camp ne sont pas réellement cruels ; simplement ils laissent mourir les gens de malaria ou de sous-nutrition. Les soldats chinois plus mal lotis œuvrent à l’entretien de la piste d’atterrissage toute proche jusqu’à en crever :

« Jim s'engagea sur l'herbe, tournant ainsi le dos aux nuages de poussière et aux rangées de soldats chinois, Il avait envie de voir pour la dernière fois les avions garés là-bas, de se tenir debout sous la sombre envergure de leurs ailes. Il savait qu'on était en train de tuer au travail ces soldats chinois, que ces hommes affamés faisaient de leurs propres os un tapis pour tes bombardiers japonais qui viendraient se poser dessus. Ensuite ils se rendraient au bord de la fosse, où les sergents aux bottes couvertes de chaux attendaient avec leurs Mauser. Et après avoir posé leurs pierres, Basie et le Dr Ransome et lui-même iraient vers la fosse, eux aussi.

Les derniers rayons de lumière s'étaient ternis sur les fuselages des avions mais Jim sentait leurs moteurs dans l'air de la nuit. Il inhala l'odeur d'essence et de refroidisseur. Déjà il avait commencé à effacer les voix qui l'environnaient, les corps blancs des soldats chinois et la piste d'ossements. Il effaçait aussi le jeune pilote chinois en combinaison d'aviateur qui le montrait du doigt et criait quelque chose aux sergents postés au bord de la fosse. Jim espéra que ses parents étaient morts et à l'abri. Tout en époussetant son blazer couvert de poussière il courut vers le refuge des avions ; il avait hâte de se blottir entre leurs ailes. »

 

Le futur écrivain élabore inconsciemment un paysage mental clef de son œuvre à venir, visions sidérantes d’univers en déliquescence. Le monde d’en bas n’est pas le microcosme d’un conflit mondial, mais un enclos de japonais indifférents aux affamés et aux malades, pas forcément solidaires d’ailleurs, malgré la présence du docteur Ransome ou de l’architecte Maxted qui surveillent Jim d’un œil . Le monde d’en haut déploie l’espace des rêves. Le rugissement des moteurs, la trajectoire des avions, l’arc lumineux de leurs chutes ne se lisent pas comme la chronologie d’une bataille mais comme la calligraphie d’un au-delà magnifique. Il y a cet épisode où les protagonistes échouent à bout de force dans un stade dans les faubourgs de Nantao. Résignés à leur mort prochaine, le jeune héros et les autres perçoivent un éclair blanc qui illumine les tribunes. Est-ce l’éclat de l’explosion atomique de Nagasaki, à la fois simulacre de résurrection des prisonniers et destruction apocalyptique d’une cité japonaise ?

 

Empire du Soleil est un fourre-tout littéraire passionnant, terreau d’un écrivain, roman d’apprentissage, manuel de survie, mémoire précise d’une ville légendaire qu’une existence ultérieure paisible dans l’anonyme Shepperton n’effacera jamais, car les souvenirs, comme les cercueils cerclés de fleurs et balancés dans le Yangtsé, reviennent à la marée montante.


10 commentaires:

Anonyme a dit…

Pourquoi pas un Ballard pour commencer l’année.
Mes meilleurs vœux pour 2022 Soleil vert.. une date qui n’est pas sans rappeler le film. Souhaitons qu’il en soit autrement.
Et bonnes lectures !

Biancarelli

Soleil vert a dit…

Merci de vos vœux.
On ne sait pas où on va, mais on y va …

Ed a dit…

Oula oula, ca part dans tous les sens. Trop barré pour moi. Mais comme d'habitude, tu en parles divinement bien.

Soleil vert a dit…

Merci Ed, mais au fond c'est le récit d'un enfant dans un camp de prisonnier.

La convergence des parallèles a dit…

J'ai une affection toute particulière, au point de le classer dans mon best of pour une ile déserte, pour ce roman qui, sous couvert d'une presque autobiographie, nous offre les bases des apocalypses SF si particulières de l'auteur. Ballard nourrit ses phrases et ses perceptions d'un passé moitié subi moitié fantasmé. Chef d'oeuvre.

Soleil vert a dit…

Je ne sais pas si l'auteur de ces lignes - dont j'approuve le contenu - est celui qui fit l'éloge de La bonté des femmes, mais ce dernier est dans ma PAL

La convergence des parallèles a dit…

J'ai eu, tout du long du récit, la curieuse impression d'une H(majuscule)istoire "rêvée" (dans le sens onirique), bien au-delà de la simple relation de faits tels que peut les restituer un enfant.
Tiens, "La bonté des femmes", un roman signé Ballard ?,je ne connaissais pas.

Soleil vert a dit…

La bonté des femmes est une(semi ?)-autobiographie dans la lignée d'Empire du soleil … et recommandée par Gilles Dumay.
Elle démarre à Shangaï d'ailleurs

La convergence des parallèles a dit…

Tentant. Jim à l'age adulte ?

Soleil vert a dit…

oui