dimanche 19 octobre 2025

Les Escales de la Haute Nuit

Marcel Brion - Les Escales de la Haute Nuit - Marabout

 

 

Biographe, romancier, nouvelliste, essayiste, critique, fondateur des Cahiers du Sud, Marcel Brion fut autant un passeur qu’un créateur d’imaginaires en particulier dans le domaine du fantastique dont il sera question ici. Quelques-uns de ses recueils sont encore disponibles principalement chez Albin-Michel. Cependant Les Escales de la Haute Nuit resteront à jamais immortalisées dans l’unique édition Marabout de 1971, un des fleurons d’une collection qui compta des textes de Marcel Bealu, Jean Ray, Claude Seignolle, Thomas Owen, avec en prime ici une magnifique illustration de couverture.

 

Ne nous leurrons pas, la littérature fantastique a vécu ou presque au profit des descendants de Lovecraft et du roman horrifique. Pourquoi s’étendre alors sur un ouvrage jamais réédité au sein d’un genre moribond ? On répondra ceci, que l’on écrit autant pour les vivants que pour les fantômes. Marcel Brion révélait dans ces escales sans doute inspirées d’Hoffmann, une langue de très haute tenue. Les voici :

 

SOMMAIRE

1 - Les Escales de la Haute Nuit
2 - Le Maréchal de la Peur
3 - La Sonate du Feu
4 - Une Aventure de Voyage
5 - Les Eaux Mortes
6 - La Capitane
7 - L'Orgue de Verre
8 - La Rue Perdue

 

Quatre textes survolent les débats.

La nouvelle qui donne son titre au recueil raconte la mésaventure d’un voyageur à destination de Prague descendu d’un train de nuit dans une gare inconnue, plus par curiosité qu’autre chose.

 « La gare était assez loin. Je la vis, semblable à quelque grotte grondante, pleine de lumières, de fumées et de cris. Les rails entrecroisés me proposaient de subtils déroutements. Des feux rouges levaient et baissaient le doigt à travers des brouillards. Une locomotive, seule, lancée sur sa piste comme un lévrier, me frôla en s’ essoufflant. Les étoiles humiliées reculaient au plus lointain du ciel. Un monstre marin crachait au ras du sol un torrent de vapeur brûlante. Le cuivre avait des scintillements d'or. L’acier noir fondait en reflets comme une peau d’otarie. »

 

Un peu plus loin il découvre une étrange ville dont les bâtiments sont réduits à une simple façade. Au-delà des portes d’entrées il n’y a rien. L’hôtel proposé par le porteur de bagages présente un ascenseur souterrain. Un couloir l’amène à une chambre sans fenêtre dont il s’enfuit. Il erre sans but, rencontre des personnages inquiétants, traverse un bras de mer, et finit par remonter dans son train avant d’être redébarqué contre son gré dans une autre gare. Le récit s’achève abandonnant notre voyageur « éveillé, seul dans ce wagon, regardé par cette lune épouvantée qui venait demander du secours contre le garrot des nuages ». Parue en recueil en 1942, année où fut entérinée la décision de la Solution finale, l’évocation de ce train de nulle part aux destinations incertaines impressionne par sa puissance onirique, anticipant involontairement d’innombrables et funestes déportations ferroviaires.

 

Dans le même registre d’inquiétude, un homme est sorti de son sommeil par un tumulte confus où se
mêlent des bruits de coups sourds, de gémissements et de crécelles. L’incident se reproduisant il décide d’enquêter. Sa maison est située au cœur d’un ancien quartier industriel. Explorant une nuit des hangars et des entrepôts il finit par découvrir une lucarne donnant sur « La Rue Perdue ». La voie, fréquentée par des personnes furtives disparaissant au moindre frémissement, ne donne sur aucun accès extérieur. Légende moyenâgeuse certes mais qui n’est pas sans évoquer les ghettos des années 40.

 

Plus paisibles « Les Eaux Mortes » nous transportent dans une zone portuaire désaffectée, un bassin désaffecté où un voyageur en escale va promener ses pas en attendant de réembarquer.

 « On ne voyait pas la mer. Elle était doute très loin, et l'on n'y parvenait qu'après une longue navigation sur un fleuve ou un canal. Mais on sentait que la mer existait. On devinait sa présence au-delà de ces immense constructions, de ces quais abandonnés. Il y avait aussi des champs et des marais qui me séparaient d'elle, car le vent apportait parfois une odeur d'algue fraîche, mêlée à l'odeur de l'herbe et des roseaux. Quand le vent souffle de cette direction-là, on dirait qu'une vague invisible passe sur la ville en y laissant tomber une poussière d'écume. »

 

Dans cet univers déliquescent, dont l’ambiance évoque certains textes de Jean Ray, il croise Petersen, un individu qui semble l’attendre de toute éternité.

 « J’aurais voulu demander à Petersen si la mer était très loin. Il était probablement trop tard pour l'atteindre avant le jour, mais j’avais si grand besoin des vagues vives cognant de l'épaule malicieusement contre des rochers, du sable neuf qui n'a reçu encore aucune empreinte et qui garde naïvement le creux d'une coquille nervée comme un unique et puéril trésor! Dans les chantiers, les squelettes de navires bombaient la poitrine avec arrogance. Des pansements de planches et d'étoupe obstruaient les carènes malades. Les chaînes rouillées des ponts racontaient que depuis bien longtemps on ne les avait plus levées devant l'appel des barques. Il y avait des ports nouveaux là-bas, à l'autre extrémité de la ville avec leurs troupeaux de bêtes de somme qui vous vident une cale d’un seul coup de dents, leurs colonnes à blé, leurs temples cubiques voués aux dieux de glace et leurs passerelles légères suspendues à des mains métalliques comme des trapèzes d’acrobates dans le cirque des continents. C'était ce port là-bas que je rejoindrais au matin, où haletait un paquebot qui secouait déjà l'importun grouillement, autour de lui, des chaloupes. Et, le lendemain Petersen partirait pour Gênes »

 

Qui est donc ce Petersen avec lequel le héros semble partager des souvenirs commune ? Un personnage d’un écrivain ou plus simplement cet autre nous-même que nous avons abandonné sur la route de l’existence avec ses rêves, ses projets ? Sur le thème du double Marcel Brion avait rédigé là un texte de haute volée.

 

« La Capitane » n’a rien à envier à la plus célèbre et chinoise des Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Elle témoigne de la lente gestation, du travail d’orfèvrerie d’écriture caractéristique des meilleurs récits fantastiques. Ici ne sont points évoqués les quatre éléments, ni des cités ou des jardins, mais une toile de peinture accrochée dans un salon aux volets souvent clos, toile au sein de laquelle un voilier à quai « La capitane » capte les rêveries d’un enfant :

 « Un soir, pourtant, où ses parents « recevaient », l’ enfant voulut voir si le navire disparaîtrait, comme les autres nuits. Le lustre, débarrassé de son masque de mousseline, étincelait. Les sièges avaient rejeté leurs housses, le piano ouvert chantait. L'éclat des lampes ranimait les toiles peintes, inspirant une imaginaire mobilité aux personnages surpris, qui clignaient des yeux, gênés par la grande lu­mière. La capitane était toujours à quai accueillant la lente procession des chargeurs. Ennuyé par le vacarme, le matelot au gilet vert regardait avec mépris la fête des hommes.

 La capitane ne partirait pas cette nuit-là. L'enfant essayait de se représenter ce qui arriverait si le navire, soudain, s'évadait hors du tableau. Le ferait-il silencieusement, de telle sorte que personne n'entendrait rien ? Ou son départ serait-il accompagné des bruits familiers, le grincement de la barre, la chute de l'amarre dans l'eau, le sifflement des voiles? Et soudain il lui sembla que dans l'attitude de l'homme au gilet vert se cachait une subtile et dangereuse ironie, et il comprit alors qu'un objet peut très bien être là et ne pas être là, que l'image de la capitane était très loin, naviguant sur on ne sait quelles mers, bercée par le vent des îles à palmes, roulée entre les grandes mains noires des typhons, échouée dans un port de perles et d'aromates naviguant sans fin sur les longues routes de toutes les mers du globe, où les montagnes de glaces dérivantes, pareilles à des cathédrales en ruines, croisent les sillages des vaisseaux fantômes.

 Et il apprit ainsi à aimer un autre navire encore, qui était celui qu'il voyait et un autre en même temps. Un navire aussi différent de la capitane peinte, qu'un reflet peut l'être l'objet dont il garde les contours. Un navire plus rapide et plus léger, transparent comme un verre d'eau, si bien qu’'on voyait à travers sa coque des îles, des lagons et des volcans. Et il devina que la capitane peinte n'était que le signe, et comme l'écriture dans le langage des hommes, de ce bâtiment impondérable qu'un souffle de vent poussait vers le large avec la légèreté d'une bulle de savon. On embarquait sur la capitane peinte, mais c'était sur ce navire d'air et de lumière qu'on naviguait. »

 

Moins éblouissante dans la forme mais tout à fait satisfaisante sur le fond « La Sonate du Feu » conte les confessions d’un médiocre violoniste qui obtint le succès en agrémentant l’exécution d’un inédit de Vivaldi d’une mise en scène bouffonne où des danseuses déguisées en diablotins se trémoussent au milieu de rubans rouges animés par des ventilateurs. Un soir les danseuses et les accessoires manquent le train de la représentation. Qu’importe ! Au premier coup d’archet surgissent flammes et puissances infernales …

 

« L'Orgue de Verre » et son fantôme de jardin royal où s’affrontent deux chanteurs ressuscités par la grâce d’un instrument de musique m’a moins convaincu même en invoquant les mânes de Nerval ou d’Alain Fournier, et ce en dépit de passages remarquables :

« Cet instrument étonnait par sa singularité au milieu des violons familiers et des clavecins  sans  énigmes  qui remplissent le pavillon. Un silence fait de toutes ces âmes sonores ramenées vers elles-mêmes et se consultant dans leur mutité prolongeait, entre ces murs verts ornés de stucs dorés, l'esprit d’un orchestre qui aurait fini par se taire, faute d’auditeurs, mais qui conserverait toute sa vertu de résurrection jusqu'au jour où une main lèverait la baguette, rendant leur vie multiforme aux archets et aux claviers.

 Les montagnes bleues au-delà du lac, ce lac lui-même lourd et lisse comme le bassin de mercure que nul n'avait plus remué depuis la mort de l'ancêtre alchimiste, la prairie qui s’étendait sous les fenêtres du pavillon, tout cela prêtait aux instruments, dans cette fin d'après-midi, une douceur solennelle et triste. Le paysage gardait, lui aussi, la même qualité de silence que les flûtes et les clavicordes, un silence approfondi du détachement des circonstances extérieures, du recueillement sur le centre le plus essentiel de soi-même, comme celui qui se produit soudain quand, dans ce bizarre caprice du vieux Haydn, les musiciens sortent l'un après l'autre, laissant les bougies se consumer sur les pupitres désertés devant les partitions ouvertes, confiant à un seul vio­lon le soin d'achever la symphonie comme un suprême pont entre la musique disparue et un monde pour toujours orphelin d'harmonie ».

 

« Une Aventure de Voyage » sorte d’excursion en Enfer indiffère. Par contre « Le Maréchal de la Peur » passe à côté de son sujet. Un spectateur assiste à la lisière d’un bois à l’affrontement de deux armées. Il côtoie successivement un soldat et un maréchal défaits et c’est tout. L’idée d’un soldat immortel acteur des grandes bataille de l’histoire pouvait tout de même donner autre chose.

  

Les Escales de la Haute Nuit méritent de sortir de l’oubli. Peut être à l’occasion d’un recueil réunissant les meilleures nouvelles de ce volume et d’autres publiées chez Albin-Michel ?


16 commentaires:

Christiane a dit…

Hans Bellmer après avoir assisté à une représentation d'un conte d'Hoffmann présentant la poupée Coppélia, créa vers 1932 sa fameuse poupée dont les jointures en boules lui permettent d'adopter les positions les plus extravagantes. Puis obsessionnelle ment, il la prit en photos. Certaines de ces photos parurent dans la revue surréaliste Le Minotaure. La six.
Découvrant la couverture de ce livre de Marcel Brion, splendide, je n'ai pu m'empêcher de penser à la poupée de Bellmer. Étrange étrangeté, imaginaire et fantasmes.
Je vais attendre quelques jours pour le lire. J'ai réussi à trouver une vieille édition du livre de poche Marabout avec cette couverture. Le plaisir sera double. Le billet de Soleil vert annonce bien du plaisir.
Des voleurs, ce matin, à l'aide d'une nacelle ont escaladé le balcon puis pénétré dans la galerie Apollon, fracturé deux vitrines et se sont enfuis en scooter avec quelques trésors du musée du Louvre. Des bijoux des femmes aimées de Napoléon On croirait une nouvelle de ce monde fantastique. Belphégor et les cambrioleurs...

Christiane a dit…

Bien du plaisir et de l'inquiétude car je découvre lisant la présentation de Soleil vert, Prague, des trains qui partent vers des destinations inconnues. Il y a une continuité d'un billet à l'autre, d'un écrivain à un autre. Tout cela me passionne.
En attendant l'arrivée de ce livre, j'ai replongé dans les contes de Terremer d'Ursula Le Guin. Dans son introduction elle dit son combat contre des illustrations banalisant son univers par des stéréotypes ( les dragons...). Je comprends cela de même que je repère dans cette couverture choisie par Soleil vert pour les nouvelles de Marcel Brion une œuvre.

Christiane a dit…

La deuxième photo illustrant le billet (dos du livre) présente un complément de la première photo. Ces façades de maison étranges. Le texte aux caractères très petits est difficile à lire...

Soleil vert a dit…

Texte du blog, Times Roman 12 comme d'habitude. Texte de l'image, il faut cliquer sur l'image. BAV

Christiane a dit…

Ça a marché ! J'ai cliqué, j'ai pu lire et scruter encore plus l'illustration. Décor de cinéma ? Maquette ? Maison sans profondeur. ..
Merci, Soleil vert.
(La poupée de Bellmer est au musée d'Art moderne )...

Christiane a dit…

Je n'avais jamais eu l'idée de cliquer sur les illustrations. C'est extra. Je vais remonter le blog à l'envers pour profiter de celles que je veux mieux observer. Chic alors !

Anonyme a dit…

Mais Napoléon vola pour remplir le Louvre parait-il .

Christiane a dit…

"Parmi les huit bijoux volés dans la galerie d’Apollon, qui datent tous du XIXe siècle, figure notamment le diadème de l’impératrice Eugénie comptant près de 2.000 diamants. Les cambrioleurs se sont également emparés du collier de la parure de saphirs de la reine Marie-Amélie et de la reine Hortense, qui est composé de huit saphirs et de 631 diamants ainsi que du collier en émeraudes de la parure de Marie-Louise, qui se compose de 32 émeraudes et de 1.138 diamants.
Un neuvième objet, la couronne de l’impératrice Eugénie, a été retrouvé « abîmé », abandonné dans leur fuite à scooter par les malfaiteurs."

Oui...
Ceci étant rappeler, il semble Ue les bruits soient fascinés par les diamants plus que par leur histoire. Quelque acte crapuleux..

Christiane a dit…

Les extraits offerts par Soleil vert sont écrits remarquablement. Quel styliste ce Marcel Brion et que de mystères à découvrir dans ces histoires...
"éveillé, seul dans ce wagon, regardé par cette lune épouvantée qui venait demander du secours contre le garrot des nuages »...

Christiane a dit…

La poupée de Hans Bellmer "peut être considérée comme un ultime avatar des mannequins, automates et robots produits en grande série dans l’Allemagne dévastée du tournant de la Grande Guerre, elle dépasse l’esprit de dérision et de satire sociale qui commandait cette vogue d’esprit dadaïste : à usage privé, répondant à une pulsion subjective (une nostalgie de l’enfance et de ses jeux, un abandon définitif à l’imagination érotique), elle est, au-delà de l’esprit de révolte contre l’ordre nazi qui l’a commandée, avant tout œuvre de mélancolie et d’« inquiétante étrangeté », mêlant pulsion du désir et pulsion de mort, merveilleux et cruauté, quotidienneté et invraisemblance, comme le faisait la poupée Olimpia du conte d’Hoffmann (L’Homme au sable, 1817) qui marqua tant Bellmer. " ( Centre Pompidou)
Étrange ces croisements avec certaines nouvelles de Brion dix ans plus tard...

Christiane a dit…

Dans L'homme de sable ( conte d'Hoffmann) Olympia (ou Olimpia dans certaines éditions), fille de Spalanzani qui se révèle être un automate créé par le physicien.

Christiane a dit…

Extrait du journal Vingt minutes

Christiane a dit…

"Cette nouvelle aborde la fascination que peut exercer sur certains le monde familier et inquiétant des automates, supports de fantasmes souvent coupés du réel. Elle est à l'origine d'un important concept élaboré par Ernst Jentsch puis repris par Freud : l'« Unheimliche », traduit en français par « inquiétante étrangeté » par Marie Bonaparte." ( Wikipedia)
Le monde est petit... Nous revoilà dans le monde de Napoléon !

Christiane a dit…

Marie Bonaparte -en grec moderne : Μαρία Βοναπάρτη), princesse Bonaparte, puis, par son mariage, princesse de Grèce et de Danemark, est née le 2 juillet 1882 à Saint-Cloud (aujourd'hui dans les Hauts-de-Seine) et morte le 21 septembre 1962 à Gassin (dans le Var), en France. Arrière-petite-fille de Lucien Bonaparte et épouse du prince Georges de Grèce, c'est une femme de lettres, une mécène et une psychanalyste disciple de Sigmund Freud, dont elle a contribué à diffuser le travail en France et en Grèce.

Christiane a dit…

Lucien Bonaparte -né à Ajaccio le 21 mai 1775 et mort à Viterbe le 29 juin 1840 est le troisième fils de Charles-Marie Bonaparte et de Maria Letizia Ramolino et le deuxième frère de Napoléon Bonaparte. Homme politique français, il est député puis président du Conseil des Cinq-Cents en 1799, ministre de l'Intérieur (1799 – 1800) puis tribun (1802). Il est prince romain de Canino, prince français en 1815, puis prince (romain) de Musignano en 1824 et prince (romain) Bonaparte en 1837. Il a douze enfants de son second mariage, dont Charles-Lucien Bonaparte (1803 – 1857), Louis-Lucien Bonaparte (1813 – 1891) et Pierre Bonaparte (1815 – 1881).

Christiane a dit…

Ceci étant rappelé, il semble que les cambrioleurs soient fascinés ...