Tim
Powers - Les voies d’Anubis - J’ai Lu/Bragelonne
Le passage du temps est
une épreuve redoutable qu’affronte inévitablement un livre : remise en perspective
historique par les instances littéraires, disparition du bruit - entendez par
là, critiques, commentaires, et pour les plus récents, flot rugissant des réseaux
sociaux - qui avait parfois accompagné sa parution. Place désormais au regard
autopsique, à l’évaluation froide des qualités et défauts et pourquoi pas au
renouveau de la flamme. Mais pour le lecteur lambda, le travail de ruissellement
des années attaque d’autres fondements. Je ne suis plus la même personne, j’ai
abandonné certaines croyances pour d’autres, je porte un nouveau regard sur le
monde et sur la chose écrite.
J’ai acquis Les voies
d’Anubis de Tim Power il y environ trente-cinq ans. En bonne place dans ma
bibliothèque, il bénéficia en France d’un accueil commercial et critique
remarqué, sanctionné par le Prix Apollo 1987, ancêtre du GPI. J’en gardais un
bon souvenir. Brendan Doyle, son héros, est un professeur de littérature anglaise
spécialiste du XIXe siècle. A l’invitation du responsable d’un « groupe de
recherche interdisciplinaire » et contre la promesse d’une
rétribution confortable, il s’envole de la Californie pour la capitale
britannique. Il est invité à assister à une conférence de Coleridge au Crown
and Archor Tavern à Londres le 1er septembre 1810. Comment résister
à pareille proposition, d’autant plus comme lui explique J. Cochran Darrow, que
la technique du saut temporel découverte par ses collaborateurs est tributaire
de brèches en nombre limité et que celle-ci coïncide avec les centres d’intérêt
de Brendan Doyle.
Malheureusement d’autres
personnes expertes en sorcellerie utilisent les couloirs du temps dans un tout
autre but que touristique : ressusciter les Dieux anciens de l’Egypte et
détruire l’Angleterre. Sur place, Doyle loupe le train du retour et se retrouve
coincé sur les rives de la Tamise de 1810. Le voilà contraint d’assurer sa
subsistance dans la cour des miracles des quartiers de Billingsgate,
Thames Street, et Cheapside. Pire il
a attiré l’attention des sorciers et de leurs sbires dont un Polichinelle sur échasses ! Ceux-ci, instruits par une entité insondable
ont appris à changer de corps, tour de passe-passe dont le vieillard et retord responsable
du GRID aimerait bien bénéficier aussi.
Les trois cents premières pages de ce roman de cape, d’épée et de magie m’ont paru délicieuses. Bien avant le surgissement d’une Egypte fantasmagorique sur les écrans de cinéma, ce tourbillon mêlant personnages de fictions et historiques (Ashbless, Lord Byron, Coleridge) réjouit. Mais j’ai eu progressivement le sentiment, à force de rebondissements et de protagonistes à identité multiple de perdre pied. L’âge ? Pour citer Groucho Marx, « Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé ».
54 commentaires:
Donc, déjà,deux traversées du temps. Une fictive, celle de Doyle. Une réelle, la vôtre.
Et nous nous sommes quittés sous le billet précédent en échangeant sur le temps et l'espace sous le billet précédent.
Jolie tresse de pensées.
Donc, un livre lu il y a trente cinq ans et votre attente de ce qui a pu changé.
Pas le livre, encore que pour lui, quelque chose a changé : on n'en parle plus, d'autant plus qu'il n'y avait à l'époque ni internet, ni réseaux sociaux ni smartphones, ni blogs peut-être. Mais vous, vous avez changé traversant trente cinq annees de vie. Vous n'êtes plus le même lecteur.
Il n'y a plus que le silence et un livre qui a vieilli mais qui a été gardé malgré, je suppose, les déménagements, les tris, les livres dont vous vous êtes séparés.
Et puis il y a une autre donnée, les lecteurs autres que vous. Ceux qui l'ont lu et viendront peut-être ici en parler. Ceux qui ne l'ont pas lu et qui le découvrent, d'abord par votre billet que je relis.
Le temps semble s'étirer depuis l'Égypte ancienne où les dieux sont réveillés par des sorcierspour détruire l'Angleterre. Mais pas celle d'aujourd'hui puisque Doyle est coincé dans le dix-neuvième siècle.
Donc vous aviez gardé un souvenir délicieux de ce livre et ay la relecture, vous perdez pied.
Affaire à suivre...
Je garde pour la fin de ce commentaire cette si belle citation :
"Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé”.
Désolée pour le doublon et les coquilles. C'est que le marchand de sable est passé !
Donc ce livre est à la fois un objet du passé, mais aussi du présent et peut-être du futur.
Vous, vous êtes un homme du passé et du présent pour ce livre et pour nous, heureusement, du futur aussi .
Ce livre raconte une fiction où passé et présent se nouent et se dénouent.
Ce thème a été pris et repris dans tant de films et de livres où les revenants de l'Égypte ancienne ont le vent en poupe, momies, dieux, pharaons, rarement bienveillants. Les voyageurs coincés dans le passé suite à une rupture de fonctionnement de leur machine à traverser le temps, aussi.
La science-fiction peut réaliser le rêve le plus fou des hommes : traverser le temps, rendre le passé réversible et par là, changer l'avenir, du moins, essayer.
Mais hors des livres de fiction chaque événement n'a lieu qu'une fois. On dit : ça a été. Le passé est irréversible et l'homme est mortel. Terriblement mortel et parfois, cruellement, avant que sa vie ne se soit déroulée comme elle aurait pu...
Les enfants disent dans leurs jeux : t'es même pas mort ! Puis ils découvrent par la mort de leurs proches que les morts ne reviendront pas. Même avec des tables tournantes et des spirites...
Ainsi va le monde !
Carpe Diem.
Ce qui est émouvant dans ce billet c'est que vous gardez le passé en vous, le mêlant au présent. Que vous pouvez même retrouver celui que vous avez été. Le Temps perdu et retrouvé.....
Mais réalisez-vous que par ce billet , entrelacant le passé au présent vous entrez dans le fictif comme Virginia Woolf ?
Je pense à "Promenade vers le phare", "Les vagues".
Promenade vers le phare, je le relirai
Un roman qui nous berce et nous trouble dans les vagues du temps...
@ Mais pour le lecteur lambda, le travail de ruissellement des années attaque d’autres fondements. Je ne suis plus la même personne, j’ai abandonné certaines croyances pour d’autres, je porte un nouveau regard sur le monde et sur la chose écrite (SV).
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Ignorant tout du livre recensé, je ne réagirai que sur le motif d'une forme d'étonnement de SV face à la relecture (des)enchantée d'un bouquin, quelques décennie plus tard. Car c'est une expérience commune à tous les lecteurs addictifs. On en tire soit une méditation (un brin nostalgique ?) sur le vieillissement de son propre regard face aux réactions ultérieures (dévoyées ou non, compréhensives ou indignées) des autres lecteurs ; soit un à-quoi-bontisme de lecteur qui pense avoir perdu son temps dans le peu de vie qui lui fut donné de vivre, estimant que ses découvertes de lectures émerveillées d'autodidacte furent vaines et illusoires, à partir du moment où elles semblent devenues si décevantes à la relecture (version noire, souvent la mienne*) ; soit une joie toujours renouvelée de reprendre le flambeau d'une découverte à venir (version optimiste servant de prétexte à s'enrichir personnellement et surtout, nouvelle occasion d'échanger, quitte à être déçue, quoiqu'apparemment jamais dans le regret de la complaisance nostalgique).
L'adage fondamental qui animerait le lecteur que je suis, sera, fus... serait plutôt, chers bloguistes, "dans chaque jeune lecteur enthousiasmé, il y a toujours eu un vieux qui s'est demandé ce qu'il penserait plus tard de sa lecture du moment"... Peut-être le syndrome d'une conscience dystopique perturbée, neuronalement non linéaire, mais ignorée depuis toujours ?... Est-ce grave, chers ami.es ? ---- ;-)
@ oups là là - décennies (...) le lecteur que je suis, serai, j'ai été, fus...
[on aura rectifié, je pense@ ... (ajout, JJJ)
dans les vagues du temps..
Merci pour le contre exemple de la Promenade au phare. Que j'ai relue récemment, expérience notable contre intuitive avec le message précédent, je l'avoue bien volontiers
J'étais passé à côté, jadis... et l'avais allégrement oublié durant trente ans... Et puis, avec le temps, mesurant mieux, grâce à mes amies féministes, l'impact de Virginia W dans l'histoire de la littérature internationale (y compris grâce à une lecture empathique de ce roman par Bourdieu), j'ai relu le Phare (et découvert Mrs Dalloway dans la foulée,...) et là..., s'est comme opérée la magie de la révélation au cours du vieillissement. Il m'a semblé réellement communier avec les flux de la conscience de VW durant la narration de ses trois laps de temps différents de la promenade projetée, ajournée puis reprise..., vague à l'âme et vague à lames, ruissellements et torrents, neurones en dernière alerte, écumes en ébullitions vaporeuses,...
Oui, me suis-je alors dit, une quatrième lecture du Phare ne sera jamais de trop, comme une perspective à nouveau rafraichissante, réjouissante et révélatrice, j'en suis totalement persuadé. Au fond, il y aura toujours une exception, l'espoir d'un réenchantement/envoûtement possible à l'horizon de la conscience défaillante et pessimiste du lecteur lambda qui aura fait mentir un brin ses certitudes. ------ (Bàv, JJJ)
Oui, JJJ, Virginia Woolf nous aide à tenter le voyage interieur vers qui nous sommes et comment nous pouvons penser notre fragilité, nos chagrins, et surtout à en sentir la beauté de la vie malgré la vieillesse qui s'installe à pattes de velours..
Et comme vous l'écrivez avec tant de sensibilité et grâce à ce billet inspiré de Soleil vert nous prenons conscience du temps grâce au travail de mémoire.
Virginia Woolf...
J'aime quand vous écrivez : "j'ai relu le Phare (et découvert Mrs Dalloway dans la foulée,...) et là..., s'est comme opérée la magie de la révélation au cours du vieillissement."
Ajoutez son "Journal" où elle va à la rencontre de son passé par fragments et évoque son travail d'écriture où elle va creuser et relier ces souvenirs derrière les personnages de ses romans et leur traversée du temps.
Dans son roman "Mrs Dalloway", ce qui m'avait séduite, c'est que le temps vécu par elle, au long de sa promenade, n’est pas linéaire. Il vient par bouffées comme les senteurs des fleurs quand le vent les agite. C'est les chemins de la mémoire... Elle excelle à les mettre en mots .
Clarissa et sa promenade matinale dans Londres... Elle se laisse percuter par des sons, les images -souvent liquides - qui donnent un mouvement de vagues à son écriture.
Elle se souvient par intermittence...
Lumière de phare dans la nuit du passé...
L'existence du présent devient alors fantomatique...
Grâce au glissement temporel réalisé par le redécouverte de ce livre, Soleil vert quitte un temps le présent. Les temps de lecture s'inscrivent en parallèles dans deux strates du temps comme pour vous ,JJJ, dans ces souvenirs et de vie et de lecture des romans de Virginia Woolf.
Je relis vos deux commentaires, JJJ. Comme Clarissa vous méditez sur l’éparpillement de votre être. Qui est-elle ? Qui êtes-vous ? Qui est Soleil vert ? Est-il celui qui s'enchantait, il y a trente cinq ans, de la lecture des "Voies d'Anubis" de Tim Powers ou celui qui relisant ce livre, aujourd'hui, éprouve "progressivement le sentiment, à force de rebondissements et de protagonistes à identité multiple, de perdre pied ?"
Soleil vert nous a transportés sur une plage lointaine face à cette mer houleuse du Temps. Vague après vague les mots roulent et ouvrent les pages de l'inconscient .
Mais Virginia Woolf n'est pas qu'une romancière, outre son Journal, il y a aussi les essais.
Dans celui sur la fiction moderne ("Formes de la Modernité"), elle évoque le roman :
"La vie n'est pas un alignement régulier de lanternes ; la vie est un halo lumineux, une pellicule diaphane qui nous enveloppe de l'aube de la conscience à sa fin. La tâche du romancier n'est-elle pas de nous faire percevoir cet étrange esprit, changeant et diffus, quelles qu'en soient les aberrations ou les subtilités."
Et comme elle saura saisir dans les rets du langage cet "halo lumineux, cette pellicule diaphane." ...
"Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé »
Bergson
Merci JJJ de vous souvenir d'Odradek. Un triste et merveilleux souvenir. Nous échangions des courriels surréalistes et poétiques. Il m'envoyait des morceaux de son visage en noir et blanc. Comme un puzzle. Nous évoquions sa maladie par métaphores. Un jour il m'a dit qu'il allait sauté par la fenêtres et je n'ai plus eu de nouvelles. Je ne savais d'où il écrivait. Il écrivait une langue de bouts de ficelle. Je l'aimais comme un songe.
Dans votre billet, Soleil vert, j'ai presque revu "Minuit à Paris", un film où des rencontres inouïes sont proposées à un jeune homme à minuit. Il passe sur un pont, une voiture s'arrête et la magie commence puisqu'il va rencontrer ses écrivains préférés plus vivants que morts. C'est très très troublant. Peut-être que W. Allen avait lu votre livre...
Vous imaginez ! Soudain il est au milieu de gais compagnons qui ne sont autres que Scott Fitzgerald., Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Man Ray et même Cole Porter… et une des amoureuses de Picasso.
C'est éblouissant...
Et puis il y avait eu la magie inverse dans un autre film de lui, "La Rose pourpre du Caire". Là, c'est le héros du film qui sortait de l'écran de l'écran pour rejoindre la rêveuse jeune femme interprétée par Mia Farrow ...
J'aime tant ces contes où il est possible de traverser le temps et les murs...
Cole Porter est évoqué par une chanson : "Let's fall in love for thé night" et dans cette chanson il dit : "I've been livin' in the future /
J'ai vécu dans le futur."
Je ne comprends pas que ce soit possible et pourtant c'est possible !
A force de lire les livres que vous présentez, je vagabonde dans mes rêves dans de drôles de paysages et les êtres que je reconnais disent des choses qu'ils n'ont jamais dites. Comme si notre inconscient créait la suite possible de leurs pensées.
Je crois qu'Ella Fitzgerald l'a chantée... aussi.
Mais le temps a-t-il des frontières ?
Et pour voyager dans le temps, il suffit que le temps soit différent de celui où on est. Ce qui est le cas quand on lit, quand on rêve et peut-être dans d'autres possibles.
Stephen Hawking (que vous évoquez parfois) soutient que chaque voyageur temporel ne devrait connaître qu’une histoire cohérente, de sorte qu'ils resteraient dans leur propre monde plutôt que de voyager dans un autre.
C'est dans un petit livre : "La nature de l'espace et du temps" (Gallimard/Folio)
Stephen Hawking y parle des trous noirs, des premières minutes de l'univers, du cosmos et bien sûr de l'espace et du temps.
Soleil vert, vous disiez il y a peu, dans un échange, ici, que le temps est toujours orienté vers l'avant et vous vous demandiez pour quelles raisons il ne serait pas orienté vers l'arrière ? La différence entre le passé et le futur a-t-elle un rapport avec les limites que nous imaginons à l'univers ?
Je crois que ce livre est né d'une série de conférences qu'il a données avec un physicien , Penrose, sur la nature de l'espace et du temps.
Comme Mrs Ramsay dans "Vers le phare" quand elle propose à son fils , une promenade jusqu'au phare. Celui qui eclaire leurs soirées de sa lumière intermittente. ..
Sauf que le père autoritaire et dur déclare que l'expédition n'aura pas lieu. Et voilà que la pluie tombe, rendant impossible une sortie en mer.
Dix ans s'écoulent. La guerre, les morts, le retour à la maison d'été. La promenade aura-t-elle lieu ?
Citation: "« Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé”." >>>> à qui le dis-tu ...!
Halo lumineux... Je pense au mimosa de Paul Edel. Il a tout envahi. Son blog en était parfumé.
Lui aussi sait prendre dans les filets du langage tant de sensations...
J’ai eu aussi ces Voies d’ Anubis vers la même époque, mais n’ ai pas du tout accroché. Pourquoi? Qu’est ce qui vous précipite hors où au contraire dans un livre? Même expérience négative avec Philip Jose Farmer , et son Fleuve, mais je vois davantage pourquoi!
MC
Vous posez une question qui ne laisse pas indifférent, MC.
Parfois , une sorte de complicité avec le langage de l'écrivain, ses stratégies, ses motivations, s'installe rapidement comblant une attente qui est faite de notre personnalité, de notre sensibilité, de nos centres d'intérêt.
Ce livre je ne l'ai pas lu. Je ne peux en parler. Ce qui m'a profondément intéressée c'est ce que nous confie Soleil vert de son rapport à ce livre et qui m'a conduit à évoquer l'écriture de Virginia Woolf que je lis avec un bonheur infini alors qu'une de mes amies ne supporte pas son écriture.
Bon, il se fait tard. Peut-être une suite demain.
L’étrange histoire de Benjamin Button..remonter le temps ,vaut mieux pas.
Oui un film qui ne donne pas envie de vieillir trop vite... Très prenant et surprenant.
"L’origine du film de Ficher est une nouvelle de Fitzgerald (qui en avait trouvé l’inspiration dans cette pensée de Mark Twain : «La vie serait bien plus heureuse si nous naissions à 80 ans et nous approchions graduellement de nos 18 ans».)
... si les aiguilles de l'horloge tourne t à l'envers...
Ce peut-être aussi un souvenir de Platon ou un mythe fait commencer la vie par la vieillesse et la finit à l’âge enfantin . Les deux origines ne s’excluent pas. C’est vrai que resume ici par Soleil Vert, les 350 premières pages paraissent meilleures qu’elles ne l’étaient. J’ai tout oublié de ce roman si ce n’est que c’était un cadeau d’un fan de SF, lequel n’y avait pas compris grand chose.
C'est très beau ce voyage retour que Soleil vert fait vers la lecture du roman de Tim Powers .
Benjamin Button est un personnage paradoxal, puisque, même en rajeunissant, le temps passe pour lui égrenant les rencontres, les épreuves comme dans n'importe quelle vie , sauf qu'il y a dissociation entre son corps et son psychisme, jusqu'à ce que celui-ci aussi soit atteint et que tout se brouille dans sa vie de... prématuré.
Il touche à la mort aussi à la fin de sa vie tout en n'ayant pu s'attarder auprès des gens qui l'aimaient . Eux, vieillissant, s'éloignaient inectulablement de lui.
Des chemins contraires touchent au même néant par la mort qui efface toutes les histoires.
La citation de Soleil vert attribuée à Groucho Marx trouve ici un sens redoutable si on l'inverse : «Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé».
A croire qu'ecrivains et cinéastes n'ont pu offrir à leurs voyageurs temporels le bonheur au bout de leur traversée du Temps.
Soleil vert, je suis en train de traverser une expérience très proche de la vôtre. Ayant évoqué "Vers le phare" de Virginia Woolf et la fin de votre billet m'ayant rendue un peu réticente pour lire le roman que vous présentez, devenu décevant à vos yeux, j'ai cherché sur mes étagères ce roman de V.W. , lu il y a dix ans.
Sa structure était encore bien claire en ma mémoire ainsi que ces sauts dans le temps entre les trois parties. Les personnages par contre étaient différemment mémorisés. Mrs Ramsay si douce, maternelle, délicate et son mari sec, prompt à ridiculiser sa femme, persuadé de la justesse de ses jugements, persuadé que ce qu'il disait était forcément vrai ! inaccessible à la contradiction. Assez froid avec ses nombreux enfants dont j'ai oublié le nombre. Oui, eux deux , pas de problème !
Cette promenade au phare mise en péril par la pluie. Ce qui réjouit Mr Ramsay et le rendait sarcastique, non plus.
Par contre je trouve cette première partie bien encombrée par des digressions pas forcément utiles et au style parfois un peu trop emphatique.
Cela m'attriste car je ne gardais pas le souvenir d'avoir buté sur ces longueurs.
Il faudra que je relise aussi Mrs Dalloway....
Je n'avais jamais perçu cet envahissement, ce trop plein de mots comme si elle bourrait son roman comme on bourre un coussin. Le début est remarquable, ce couple, les rêves puis le chagrin de l'enfant, la vision de l'homme qui vit dans le phare, sa solitude, la répétition des jours sous l'assaut des vagues... Tout cela est magnifique.
Quand elle introduit Lily Briscoe, la femme peintre, ça se complique. Je retrouve - donc je l'avais ressenti - cet agacement en lisant : "Le jacmanna était d'un violet coruscant (...). C'eût été à ses yeux un manquement à la probité que d'altérer ce violet coruscant, ce blanc tapageur (...) bien que la mode fût exclusivement aux touches pâles, délicates, translucides. (...) C'est pendant ce vol éphémère entre l'image et la toile que les démons se lançaient sur elle, l'amenaient au bord des larmes, et rendaient ce passage de la conception à l'exécution aussi terrible."
Et pourtant je me souviens vaguement qu'une toile, peut-être plusieurs, de cette artiste traversera le roman et en suivra les changements d'atmosphère.
Qui est cette Lily Briscoe s'acharnant presque maladivement sur cette toile ? Quels sont ces démons qu'elle repousse en s'absorbant dans ce travail ? Qu'est-ce qui "éclate" ici, autre que le violet ? Quel autre travail est suggéré par le sien ? L'écriture ?
Ce personnage insuffle de la passion, presque de l'hystérie dans son rapport aux autres tant elle est fébrile.
Mais c'est aussi tout l'art de Virginia Woolf, ce regard autopsique (merci SV.) dans l'inconscient de ses personnages qui parfois s'insinue dans les couleurs, les choses, le paysage.
Le "ravissement" de l'écriture au sens propre comme au sens figuré...
Plutôt maniérisme qu'emphatique
Parfois, Lily Briscoe, se perd dans une profonde analyse de ses sensations. Comme dans ce passage :
"Telle était la complexité des choses. Ce qui lui arrivait, en effet, surtout lorsqu'elle séjournait chez les Ramsay, c'était d'être amenée à ressentir avec une égale violence deux choses opposées en même temps ; l'une était : Voilà ce que vous ressentez ; et l'autre : Voilà ce que je ressens ; il s'ensuivait un affrontement, dans son esprit, comme à l'instant."
Une très belle scène clôt le premier chapitre ( qui porte le titre : La fenêtre). Tout l'art de Virginia Woolf dans ce non-dit sentimental :
"Mr Ramsay gardait le silence, simulant avec sa chaîne de montre les oscillations d'un compas et songeant aux romans de Scott et à ceux de Balzac. Mais à travers les murs crépusculaires de leur intimité - car ils étaient en train de se rapprocher, spontanément, de se mettre bord à bord, l'un contre l'autre - elle sentit l'esprit de son mari, comme une main levée, couvrir le sien de son ombre ; (...).
Elle sentait en effet qu'il la regardait toujours mais que son regard avait changé. Il voulait quelque chose - il voulait cette chose qu'elle trouvait toujours si difficile de lui donner ; il voulait lui entendre dire qu'elle l'aimait. Et ça, non, elle ne pouvait le faire. La parole lui venait à lui avec tellement plus de facilité qu'à elle. Il savait exprimer - elle, jamais. Aussi naturellement, c'était toujours lui qui disait les choses, puis inexplicablement, voilà qu'il s'en offusquait et lui en faisait reproche. Femme sans cœur, l'appelait-il ; jamais elle ne lui disait qu'elle l'aimait. Mais non, non, ce n'était pas si simple (...).
Elle se leva et se tint à la fenêtre, en partie pour lui tourner le dos, en partie parce que son regard vigilant ne la gênait plus maintenant pour regarder le Phare ; elle savait bien, en effet, qu'il avait tourné la tête à la minute où elle s'était détournée : il l'observait. Elle savait qu'il était en train de penser : Tu es plus belle que jamais. Et elle se sentit très belle. Ne veux-tu pas, rien qu'une fois, me dire que tu m'aimes ? Ses pensées allaient de ce côté parce qu'il s'était enfiévré, entre Minta, son livre, le fait qu'on touchait à la fin du jour, et qu'ils s'étaient disputés au sujet de cette expédition au Phare. Mais elle n'y parvenait pas ; elle ne pouvait pas le dire. Puis sachant bien qu'il l'observait, préférant se taire, elle se tourna et le regarda. Et tandis qu'elle le regardait, elle se mit à sourire, car bien qu'elle n'eût pas dit un mot, il savait, naturellement il savait, qu'elle l'aimait. Il ne pouvait le nier. Et tout en souriant elle regarda par la fenêtre et dit ( en songeant : rien ici-bas ne saurait égaler ce bonheur) :
"Oui, vous avez raison. Il va pleuvoir demain."
Elle n'avait pas prononcer les paroles attendues mais il savait. Et elle le regardait, souriante. Car elle avait de nouveau triomphé."
L'exact contraire de la dernière scène de la nouvelle de Joyce : Les Morts ( Les gens de Dublin) où c'est le mari, triste, qui est prés de la fenêtre regardant la neige tomber sur les vivants et les morts alors que son épouse s'est endormie....
Soleil vert, vous terminez votre billet par cette citation "Pour citer Groucho Marx, « Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé ».
Je viens d'écouter en replay la conférence de Pierre Assouline au Collège de France sur La lecture ( partie d'un séminaire où il est un des intervenants)
Joie d'entendre cette même citation - même s'il dit aussi ne pas arriver à entrer dans les romans de science-fiction. (Ce que je comprends car ses lectures-ecritures sont tournées vers un passé historique sur lequel il bâtit ses fictions - Historiens qu'il cite toujours scrupuleusement dans ses bibliographies. C'est un homme honnête.)
Dans cette conférence il se plonge dans les lectures qui l'ont accompagné . J'aime qu'il ait cité Celan, Thomas Mann, le Don Quichotte de Cervantes, Modiano....
C'était une promenade dans sa vie de lecteur, parfois didactique - j'ai moins aimé - parfois poétique, improvisée, mélancolique ou amusée - j'ai adoré.
Donc, il lit un crayon à la main et dans le silence ou dans les transports en commun ou dans des lieux où on vécu les auteurs.
Le fil de sa parole était sinueux, souple, offrant la rareté du détail qui a été décisif, du souvenir qui remonte comme une bulle et qui lui faut partager.
C'est aussi un lutteur. Il s'anime, tempétueux quand un livre lui fait perdre un temps de vie précieux, livre qu'il lit en entier même si selon ses critères "il est mauvais" ou quand il repère un manque d'honnêteté chez un confrère..
Sa marque, bien qu'il soit un homme du monde aimé pour ses qualités de courtoisie, d'aisance, de culture et d'humour ; sa marque donc, c'est pour moi , une solitude agreste où avec son bagage de mots en bandoulière il s'enferme dans un projet d'écriture à la recherche d'un certain Rosebud.... et aussi celle d'un globe-trotter toujours en vadrouille, sa valise à la main et son ordinateur plein de PDF. Dans cet homme, " il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé ».
ont vécu
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