dimanche 13 mai 2018

L’oreille interne


Robert Silverberg - L’oreille interne - Folio SF






C’est un courrier d’Ernest Hemingway à l’éditeur Perkins qui ravive mon souvenir de lecture de L’oreille interne de Robert Silverberg. L’écrivain écrit ceci un an après la disparition de l’auteur de Gatsby le magnifique : « Scott died inside himself at around the age of thirty to thirty-five and his creative powers died somewhat later.”


Dying inside (1) … tout est déjà dit. Fitzgerald dans une nouvelle, « La fêlure », pressentait et appréhendait ce phénomène en ces termes. « Il existe une autre espèce de choc qui vient de l’intérieur que l’on n’éprouve pas avant qu’il ne soit trop tard pour y remédier, avant d’avoir acquis l’absolue certitude que d’une certaine manière, on ne sera plus jamais le même homme. » Cette « cassure », ce moment où l’on cesse d’être soi-même, Silverberg l’éprouva temporairement à deux reprises en 1959 et 1973. Il s’agissait de burn-out, d’une lassitude d’écrire, rançon d’une activité littéraire industrielle.


Il en fit la matière première de L’oreille interne qui conte la perte progressive du don de télépathie de David Selig. L’auteur renouvelait alors complètement ce vieux thème de science fiction illustré entre autres par Van Vogt (A la poursuite des Slans), Alfred Bester (L’homme démoli) ou Sturgeon (Les plus qu’humains). D’un instrument de domination il en fit une malédiction, une impuissance.


Cette faculté David Selig ne l’exploite pas ou peu. Enfant difficile, redouté par ses camarades, il poursuit de brillantes études universitaires et renonce à tout projet professionnel, vivotant grâce à sa sœur et devenant le nègre d’étudiants incultes. La télépathie qu’il utilise un peu en voyeur dans un trip permanent, l’isole paradoxalement des autres. Selig n’entretient aucune relation affective stable, enchaîne les rapports sexuels sans lendemain. L’irruption de Nyquist un autre télépathe donne lieu aux jeux pervers de deux monstres de foire.


Le personnage évoque une autre figure de l’isolement social, Muller héros de L’homme dans le labyrinthe. Mais cette réclusion à un prix. Le délirant chapitre 23 « l’entropie en tant que facteur de la vie quotidienne » dit la peur de Selig de disparaître, comme dans Les monades urbaines  ou Le temps des changements. La fin du trip télépathique suscite l’horreur de la forteresse vide (2). Silverberg et Gibson emploient des images similaires pour exprimer la désolation de l’individu coupé des autres, du réseau : « Le monde est blanc à l’extérieur et gris à l’intérieur », «   Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service ». A l’angoisse de la révélation de la différence, succède celle de la perdre.


L’oreille interne biographie de David Selig multiplie les points de vue diégétiques, récits à la première personne, à la troisième personne, flash backs… Frédéric Jaccaud dans le numéro 49 de Bifrost évoque à ce sujet une technique narrative empruntée à Joyce. L’écriture devient parfois frénétique, énumérative à la mesure du maelström spirituel du personnage. Nul doute que de futures relectures révéleront d’autres facettes cachées de cette œuvre, haut lieu comme Le Seigneur des ténèbres, de la force créatrice de Robert Silverberg.

(1) titre original de L'oreille interne
(2) ouvrage de Bruno Bettelheim sur l'autisme.

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