Neil
Gaiman - Neverwhere - J’ai Lu
Un soir qu’il se rend à une importante réception en
compagnie de sa fiancée, Richard Mayhew secourt une jeune fille gisant blessée
à demi-inconsciente sur le trottoir. Plantant sur place l’ambitieuse Jessica
Bartram, il la ramène chez lui pour lui prodiguer à sa demande quelques soins. Porte,
ainsi se nomme-t-elle, est poursuivie par deux tueurs. Cherchant à tout prix à
éviter les hôpitaux et à conserver son anonymat, elle prie Richard de contacter
un certain Marquis de Carabas. Sur ses indications, il s’aventure aussitôt dans un Londres inconnu pour
retrouver l’énigmatique personnage sans se douter qu’il vient de tirer une
croix sur sa vie antérieure. Le lendemain, personne y compris Jessica ne semble
le reconnaître. Sa carte de crédit ne fonctionne plus. Il décide de alors replonger
au cœur de la Londres-d’en-bas pour trouver le fin mot de l’histoire. Encore faut-il
que quelqu’un lui en désigne l’entrée.
S’il n’est pas le plus emblématique des ouvrages de Neil
Gaiman ce texte inaugure - plus que De bons présages rédigé en collaboration
avec Terry Pratchett -, la véritable entrée de l’écrivain dans l’univers
romanesque. Il n’eut de cesse de retravailler entre 1996 et 2005 Neverwhere
conçu au départ pour une série TV. Ainsi naquit ce classique de la fantasy
urbaine qui à l’instar du Mother London de Michael Moorcok et des Voies
d’Anubis de Tom Power consacre définitivement Londres comme capitale du
mystère.
Au nombre de ses allégeances Neil Gaiman cite Le Magicien
d’Oz. On n’oubliera pas Démons et merveille de Lovecraft, mais peut-être aussi Le peuple d'en bas de Jack London. Richard
Mayhew, sorte d’anti Randolph Carter, essaye de regagner le monde réel à l’aide
d’une clef d’argent. Pourtant la capitale d’en-bas n’est pas si fondamentalement
différente de celle d’en haut. Bien avant Damasio et à la même époque où
Christopher Priest publiait Le Don réécrit par la suite sous le titre Le Glamour, l’auteur de Sandman et d’American Gods dépeignait
des furtifs, des invisibles sociaux. Ses personnages habillés de noms ronflants
et d’haillons repoussants, comme ce Carabas échappé d’un conte de Perrault,
peuvent bien déambuler dans Le British Museum. Seuls les rats les reconnaissent.
Le duo d’assassin MM Croup et Vandemar n’a rien à envier en matière de
pittoresque à Jules Winnfield et Vincent Vega de Pulp Fiction ou aux
facétieux sbires de Blofeld, Wit et Kidd des Diamants sont éternels. Il y a des Anges, des Minotaures, des Comtes castellisant dans des rames de métro, des épreuves initiatiques …
Balade londonienne, page-turner, Neverwhere est un
chef d’œuvre du genre. Et oubliez ce que je viens d’écrire : nul doute que Randolph Carter et Richard Mayhew se sont croisés dans un Neverland quelconque.
55 commentaires:
Ce Londres d'en bas c'est un peu la Cour des Miracles d'aujourd'hui : le monde des invisibles, des mendiants, des pauvres, des sans domicile, des migrants. Vous qui aimez les métaphores, celle-ci n'a rien d'une entrée dans le fantastique, juste une intrusion dans le monde d'en bas que ne voient plus les citoyens des villes bien installés dans une vie confortable et surtout barricadée et sécurisée. Un rapport vertical entre ces deux mondes. Descendre ou monter, il faut choisir.
Ce Richard Mayhew est le personnage sur qui tout reposé, semble-t-il, une Alice au pays sans merveille qui tombe dans un trou pour y être accueillie par des rats...
Il y a aussi la ville, Londres si presente dans tant de romans policiers ou populaires surtout avec son visage du XIXe siècle : pavés, brouillard, rues mal éclairées la nuit, mauvaises rencontres et peut-être le bruit d'un fiacre... et là Tamise bien sûr.
Belle ambiance a la Turner, dites-vous.
Je ne connais aucun des auteurs ou livres ou personnages que vous citez. C'est un domaine où les références me manqueront toujours...
Bon je vais continuer la lecture du Nageur de Bizerte, le très beau roman de Didier Decoin, puis j'enchaînerai avec le Nageur de Pierre Assouline. Que d'eau, que d'eau ! C'est le fleuve du temps qui charrie sa boue et sa lumière.
Bonne lecture à vous, anonyme II.
De bons présages était une parodie hilarante de la fantasy. On peut s’inquiéter de voir avancer ici le Don de Priest, qui a au bas mot 150 pages de trop. Ne suis pas sûr tout de même que les deux soient superposables quant
A Lovecraft….
Bon les commentaires se publient sans qu’on appuie!
Termine le Leiber intitulé dans l’édition française Génies en Boite , Presses de la Cité, 1983. Publie en 1961 sous le titre The Silver Egg Heads, le livre est à la fois une mise en boite henaurme du monde de l’Edition Americaine, un hymne à l’hédonisme facile des années 1960, et plus profondément une réflexion sur une littérature devenue un produit de machine réduisant l’écrivain au rôle d’aimable figurant ( Hemingway en particulier en prend pour son grade!) hors il n’est de littérature que fondée sur l’ expérience humaine. Ou approchant ( cas du robot amoureux!)C’est un des sens possibles de cet olni leiberien, peut-être affaibli par un dénouement optimiste de convention, mais avec lequel on passe somme toute un bon moment. MC
Ah, je vais voir. MC
Jaime beaucoup tous les indices qui se cachent en ces lignes :
"Elle posa la main du jeune homme dans sa vieille paume et la serra fermement, avant de
cligner plusieurs fois des yeux, tel un hibou qui vient de gober une souris et ressent les premières
atteintes de l’indigestion.
— Z’avez un long chemin à faire, dit-elle, surprise.
— Jusqu’à Londres.
— Non, pas seulement. (La vieille observa un silence.) Pas un Londres que je connais, en tout
cas.
À ce moment, la pluie se mit à tomber doucement.
— Pardon, dit-elle. Ça commence par des portes.
— Des portes ?
Elle hocha la tête. La pluie redoubla, tambourinant sur les toits et l’asphalte de la rue."
"Elle courait désormais depuis quatre jours, une fuite décousue, désordonnée, à travers passages et tunnels. Elle avait faim, elle était épuisée, plus exténuée qu’on n’est en droit de l’être et chaque nouvelle porte s’avérait plus difficile à ouvrir. Au terme de quatre jours de fuite, elle avait trouvé une cachette, une minuscule tanière dans la pierre, dans les profondeurs du monde, et elle dormit enfin."
Si je superpose ces lignes du premier chapitre à votre billet, une impression se précise : cette femme épuisée qui pour fuir doit ouvrir des portes deviendra pour Richard Mayhew, une porte entre les deux temps de Londres.
Et vous écrivez : "Porte, ainsi se nomme-t-elle".
Une impression de rencontrer un nom matrice qui a donné vie au roman.
"À son arrivée, il avait trouvé Londres immense, bizarre, fondamentalement incompréhensible. Seule la carte du métro, cette élégante représentation topographique multicolore des lignes et des stations, lui imposait un semblant d’ordre. Petit à petit, il avait compris que la carte du métro était une fiction commode qui facilitait la vie sans entretenir le moindre rapport avec la réalité concrète de la cité en surface".
Cette façon d'écrire et de décrire Londres est habile, prémonitoire.
La façon d'alterner les deux histoires, celle de Porte (ailleurs) et celle de Jessica et Richard (dans le présent), est troublante. Elle oblige le lecteur à lire deux livres en même temps.
Cela va devenir très compliqué quand Richard, rencontrant Porte va devenir un transfuge.
je pense à l'expression populaire : "Se prendre une porte" !
La construction du mystère est superbe. Ainsi dans ces deux paragraphes, cette histoire de porte, visible pour elle, invisible pour lui. Toutefois, ce nom passant de l'objet devenant symbolique "une porte" au nom de l'héroïne "Porte", donne le tournis. Un roman dont la version audio doit être périlleuse...
"Si c’est la dernière porte que je dois ouvrir, implora-t-elle en silence auprès du Temple et de l’Arche. Quelque part... N’importe où...Un refuge... (Puis, aux abois, elle pensa :) Quelqu’un.
Et au moment où elle perdait conscience, elle tenta d’ouvrir une porte.
Tandis que les ténèbres l’avalaient, Porte entendit la voix de M. Croup, comme si elle venait de très loin. Elle disait : — Enfer et damnation."
"Pas l’hôpital, je vous en prie. Ils me retrouveront. Emmenez-moi dans un endroit sûr. Je vous en prie.
Sa voix était faible.
— Vous saignez, lui dit Richard.
Il regarda l’endroit d’où elle venait : mais rien n’interrompait la brique nue du mur."
"Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée." avait écrit Musset. On peut penser que pour Neil Gaiman l'indécision entre ces deux situations a laissé la place à une porte... entrebâillée... entre deux mondes.
Cette Jessica est exaspérante ! Non seulement elle manque d'empathie envers cette jeune femme blessée mais cherchant à expliquer l'absence de Richard restée près de la blessée elle ose penser à :
"elle chercha des excuses plausibles à l’absence de son fiancé et se surprit, en désespoir de cause, à se demander si elle ne pouvait pas tout simplement prétendre que Richard était mort.
— C’est arrivé de façon tellement soudaine, chuchota-t-elle d’une voix songeuse."
C'est vraiment très drôle !
"La jeune fille tendit une main crasseuse vers la porte, qui s’ouvrit aussitôt.
]e n’aurais jamais cru que je serais heureux de trouver ma porte mal fermée, se dit Richard en entrant avec la jeune fille dans ses bras, claquant la porte derrière lui d’un coup de pied, et en allant la déposer sur son lit.
Le plastron de sa chemise était couvert de sang."
Neil Gaiman a dû bien s'amuser en écrivant le début du roman. Que r2serve la suite ?
Je suis bien heureuse que ce livre soit arrivé plus tôt que prévu, juste entre deux lectures.
Vous avez bien choisi ! Je m'amuse beaucoup (tout en gardant un œil sur les manifs.)
"Elle venait d’ouvrir les rideaux, clignant des yeux à la froide clarté du jour. La jeune fille contempla, stupéfaite, le panorama plutôt banal qu’offrait la fenêtre de Richard, s’ébahissant à la vue des voitures, des bus et du petit groupe de boutiques – un marchand de journaux, une boulangerie, une pharmacie et une boutique de spiritueux – en bas.
— Je suis dans le Londres d’En Haut, dit-elle d’une petite voix.
— Oui, vous êtes à Londres, acquiesça Richard. (En haut de quoi ? se demanda-t-il.) Je crois que vous étiez en état de choc, hier soir, ou quelque chose comme ça, en tout cas. Vous avez une vilaine blessure au bras.
Il attendit qu’elle dise quelque chose, qu’elle s’explique. Elle lui jeta un coup d’œil, puis reporta son attention vers les autobus et les boutiques. Richard poursuivit :
— Je, euh... je vous ai trouvée sur le trottoir. Il y avait pas mal de sang.
— Ne vous inquiétez pas, fit-elle avec le plus grand sérieux. C’était surtout le sang de quelqu’un d’autre."
C'est un peu surréaliste, non ?
"De mauvaises nouvelles ? s’enquit la jeune fille.
Elle se tenait debout, juste derrière lui, dans la partie kitchenette de l’appartement, le bras proprement bandé. Elle sortait des sachets de thé qu’elle disposait dans des tasses. La bouilloire étaitsur le feu.
— Oui, répondit Richard. Très. (Il alla vers elle, lui tendit l’affichette marquée AVEZ-VOUS VU CETTE PERSONNE ?) C’est vous, non ?
Elle arqua un sourcil.
— La photographie me représente.
— Vous vous appelez... Opportune ?
Elle secoua la tête.
— Je m’appelle Porte, Richardrichardmayhewdick. Du lait ? Du sucre ?
Richard se sentait désormais complètement dépassé par les événements. Et il corrigea :
— Richard. Richard tout court. Pas de sucre.
Puis il ajouta :
— Dites-moi, si la question n’est pas indiscrète : que vous est-il arrivé ?
Porte versa l’eau bouillante dans les tasses.
— Vous ne tenez pas à le savoir déclara-t-elle simplement."
Un surréalisme comme dans les œuvres de Magritte. C’est l’absurdité qui règne. Tout est familier mais aussi dérangeant : ça cloche. Neil Gaiman invite à venir ses lecteurs à questionner notre environnement et à en déceler l’étrangeté. Comme entrer dans un univers onirique.
Ça c'est un Magritte !
"Je dois d’abord régler un petit détail. Quand nous émergerons à la lumière du jour, ne regardez pas en bas.
— Pourquoi ça ? s’étonna Richard.
Brusquement, le jour le gifla en pleine face et il regarda en bas.
Il faisait grand jour (Comment ça se fait ? demanda une petite voix au fond de sa tête. Il faisait presque nuit lorsqu’il était entré dans la ruelle, il y avait... Combien de temps ? Une heure ?), il se cramponnait à une échelle métallique qui gravissait le flanc d’un très haut bâtiment (Mais il y a quelques secondes, il escaladait la même échelle et il se trouvait à l’intérieur, non ?), et en dessous de lui, il découvrait... Londres.
Des voitures minuscules. Des bus et des taxis minuscules. Des maisons minuscules. Des arbres, des camions miniatures. Des gens tout petits petits. Ils apparaissaient tour à tour flous et nets au-dessous de lui."
Superbe le début du chapitre 3 que vous avez fort bien résumé.
A partir du chapitre 4, le roman s'enlise dans un fatras d'actions et de détails inutiles. Je décroche mais j'ai beaucoup aimé les trois premiers chapitres.
Cette lecture me rappelle le roman de Christopher Priest et ses jumeaux perdus entre deux époques"Rendez-vous demain".(Denoël).
Bonsoir, Soleil vert, j'ai mis le roman de Neil Gaiman en pause.
Je reviens de ma promenade vespérale sur la RdL puisqu'ici vous n'apparaissez plus, hors vos billets. Ça fait un grand silence...
J'ai effacé tous mes commentaires sur le roman de Didier Decoin. Vous ne l'aimiez pas et MC qui avait cité le titre , "Le nageur de Bizerte" s'est defaussé dans un commentaire ambigu. En cette absence de dialogues je trouvais que ce long monologue n'avait aucun sens. Je l'ai donc supprimé pour ne laisser que les commentaires de rapportant au roman beckettien de Brian Evenson "Immobilité".
Je suis en attente du "Nageur" de Pierre Assouline qui ne sera disponible que le 6 avril.
Je suis donc retournée sur la RdL où il me reste encore quelques beaux souvenirs. Mes dialogues avec Closer sont de ceux-là . Nous aimions échanger nos impressions de promeneurs dans les expos. Surtout celles du Petit Palais, assez confidentielles. Avec Paul Edel par ses billets aussi et bien sûr Pierre Assouline a travers ses billets qui souvent faisaient mémoire d'un peintre, d'un photographe.
Là, Closer a éveillé mes désirs de comprendre comment un commissaire d'exposition peut avoir eu l'idée de nous montrer Degas à partir de Manet et inversement.
Il est vrai qu'on imagine volontiers ce qu'on s'attend à voir. Et ces deux géants dont j'aime l'oeuvre, je n'ai jamais songé à les regarder ensemble. La lune dans un oeil et le soleil dans l'autre écrivait Eluard. Eh bien c'est un peu cela. Ça se brouille dans ma mémoire quand je tente de les rapprocher. L'un sauvage, austère. L'autre à l'aise en société et avec les femmes. L'un faisant tourbillonner la touche dans limprecis, l'autre lent et précis , captant par grands aplats la lumière par la couleur. Deux amis-ennemis. Deux regards magnifiques de posant sur les mêmes sujets (danseuses, prostituées, courses de chevaux, portraits dans ce Paris de la fin du XIXe siècle)
Alors, Soleil vert, je vais me préparer a cette expo. Accepteriezvousy que j'écrive ici, pour Closer, mes impressions.
Je ne réécrirai pas sur la RdL. J'y ai subi trop de mépris, d'accusations infondées, de haines à peine dissimulées.
J'ai trouvé chez vous une retraite paisible.
Ici pourrait être le lieu de parler de Dégas et Manet.
Bonne soirée
Le premier souvenir qui me revient est lié à cette formidable exposition au musée d'Orsay des pastels de Degas et en particulier dans les dernières salles des nus féminins (toilettes, nus couchés). Je pense qu'on les retrouvera dans l'Expo Degas/ Manet.
Ces corps étaient peints dans des positions incroyables sans souci de mettre en scène des Vénus, des odalisques alanguies comme celles de Titien où d'Ingres. Degas ne cherche que la vérité de ces corps, sans complaisance à les embellir, dans un poudroiement d'ocres et d'ors soyeux. On sent qu'il les a observées en dessinant, sans certitude contrairement à l'assurance de Manet. Tout est instable et prend son équilibre gracey à la quantité infinies d'études qui se succédaient. Il voit les femmes telles qu'elles sont et les effleure de la lumière de ses pastels. Souplesse et épaisseur de ces corps qu'il capture, les poursuit, la main agile sur le papier, le regard à l'affût. Observateur sensible et raffiné de la beauté de ces corps exposés, ouverts, voluptueux. On retrouve cette liberté dans ses études des corps nus des danseuses (bronzes et pastels, croquis au fusain).
Paul Edel avait écrit un texte superbe sur cette exposition. J'aurais dû le copier...
Peints ou dessinés selon qu'il s'agissait de toiles, d'aquarelles ou de pastels et fusains.
Sur l’Exposition, un brin racoleur, le Parisien d’ aujourd’hui. Sur Degas, le Degas de Daniel Halevy, plus témoignage humain, mais qui vaut pour le long terme. Il n’y est pas question de Manet, mais je voudrais qu’on me cite un peintre avec qui Degas n’ait pas été vache, ce serait pour le coup science fictionesque! Cf Paul Helleu, dit le « Watteau à vapeur « ou Meissonnier, dit « le Geant des nains »… Bien à vous. MC
Oui, Ernest Rouart qui l'a bien connu le décrivait comme un être tendre pour peu de choses qui arrivait promptement aux éclats de voix ! Il admirait Degas, même insupportable et le recevait tous les vendredis. C'est là que Paul Valéry l'a connu. J'ai lu cette sorte de biographie écrite par lui. Valéry sait si bien écrire l'art. Il a une approche de ses études de danseuses remarquable.
Oui, Degas avait un caractère épouvantable mais il savait être drôle et même charmant. Il connaissait bien son atelier rue Victor -Massé. Et lui rendait visite jusqu'en ses vieux jours alors qu'il était solitaire et triste et que l'élégance l'avait quitté - car il avait été un homme de goût. Heureusement protégé par sa servante Zoé, il ne manquait d'aucune attention. C'était un grand lecteur nourri aux lettres classiques.
Ingres était sa passion, un génie pour lui.
"Le dessin n'est pas en dehors du trait, il est en dedans..."
C'est en lisant les notes de Valéry que j'ai compris que le sol avait tant d'importance pour Degas. Ses femmes au bain, ses danseuses il les voit souvent de haut, dans une vie plongeante et la lumière joue alors un grand rôle.. il avait vraiment une manière de voir bien at lui et l'on reconnaît à coup sûr ses tableaux, des dessins, ses études et modelages. J'en ai vu de très beaux dans ce musée tout moderne à Giverny, juste à côté de la maison de Monet.
Pour aller vers Manet je pense toujours au portrait qu'il fit de Berthe Morisot, son modèle préféré. Il a su saisir toute sa mélancolie et sa sensualité.. une beauté endeuillée, un peu farouche. Rebelle aussi jusqu'à dans cette mèche rebelle . Et surtout mystérieuse. Une femme tiraillée entre sa passion de peindre et son milieu bourgeois. Épouse et mère mais préférant la compagnie des peintres d'avant garde et celle d'... Edouard Manet, le chef de file de ce nouveau mouvement pictural.
Pour lui, elle sera modèle, ce dandy élégant au charme puissant. Il sera sensible au tempérament de feu de sa belle-soeur. Sa muse insaisissable...
Elle exposera au Salon officiel près des Refusés !
Bon, je m'éloigne. C'est la faute à Closer !
vue plongeante
Daniel Halevy dit à peu pres la meme chose que Rouart. Rosserie, sensibilité maladive, période de cycles littéraires dont un Dumas, rompant avec ses amis qui paradoxalement en souffraient. Dépression de Ludovic Halevy, souffrance de Daniel avec l’ Affaire…
Mais maintenant, en ce temps où l'on ne rencontrera plus jamais ces hommes, ces femmes, nous sommes face à leurs oeuvres, à ce qu'elles sont devenues. Immensité de ces collections. Et encore je n'ai rien écrit ou presque sur celles d'Édouard Manet. Si différentes les une des autres. Le petit joueur de fifre sur ce fond terreux, uni, tellement impressionnant, ces natures mortes excellentes dont l'asperge unique offerte à l'homme qui avait acheté la botte avec un supplément conséquent. Il en manquait une dira-t-il ! Le Moulin rouge et ces tourbillons de danseurs, la femme au bar devant le grand miroir indiscret, les bords de mer, l'eau trop bleue d'une partie de canotage, les courses de chevaux, le balcon (ah, le travail des mains... Quelle assurance dans les coups de pinceau !) Et ces toiles qui volontairement sont inachevées comme si déjà le rapport des couleurs l'emportait sur le sujet.
S'il n'y avait eu des collectionneurs, des marchands d'art, des collections, des musées, nous serions privés de ce bonheur de les contempler aujourd'hui et eux, privés du revenu de leur travail, du regard des autres, auraient peut-être posé les pinceaux. C'est une méditation difficile car le marché de l'art a transformé après leur mort, ces chefs-d'œuvre en mine d'or pour les financiers des salles de vente. Et tous n'offrent pas aux musées leurs trésors.
Je pense aussi aux galeristes qui prennent le risque d'exposer des artistes inconnus pour les révéler. Eux qui souvent dialoguent avec les artistes au fond des ateliers - parfois des garages, des remises, des granges.
Ce qui me frappe avec Degas et Manet c'est l'humilité de leur travail. Il y a de l'artisan en chacun d'eux. Savaient-ils qu'ils étaient géniaux, précurseurs, eux qui accrochaient au Salon des Refusés ?
Oui les collectionneurs sauvent beaucoup, par rapport à l’ Etat dont le métier est de se tromper. Ils ne sont pas infaillibles, mais dans le tas, il y a des Cousins Pons qui savent voir au delà des modes. By Jove! ArtParis commence aujourd’hui. On verra si le retour du dessin , manifeste l’an dernier, se confirme…
Oui, car les œuvres choisies par l’État, pour être présentées au musée du Luxembourg ancêtre du musée d'Orsay, étaient achetées au Salon officiel lorsqu’elles y avaient reçu un accueil favorable de la critique. Certaines œuvres ont dû attendre que les mentalités changent pour être exposées. Tant de bouleversements majeurs ont changé le visage de l'art occidental au XXe siècle.
Apprécier la beauté des lignes et des couleurs au-delà du sujet demande une grande liberté d'esprit. Et quand on pense au fauvisme, au cubisme... Quelle rupture radicale... Là plus d'allusion à la réalité voire pour l'abstraction l'absence de représentation.
Je relis souvent ces paroles de Castagnary, prolongeant une lettre où Courbet réfléchit à la relation entre l'art et la nature.
Il écrit : "Dans la nature, il n'y a ni beau ni laid, mais seulement des formes et des apparences colorées. Le concept de beauté ou de laideur naît en notre esprit à l'occasion des représentations qui lui sont apportées par les sens. (...) et deviennent beaux ou laids, selon nos vies et notre tempérament personnel. (...) Le Beau n'ayant point de réalité objective, il n'existe donc qu'à l'état d'abstraction." ("Libres propos").
Et ces lignes encore que Degas aurait pu écrire : "La vie d'abord et avant tout. Le Beau viendra plus tard, s'il peut. Il viendra certainement, car plus vous ferez vivant, plus vous ferez beau."
Et je ris en lisant ce que Derain écrit à Vlaminck. "Cette couleur m'a foutu dedans. Je me suis laissé allé à la couleur pour la couleur." (28-07-1905)
Quelle jouissance ! Quelle exultation !
Et Baudelaire écrivant à la mort de Delacroix : " Pour parler exactement, il n'y a dans la nature ni ligne ni couleur. C'est l'homme qui crée la ligne et la couleur."
Il faut tellement de temps pour comprendre cela. Il faut toucher, se déplacer autour d'un objet pour choisir la ligne qui sera rencontre entre notre approche de l'objet et sa vérité qui est volume jouant avec la lumière et l'ombre.
C'est épatant. Épatant !
Je crois que Neil Gaiman avec cette histoire de porte visible puis non visible a joué avec ce jeu infini entre vue, mémoire et imaginaire.
Son roman Neverwhere est comme un tableau at transformations où les images glissent les unes sur les autres comme un palimpseste. Comme silt avait vu les scènes de son livre avant de l'écrire.
Une toile, un dessin, une page de livre, c'est toujours une surface plane. Quand on cherche à la pénétrer on s'isole de tout le reste. Ces surfaces peintes, écrites, gravées, dessinées sont souvent des métaphores. Ce que l'on voit donne l'illusion d'exister. Souvent autre chose qui est ailleurs
Le langage pictural est souvent plus incompréhensible que l'écriture.
On ne devient pas peintre ou écrivain uniquement en contemplant la nature ou un visage .
L'explosion intérieure qui va engager toute une vie arrive souvent par hasard devant un tableau ou en lisant.
On se découvre une famille. On fraternise... On associe la tête, l'oeil et la main, saisi par un rythme, une tonalité, une coloration, un style.
Un travail plein d'obstacles. Un vrai corps à corps. Ça passe ou ça casse.
Pour les créateurs, se mettre à l'écart et s'enfoncer dans l'acte de créer. Devenir peinture ou écriture.
Pour celui qui regarde - car
l'oeuvre vit du regard de l'autre ... chercher...
Parfois une telle obscurité émane d'elle. Parfois elle rayonne d'une spiritualité concentrée en elle.
Et puis elle nous regarde comme nous la regardons. De cet échange, parfois, on passe d'une saisie sensorielle à une activité mentale qui engage la mémoire.
L'émotion esthétique engage à l'analyse d'éléments formels, rythmiques de l'œuvre.
Parfois, un seul tableau dans une exposition. Celui devant lequel on s'attarde. Celui dont on se souviendra. Fascination.
Entre la réalité et l'œuvre une ambiguïté s'installe, trouble et ravit. Le monde visible alors, s'adosse au monde invisible. L'envers du monde que l'on trouve parfois aussi dans un livre comme celui-ci choisi par Soleil vert.
Comme le portrait de Berthe Morisot ou la scandaleuse Olympia baudelairienne de Manet. Comme les femmes à la toilette de Degas. Ou Melancolia de Dürer...
Jouissance infinie.
A chacun son musée, sa galerie, son livre....
Je feuillette le beau livre de Vincent Noce "Monet, l'oeil de l'eau"(Ed. L'inattendu)
Page 53, il écrit : "Le 15 mai 1874, la Société anonyme coopérative d'artistes ouvrit sa premieret exposition dans l'atelier du photographe Nadar, 35, boulevard des Capucines, avec le concours de trente contestataires, révoltés par les exclusions qui se multipliaient au Salon. Ils avaient réussi, non dans confusion, défilades et chamailleries (la société ne mit pas six mois pour se dissoudre), à prendre de vitesse la manifestation officielle devant commencer deux semaines plus tard. Les Rebelles obtinrent un bel écho dans la presse, même s'il renvoyait plutôt réprobations ou désappointements. La qualité était inégale, mais l'affluence était au rendez-vous. (...) Cent cinquante participants étaient attendus. Boudin, Pissarro, Sisley, Degas, Renoir en furent. Monet quant à lui, accrochait des pastels et cinq peintures, dont deux marines havraises
. (...)"
Quand on pense que maintenant on ne jure plus que par l'impressionnisme comme valeur sûre, cela fait réfléchir....
Vincent Noce , critique à Libé en son temps, écrivit aussi une enquete très documentée sur le pillage des œuvres d’art.
Vincent Noce est un homme réfléchi . Un bon critique d'art qui prend le temps de vérifier ses sources. J'ai lu quelques chroniques de lui sur Libération.
Son essai "L'œil et l'eau" est tout à fait remarquable
Son intuition ( Monet aurait été obsédé par l'eau), il prend le temps de l'interroger, de la confronter à des spécialistes de l'histoire de l'art, mais ce qui est plus surprenant à des ophtalmologistes, à des psychanalystes. Leurs regards se croisent sur l'œuvre et la vie de Monet. Vincent Noce remonte le cours de sa vie entre reflets, transparences et profondeur près de la mer ou de la Seine et plus tard à Giverny. Mais aussi, note son goût pour la vapeur (gare), les brumes, le brouillard (Londres).
Il cite Ernest Chesneau dans une chronique de Paris Journal qui avait ému Monet : "(...) pour la première fois rendus avec une telle puissance d'illusion les gonflements et les longs soupirs de la mer, et les ruissellements du flot qui se retire, et la coloration glauque des eaux profondes, et les colorations violettes des eaux basses sur leur lit de sable."
Il termine par les nymphéas, sommet de son obsession... Ce grand paysage d'eau qui recouvre les murs de l'Orangerie.
(L'eau qui est aussi l'élément d'Alfred Nakache, "Le Nageur" le si beau récit de Pierre Assouline.
"L'eau l'a donné, l'eau l'a repris.", écrit Pierre Assouline du juste enterré pas très loin de Paul Valéry dans le cimetière marin de Sète.
Citant ces quelques vers :
"Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.")
Voilà... Des écrivains qui nous rendent le cœur plus vaste et l'œil plein de mémoire.
Dans le genre, il y a aussi les vacheries de Vlaminck à l’égard de Picasso. Et le beau livre mais à tirage limite de Godelieve Vlaminck sur son père. Des précisions s’y trouvent, de savants voiles aussi , sur la vie de son père. Notamment ses séjours en Bretagne,
Éric Bietry-Riviere écrit dans le Figaro, un article qui fait bien le tour de la question :
https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/02/19/03015-20150219ARTFIG00023-vlaminck-itineraire-d-un-reactionnaire-moderne.php
Bietry-Rivierre
Belle interview de Pivot dans le JDD et toujours dans le même journal relation d'un essai de Bernard Cazeneuve (ancien ministre de l'intérieur et premier ministre de Hollande) consacré à Mauriac. Surprise !
François Mauriac par Bernard Cazeneuve levFigaro
Le livre !!!
https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782073010346-francois-mauriac-l-eternel-enfant-bernard-cazeneuve/
J'ai trouvé le JDD, pas le Figaro littéraire de jeudi.
Je lis l'article de Marie-Laure Delorme sur Bernard Cazeneuve.
Vraiment intéressantes ses réponses concernant Mauriac.
A propos des personnages de ses romans "François Mauriac perçoit d'abord les personnages tels qu'ils sont, puis il leur imagine un destin", à propos de sa personnalité complexe, de la religion, de son enfance, aux affinités secrètes entre les personnes ("Il y a des êtres qui ne se rencontreront jamais mais qui, par le mystère même de la vie, se rassemblent par delà la mort." ) Il parle bien de son livre "Le Bloc-Notes".
Oui, un article qui donne envie d'en lire plus..
La même journaliste rencontre Bernard Pivot. C'est un échange émouvant qui trace un chemin de paroles jusqu'à son présent où beaucoup l'ont "rayé" des listes. Donc il vieillit près de Montaigne et de Proust, achète ses livres..., se souvient plus des années proches (début de l'article avec ses émissions et les mardis du Goncourt) que de son enfance, espère échapper à l'Ehpad, pense avec finesse à la mort et lui cloue le bec avec un poème de Louise Labé. C'est magnifique.
Merci, Soleil vert.
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