Robert
Heinlein - Histoire du futur - Folio SF/Mnémos
GENESE
Épine
dorsale de l’œuvre romanesque de Robert A. Heinlein, l’Histoire du futur
est un ensemble de nouvelles et de romans rédigés entre 1940 et 19511.
Plusieurs parutions se succéderont jusqu’à l’édition définitive de 1967 The
Past Through Tomorrow, base de l’édition française de 2005 éditée en quatre
tomes chez Folio SF. Heinlein réutilisera les personnages de Lazarus Long et D.
D. Harriman dans deux romans Time enough for love et Au-delà du
crépuscule (To Sail Beyond the Sunset). Mais il n’intégrera pas ces
deux appendices dans le cycle originel.
Le
projet de Robert Heinlein s’inspire de Babbitt, l’œuvre de Lewis
Sinclair. Il emprunte à l’auteur américain le concept d’une méta-construction
littéraire dont chaque roman ou récit concourt à l’édification. A l’arrivée l’Histoire
du futur offre un canevas suffisamment souple et cohérent pour que l’auteur
s’y autorise quelques sur-piquages en insérant, par exemple, L’Homme qui
vendit la lune rédigé en 1950 avant sa suite Requiem datée de 1940.
Mais
pourquoi précisément composer une Histoire du futur ? Entre 1942 et
1949, Isaac Asimov tente d’explorer l’avenir (d'un empire galactique) en
rédigeant les nouvelles formant la base du cycle de Fondation. Dans la
décennie suivante, James Blish livrera un cycle consacré aux Villes nomades.
En achevant la mise au point de la première bombe atomique dans le cadre du
projet « Manhattan », les scientifiques et ingénieurs de Los Alamos
ont ouvert une boîte de Pandore. N’en déplaise à Vernor Vinge, la Singularité
s’est produite en 1945. Ce futur, à la fois terrifiant et fascinant, comment le
conjurer, comment l’anticiper, si ce n’est en relatant son Histoire ?
UNE STRUCTURE NEURALE
Encouragé
par le directeur de la revue Astounding, J.W Campbell, Heinlein dresse un
schéma explicatif et chronologique du Cycle selon une ligne temporelle
s’étalant de 1950 à 26002
. En l’absence de celui-ci dans l’édition française de 2005, une première
lecture révèle un plan d’ensemble découpé en trois périodes :
- Le
temps des précurseurs, qui occupe le premier volume L’Homme qui vendit la
lune.
- La
colonisation de la lune et du Système solaire dans les deux suivants Les
vertes collines de la Terre et Révolte en 2100.
- La
quête de planètes extra solaires dans le dernier tome Les enfants de
Mathusalem.
En
serrant au plus près, l’Histoire du futur dévoile une granularité, une
structure neurale. En effet, chaque roman et chaque nouvelle participent à
l’élaboration d’un tissu textuel et s’inscrivent dans un réseau de
signification par l’activation de quatre fonctions :
-
Une fonction narrative, autrement dit le corps du texte.
-
Une fonction de lien ou hypertextualité. Le récit renvoie à un autre récit par
l’intermédiaire de faits communs ou liés (le
personnage de D.D Harriman, héros de l’homme
qui vendit la lune et de « Requiem »).
-
Une fonction chronologique. « C’est bon d’être de retour »
marque par exemple l’autonomie des Lunatiques par rapport aux Terriens.
-
Une fonction de contextualisation. Dans « Oiseau de passage »,
l’auteur trace l’architecture de la ville de Luna City.
UNE NARRATION « A L'ANCIENNE »
Les
nouvelles prédominent dans les volumes L’homme qui vendit la lune et Les
vertes collines de la Terre. Dès les premiers textes, l’écrivain adopte un
rythme de narration rapide et organise son récit à la manière des pulps. Le
personnage principal doit relever un défi technique ou moral, voir une
combinaison des deux. Ainsi « Asseyez-vous Messieurs » met en
scène sur le mode humoristique un journaliste et ses accompagnateurs soumis à
un problème de décompression lente dans les couloirs souterrains de Luna City.
Dans « Coup de projecteur » une enfant prodige, musicienne et
aveugle, est portée disparue au cours d’une tournée sur la lune. Ses sauveteurs
conçoivent un quadrillage fréquentiel de la surface lunaire. Par contre l’astronaute de « Vertige
spatial » affronte un handicap psychologique. Il souffre d’une
agoraphobie contractée à la suite d’une intervention de maintenance sur un
vaisseau spatial. Enfin Dalila, première femme de l’espace, doit lutter pour se
faire admettre dans une station orbitale, milieu essentiellement masculin (« Dalila
et l’homme de l’espace »).
Cette
narration « à l'ancienne » peut prêter à sourire soixante-dix ans
plus tard, même à la lumière de la complexité de la composition du cycle
esquissée dans le paragraphe précèdent. Cependant l’écrivain ouvre des espaces
spéculatifs inédits. Dans « Ligne de fuite », le docteur
Pinéro invente un procédé permettant de déterminer la durée de vie d’un être
humain. Loin de suivre une pente fantastique, Heinlein place au centre de son
récit un procès opposant Pinéro à l’avocat représentant les intérêts d’une compagnie
d’assurance, et assène un vibrant plaidoyer en faveur du Progrès contre les
intérêts particuliers. « La logique de l’empire » narre les
mésaventures de deux amis qui, à la suite d’une soirée arrosée, poursuivent
malgré eux sur Vénus une conversation entamée la veille sur le colonialisme et
l’esclavagisme en vigueur sur cette planète. Abordant cette douloureuse
question, Heinlein adopte un point de vue économique et non moral. Le
colonialisme n’est tout simplement pas viable car il contredit le principe de
la libre entreprise.
Enfin
« Les routes doivent rouler » et « Il arrive que ça
saute » illustrent respectivement les thèses du fonctionnalisme au
travers de personnages robotisés dont l’esprit fonctionne comme une machine de
Turing, et le grand intérêt porté par l’auteur à la Sémantique Générale. Dans « Il
arrive que ça saute », cet intérêt se double d’un huis clos
angoissant et prophétique autour du fonctionnement de la première centrale
nucléaire.
En
revanche la réussite de « Nous promenons aussi les chiens » ne
s’érige sur aucun artifice narratif. Dans cette nouvelle, les autorités
terriennes demandent à une société de service d’organiser une conférence
interplanétaire. Les visiteurs issus de tout le Système solaire vivent dans des
mondes soumis à des conditions de gravité très différentes. C’est le principal
problème à résoudre. La société fait alors appel aux bons offices d’un
physicien génial mais un peu récalcitrant qui réclame comme paiement de ses
travaux une œuvre d’art exceptionnelle « La fleur de l’oubli ».
Celle-ci apporte comme un vertige au récit, un atout de plus pour une nouvelle
conçue à partir d’un concept extrêmement novateur.
IL ETAIT UNE FOIS L’AMERIQUE
Dans
Révolte en 2100 une tyrannie religieuse a pris le pouvoir aux
Etats-Unis. John Lyle, frais émoulu de l’Académie militaire et membre de la
garde personnelle du Prophète bascule dans le camp des opposants politiques à
la suite d’une aventure sentimentale. Le succès de la Cabale, c’est-à-dire des
révolutionnaires, tient pour une large part à une propagande astucieuse
inspirée là encore des principes de la Sémantique Générale.
Plus
intéressant que « Si ça continue », Les orphelins du ciel, autre
roman, aborde sur le mode picaresque un thème repris ultérieurement par Brian
Aldiss dans Croisière sans escale, celui d’un navire spatial privé
d’équipage et dont les descendants, divisés en deux clans, ont oublié leur
« passé commun ».
L’Histoire
du futur revisite aussi l’histoire
américaine. Robert Heinlein a conçu les deux meilleurs romans du cycle, L’homme
qui vendit la lune et Les enfants de Mathusalem autour de deux
figures emblématiques, D. D. Harriman et Lazarus Long, caricatures de
l’entrepreneur privé made in U.S.A et du cow-boy.
Construit
en deux parties, Les enfants de Mathusalem évoque la lutte pour la
survie d’une communauté humaine, les familles Howard. Celles-ci, par une
pratique eugénique qui ne dit pas son nom, ont augmenté de façon très
significative l’espérance de vie de leurs membres. En bute à des persécutions,
comme les Slans du célèbre roman de A.E Van Vogt, elles décident à
l’instigation de Lazarus Long, le plus ancien d’entre eux, de quitter la Terre.
L’exploration
de l’univers et la rencontre d’extraterrestres occupent la deuxième partie. De
tonalité très différente, à la fois réminiscence de l’épopée du Mayflower et
des Voyages de Gulliver, la fin du roman ouvre un espace de réflexion
ethnologique et politique déjà abordé dans « La logique de
l’empire » ou « La réserve », récit dans lequel un
individu expulsé des États-Unis découvre un territoire partagé entre trois
États dotés de systèmes politiques anti-démocratiques. Personnage haut en
couleur, Lazarus Long domine Les enfants de Mathusalem. A la fois franc
tireur et solidaire de sa communauté, orientant les décisions mais ne prenant
part à aucune forme de gouvernement, soucieux de sa liberté mais pas
indifférent à celle des autres, il incarne un certain idéal du pionnier
américain.
D. D. Harriman, dont Heinlein emprunte le nom à un célèbre
entrepreneur de chemin de fer, représente un autre type d’individualiste. Ce
n’est pas un industriel comme Barbicane, si l’on veut se référer au roman de
Jules Verne, De la terre à la lune, plutôt un vendeur de génie sans
illusion sur le monde des affaires, un obsessionnel comme Hatteras, autre héros
Vernien. Le business plan de son projet lunaire ne vaut pas un dollar mais sa
force de conviction emporte tout. Heinlein mène son récit à tambour battant,
mais le profil de Harriman l’apparente autant à un manager classique qu’à un
« facilitateur ». Comme le prouve son souci de s’entourer des hommes
les plus compétents et surtout de traiter en priorité les problèmes
organisationnels aux problèmes techniques.
Encore
une fois l’incursion dans les sciences humaines (droit, gestion de
l’entreprise…) étonne de la part d’un auteur de l’âge d’or dont les confrères
élaborent des thrillers spatiaux et lorgnent plutôt du coté des sciences dures
avec un zeste de Korzybski ou de psychohistoire.
Tout
entier à ses questionnements sur un mode de propulsion interstellaire efficace,
Harriman a laissé la main aux frères ennemis Barbicane et Nicholls. Il est vrai
que Jules Verne a inventé le plus formidable carburant de l’histoire : la
rivalité humaine, celle-là même, qui transposée à deux États, conduira aux
premiers pas de l’homme sur la lune en 1969. Mais l’initiative privée et la
recherche du profit n’ont peut être pas dit leur dernier mot. Alors que les
reports des programmes spatiaux de la NASA se succèdent, l’avenir appartient au
tourisme spatial et par voie de conséquence à Robert A. Heinlein.
En
attendant, l’Histoire du futur marque une étape dans la constitution de
la SF comme corpus littéraire honorable : à mi chemin entre pulp et chronique
des Temps nouveaux.
1
Solutions non satisfaisantes - Ugo Bellagamba et Eric Picholle, Les Moutons
électriques, 2008
2
Le livre d’or de Robert Heinlein par Demètre Iokamidis, Pocket, 1981 & 1989
sous le titre Longue Vie.
3Cf
note 1.
10 commentaires:
Lue oui, mais faut-il la conseiller? Souvenir de tomes inégaux, ou il manquait des pavés, l'interale n'étant pas disponible en J'ai Lu.il doit il y avoir là dedans quelque chose sur la Lune qui serait un roman codé de l'expérience civile des fusées californiennes.je dis serait, car ce n'est pas évident... MC
Intégrale chez Mnemos et folio sf
Pas vu que vous citiez le Iokammidis ! Un comble car je l'ai aussi. Peut-être signaler, selon Ewen Chardonnet, in "Mohave Epiphany", sa présence auprès des premiers lanceurs civils de fusées. Dire nettement que ce plan a pris du temps (plusieurs années). Sur le Heinlein Libertarien, rien trouvé dans ses romans. Avez-vous été plus heureux que moi? A vous. MC
Iokamidis!
Eh bien ça alors ! Voilà qui répond à un de mes derniers commentaires. Ce futur qui angoisse... MC venait de répondre avec "Double étoile" de Heinlein. Je suis sidérée.
Ah cette fiche de relecture replatrée par GD : ou comment entrer dans la petite histoire de la SF par la porte de service. Mais après tout, je l'ai lue cette Histoire du futur ...
La porte de service est très utile !
Pas vu la Folio! Merci!
Oui, mais je n'ai pas dit que tout etait bon. ah ces "Enfants de Mathusalem!" MC
Au fait, il était ingénieur, Heinlein? Ce qui peut expliquer le choix d'Harriman. Mais Libertarien comme le dit Chardonnet in Mohave Epiphany, ca me semble exagéré. Et vous? MC
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