Antoine
Volodine - Des anges mineurs - Points
Antoine Volodine est le pseudonyme
le plus connu de Jean Desvignes, enseignant et romancier. Initiateur d’un courant
littéraire, le post-exotisme, que l’on dit dériver du réalisme magique, il
publie ses quatre premiers ouvrages chez Denoël dans la collection Présence du
futur.et rejoint par la suite d’autres éditeurs. Sa biographie, riche d’une
vingtaine de livres signés Volodine comprend un nombre égal d’œuvres parues
sous d’autres pseudonymes. Il est difficile d’en caractériser le contenu qui
tient de l’expérimentation, du chamanisme, du fantastique. Bien qu’il se soit
toujours défendu d’écrire de la science-fiction, Des anges mineurs, en
particulier, a inspiré la dystopie de Léo Henry & Jacques Mucchielli, Yama Loka Terminus.
Composé de 49 courts
récits dont chacun porte le nom d’un personnage, l’ensemble évoque de prime
abord Vies minuscules de Pierre Michon, ou Ecrits fantômes de
David Mitchell pour l’interconnexion des chapitres. En focalisant davantage, ces
« narrats » romanesques, ainsi les nomme l’écrivain, s’apparentent à
des instantanés qui amèneraient plutôt le lecteur du côté de Jacques Sternberg
ou Marcel Béalu.
Nous sommes dans une
Mongolie imaginaire, peut-être au lendemain d’un désastre ou d’une révolution. Le
communisme a cédé la place au capitalisme. Quelques vieilles femmes multi
centenaires, peut-être sorcières ou chamanes résistent à ce nouvel ordre au
sein d’une maison de retraite. Ailleurs une Humanité à bout de souffle poursuit
une existence dont les repères désormais effacés la mène indifféremment sur les
routes de la survie, des mauvais rêves et des fictions inachevées. Un livre
étrange, onirique, aux anges invisibles.
Extraits
« 1. ENZO
MARDIROSSIAN
Inutile de se cacher
la vérité. Je ne réagis plus comme avant. Maintenant, je pleure mal. Quelque
chose a changé en moi autant qu'ailleurs. Les rues se sont vidées, il n’y a
presque plus personne dans les villes, et encore moins dans les campagnes, les
forêts. Le ciel s'est éclairé, mais il reste terne. La pestilence des grands
charniers a été lavée par plusieurs années de vent ininterrompu. Certains
spectacles m'affligent encore. D'autres, non. Certaines morts. D'autres, non.
J'ai l'air d'être au bord du sanglot, mais rien ne vient.
Il faut que j'aille
chez le régleur de larmes.
Les soirs de
tristesse, je me replie devant un morceau de fenêtre. Le miroir est imparfait,
il me renvoie une image assombrie qu'un peu de saumure trouble encore, je
nettoie la vitre, mes yeux. Je vois ma tête, cette boule approximative, ce
masque que la survie a rendu cartonneux, avec une houppe de cheveux qui
a survécu, elle aussi, on se demande pourquoi. Je ne supporte plus guère de me
regarder en face. Alors je me tourne vers des détails qui se situent dans le
noir de la chambre : les meubles, le fauteuil sur quoi j'ai passé
l'après-midi à attendre en songeant à toi, la valise qui me sert d’armoire, les
sacs qui pendent au mur, les bougies. En été, il arrive que l'obscurité du
dehors soit transparente. On reconnaît les étendues de débris où, pendant un
temps, des gens ont essayé de cultiver des plantes. Les seigles ont dégénéré.
Les pommiers fleurissent tous les trois ans. Ils donnent des pommes grises.
Je repousse toujours
le moment où je me rendrai chez le régleur. C'est un homme nommé Enzo
Mardirossian. II habite à soixante kilomètres, dans un secteur où autrefois se
dressaient des usines chimiques. Je sais qu'il est seul et inconsolable. On le
dit imprévisible. Un homme inconsolable est souvent dangereux, en effet.
Il faut pourtant que
j'organise ce voyage, il faut que je mette dans mon sac de la nourriture et des
amulettes contre le chlore, et de quoi pleurer devant Enzo Mardirossian,
que celui-ci soit lunatique ou non. De quoi pleurer lunatiquement avec lui,
épaule contre épaule. J'apporterai une image de Bella Mardirossian, je remuerai
pour nous deux le souvenir de Bella qui ne me quitte pas, et à lui, au
régleur de larmes, j'offrirai des trésors qu'on a ici : un morceau de
vitre, des pommes grises ».
« 20. ROBBY
MALIOUTINE
Au contraire de ce que
j'avais un moment imaginé, Bobby Malioutine n’était pas cannibale, et, assez
rapidement, je pus avoir l'assurance qu'il n'était pas non plus un nouveau
riche, ni un partisan des nouveaux riches et du capitalisme. C'était donc un
homme fréquentable. Après une dizaine de jours et de nuits pendant lesquels j’avais
épié ses habitudes, je me rendis chez lui, au deuxième étage de la maison d'en
face. Quand j'utilise la première personne, on aura compris que je pense principalement
à moi-même, c'est-à-dire à Bashkim Kortchmaz.
Nos relations dès le
début furent marquées par l'absence totale d'agressivité et par une sorte de
camaraderie peu expansive, telle qu'elle se développe entre gueux après une
catastrophe cosmique ou longtemps avant la révolution mondiale.
Malioutine avait roulé
sa bosse en de nombreux lieux étranges du globe et il en avait rapporté de
l'expérience, mais il camouflait ses savoirs derrière une conversation mémoire.
Il préférait se mettre en retrait et ne jamais imposer aux autres la
somptuosité ou l'horreur, sans doute écrasantes, des souvenirs dont son crâne
regorgeait. Se taire faisait partie des leçons qu'il avait reçues quand il parcourait
des paradis ou des enfers reculés ou exotiques, et ensuite, après qu'il eut
réussi à en revenir : il savait que les mots blessent les survivants et
irritent ceux qui n'ont pas survécu, que les images se partagent mal, que tout
discours sur l’ailleurs passe pour une vanité ou pour une jérémiade. Cependant,
parce qu'il ressentait une certaine gêne à conserver hermétiquement des
connaissances que personne, en fin de compte, ne lui interdisait de divulguer,
il organisait des conférences, au rythme de deux par mois.
Malioutine s'exprimait
en un dialecte mongol qu'on parle à l'ouest du lac Hovsgôl, et il le parlait
avec des déformations spectaculaires. Il empruntait son vocabulaire au russe, au
coréen et au kazakh qu'il avait pratiqués dans les camps, trois cents ans
auparavant, et qui s’étaient substitués à sa langue maternelle, dont je suppose
qu’elle était, malgré tout, le darhad. Il prononçait ses conférences dans ce
sabir laborieux.
Ses conférences avaient
deux titres : Luang Prabang, papillons et temples et Voyage à Canton, et il les
donnait à la suite l’une de l'autre, dans une unique séance, tout en préparant
du thé pour ceux et celles qui venaient l'entendre. Bien qu'il espérât attirer
le public sur cette affiche alléchante, et quand je dis alléchante je le dis
avec sincérité, car les deux villes avaient sans doute autrefois mérité le
déplacement et méritaient qu'aujourd'hui on les fît revivre par la parole, ses
efforts n'aboutissaient à rien. Nul ne manifestait jamais l'intention
d'assister à l'événement et, le soir venu, la salle restait vide.
J'allais régulièrement
l'écouter. Nous étions seuls dans sa chambre qu'il avait balayée, pour
l'occasion, avec un soin maniaque. Il laissait grande ouverte la porte de
l'appartement et il suspendait une touffe de rubans rouges et des chiffons
devant l'entrée de l'immeuble, afin que le public fût alerté et afin qu'il ne
se perdît pas en chemin, mais personne ne traînait les pieds dans l'escalier ou
même dans la rue.
Les conditions pour
une véritable causerie n'étant pas réunies, Malioutine tardait avant de
démarrer son discours. Comme j'attendais en silence, assis sur une planche
propre et les yeux rivés sur les morceaux de papier photographique qu'il avait
placardés contre le mur, et dont la teinte unie et bistre foncé ne contenait
pas la moindre information, il finissait par se décider et, après s'être
éclairci la gorge, il s'adressait à l'assistance, c'est-à-dire à moi, et il
nous demandait si nous désirions du thé tout de suite ou plus tard. Puis, comme
je ne me prononçais pas avec netteté sur la question, lui laissant choix de
régler à sa convenance les modalités du spectacle, il commençait à enchaîner
des phrases qui avaient rapport avec Luang Prabang. Il signalait qu'il n'avait
pas réussi, personnellement, à pénétrer au Laos, et que ses formations étaient
de seconde main, mais que, par exemple, on lui avait assuré que, dans certains
temples, les dévots utilisaient des douilles d'obus pour disposer les bouquets
de fleurs, les offrandes d’orchidées ou de marguerites, de lotus,
d'ylang-ylang. Il ne précisait pas le calibre des obus, mais il écartait les
mains pour montrer, en gros, quelle était la taille des tubes de cuivre. Puis
il reprenait une énumération de fleurs, un lexique à difficile à maîtriser
quand plusieurs idiomes sont en concurrence, puis il revenait à ce qui
constituait le thème principal de sa communication. À Luang Prabang, disait-il,
il y a des pagodes dont les vases sont des obus. Il fallait faire un effort
pour suivre son propos. Il cherchait ses mots, parfois pendant quinze, vingt
secondes, lâchant ensuite une expression incompréhensible, en argot coréen ou
en kazakh, puis se taisant de nouveau. Les photographies étaient monochromes,
on comprenait qu’elles avaient subi plusieurs décennies d'un rayonnement
orageux ou solaire qui avait annulé leur déchiffrabilité, mais Robby Malioutine
s'en servait pour illustrer les descriptions orales qu'il faisait, et pour
rendre plus vivante sa palabre, plus pédagogique. Il les citait, il les
commentait, toutefois il ne se retournait vers elles que très brièvement, comme
effrayé à l'idée que l'auditoire pourrait profiter de ce moment d'inattention
pour s’éclipser. Leur caractère on ne peut plus vague les rendait universelles,
et on se retrouvait à travers elles indifféremment à Luang Prabang ou à Canton
dans une pagode ou au bord du fleuve, sur le Mékong sur la Rivière des Perles.
La seconde conférence ainsi se greffait en douceur sur la première. Canton
devait se prononcer Guangzhou, Malioutine insistait beaucoup là-dessus, et parfois
il lui arrivait d'exiger du public une participation active, il lui faisait
répéter en chœur les deux syllabes chinoises, l'une sur le troisième ton et l'autre
sur le ton haut, il faisait répéter cela à plusieurs reprises ; puis venait l'heure
du thé qui s'accompagnait de mondanités un peu creuses ; et nous ne proférions
plus une seule pensée digne de voix ».
« 24. SARAH KWONG
Je faisais l'école
buissonnière, ces dernières semaines.
Au lieu de me rendre chaque matin au Centre éducatif de la tour Koriaguine, rue du Kanal, je passais mon temps au marché, assis à côté d'une Chinoise qui essayait de vendre des bouquets d'herbes et quelques légumes. Quand je dis une Chinoise, je pense, cela va sans dire, à Maggy Kwong, avec qui je partageais un morceau de destin depuis déjà un an. Notre activité commerciale était trop réduite pour mériter le mépris en quoi je m'obstinerai à tenir toujours et toujours le capitalisme. Elle ne demandait aucun effort et, une fois que j’avais aidé Maggy Kwong à disposer élégamment devant nos pieds les bottes de plantes médicinales que nous avions cueillies la veille au sixième étage ou sur le pont de l'ancien chemin de fer, je pouvais rester dolent pendant des heures. Maggy Kwong était comme toutes les chinoises avec qui j'avais eu l'occasion de vivre, très jolie, austèrement travailleuse et peu expansive. Nous allions tous deux vers nos soixante ans et nous regardions passer, au large de notre éventaire, les réfugiés toungouses et allemands, les Goldes, les Russes misérables, les Bouriates, les Touvas, les réfugiés tibétains, les Mongols. Il n’y avait pas foule, d'ailleurs, seulement quelques individus somnambulaires ici et là, Dans les moments creux, le marché se vidait entièrement.
J'avais décidé de
délaisser l'école. L'apprentissage me répugnait de plus en plus. Je n'arrivais
plus à assimiler de nouvelles matières et je n'améliorais aucune de mes
connaissances anciennes. C'est ainsi : soudain le goût de l'étude se disloque,
la curiosité s'émousse, on commence à décliner et on ne s'en attriste pas. On
reste assis en face d'une brassée d'épinards, on surveille du persil et on s’en
contente. Quand je dis on, on aura compris que je parle de Yasar Dondog,
c'est-à-dire de moi et de nul autre.
Sarah Kwong, la sœur
de Maggy, animait le Centre éducatif. Je m'entendais médiocrement avec elle.
J'éprouvais de grosses difficultés à suivre ses leçons et j'appréciais peu sa
manière brutale de remettre en cause les évidences auxquelles je m'étais
raccroché, jusque-là pour survivre. Prenons, par exemple, le cours d'expression
orale. Elle nous invitait à tourner notre attention vers ce qui se déroulait à
l'extérieur, puis à nous en inspirer pour parler. Il y avait rarement plus de
deux ou trois élèves dans la classe. Nous marchions jusqu'à la fenêtre, nous
nous penchions. Nous observions le ciel marbré de plomb et les
monticules de gravats dans les rues défoncées et désertes.
- Vous avez aussi le droit de fermer
les yeux prévenait Sarah Kwong
Je fermais les yeux,
le décor changeait ou ne changeait pas, parfois nous nous retrouvions près d'un
fleuve équatorial, parfois nous étions à jamais étrangers à tout, parfois nous
remuions lugubrement au-delà du bord de mort. L'exercice consistait à revenir
ensuite devant Sarah Kwong et à poser des questions ou à y répondre.
- Où sommes-nous ? demandais-je. Sarah
Kwong attendait que la question finisse de résonner, puis elle répondait :
- A l'intérieur de mes rêves, Dondog, voilà où nous sommes.
Elle prononçait cela
avec une dureté évidente, en me lançant un regard qui manquait de pédagogie,
négateur, comme si mon existence n'avait plus la moindre importance ou comme
si ma réalité n'était qu'une hypothèse très sale.
C'est cela qui me déplaisait
dans l'école, cette assurance avec quoi on démolissait mes moindres certitudes
sur tout.
Sarah Kwong ajoutait :
- Et quand je dis mes rêves, je ne pense
pas aux tiens, Dondog. Je pense aux miens, uniquement à ceux de Sarah Kwong.
Voilà encore une de
ces phrases qui ne me réconciliait pas avec l’école. »
80 commentaires:
C'est bien. C'est long. Long comme un jour férié.
Je regarde un merveilleux film sur Arte. "Ariane' de Billy Wilder. Audrey Hepburn Gary Cooper Maurice Chevalier et un violoncelle. 1957. Noir et blanc.
Donc, je me fais plaisir et je reviens lire Volodine. Merci pour ces longs extraits. J'ai lu le premier. J'aime cette langue. Cet univers.
PS : avec MC, nous avons partagé un livre de Malraux en attendant votre retour.
C'était délicieux, drôle, émouvant. L'assistant de Lubisch a égalé son maître.
Bon, je relis votre billet et je découvre la suite des extraits. Une belle découverte. Je ne connais pas du tout Volodine.
C'est très drôle tous ces pseudonymes dont des identités de femmes.
Ce billet est très réussit. L'évocation de Vies minuscules de Pierre Michon (enchaînement des chapitres) me parle. J'aime chez cer auteur la façon dont il installe la fiction dans le réel. Mucchielli, je connais moins.
Je n'avais jamais rencontré l'expression "post-exostisme". Ça me fait penser à des cocotiers ! Bien sûr, il n'en est rien puisque tout se passe dans la glaciale Mongolie avec de très très vieilles femmes chaman, un peu sorcières. Hum ! J'ai hâte de lire les extraits et certainement les nouvelles.
Jacques Sternberg , je ne connais pas mais Marcel Béalu, oui. J'aimais, autrefois, La librairie du Pont traversé, dans une petite rue qui naissait au bas du boulevard saint Michel. Mais il en a eu assez de l'ambiance nocturne du quartier, de tous ces restaus. Il a migré vers la rue de Vaugirard, dans une ancienne boucherie à la façade de faïence. Il écrivait surtout des poèmes en rapport avec l'eau et le fantastique. Bon, revenons à Volodine.
J'aime beaucoup le premier extrait. Je vais commencer par cette nouvelle puisque le recueil vient de se poser sur ma tablette comme une chouette hulotte.
Je ne savais pas qu'on pouvait fixer comme cela en quelques pages ces scènes poétiques, tragiques et douces. On dirait des rêves mais pas tout à fait c'est un réel possible de l'autre côté des apparences. Ces deux-la qui aident les ourses à mettre au monde leurs petits. ; en deux pages on y croit. Et le régulateur de larmes dans la première aussi et cet homme qui entend L'Express de la mort foncer sur lui en pensant à l'envers.
C'est superbe. Ça me plaît beaucoup.
Il doit être dans la vitrine du Wepler où sont tous les livres primés. Des bons romans.
Leurs huîtres sont excellentes.
Je pense aux courtes nouvelles d'Henri Michaux dans "Un certain Plume" même étrangeté ...
C'est épatant, vraiment. JJJ dit que Volodine est un grand auteur. Il a bien raison ! Quelle découverte ! Merci, Soleil vert.
Ah, j'ai retrouvé pour ces "Anges mineurs" de Volodine, ils me rappellent ceux de Wim Wenders dans "Les ailes du désir" où ces êtres invisibles pour les humains veillent dans le ciel de Berlin, se perchant sur les toits, les monuments et écoutent les pensées des gens avec une attention douce.
Ici, dans les nouvelles de Volodine, on ne les voit pas mais eux ne s'étonnent de rien et veillent sur ce petit monde abacadabra.
Quelque chose rendait irréelle la réalité que nous traversions ensemble."
On a envie d'inverser l'ordre des mots et des pensées
Quelque chose rendait réelle l'irréalité que nous traversions ensemble.
Dans la même nouvelle : "On voyait nettement qu'elle ne croyait pas à mon existence."
La parole, vient, troublante, de l'irréel qui pèse le jugement du personnage rationnel.
Foisonnement d'histoires numérotées, pour l'instant sans rapport les unes avec les autres si ce n'est qu'elles sont des fragments d'histoires sans début ni fin qui articulent savamment sens et non-sens. C'est envoûtant.
à cause du décalage subtil qui fait de la fiction une réalité où nous pénétrons par jeu puis le plaisir de l'invention l'emporte et nous lecteurs pensons comme si c'était vrai . Volodine est une sorte de prestidigitateur mais il y a quelque chose de terrible enfoui dans chaque nouvelle que parfois nous rencontrons dans la vie.
Comme un enfant qui joue avec des poupées ou des pantins articulés et qui les soumet à ses pulsions les plus secrètes.
Lointain intérieur". Voilà c'est la partie que je retrouve dans le livre de Michaux, juste avant "un certain Plume". Ce sont des textes nés de l'exploration de son inconscient, de son imaginaire, comme Volodine semble le faire.
Une réalité qui échappe aux lois de la logique.
Dans les histoires de Volodine des personnes, des animaux ou des objets sont associés alors qu’ils n’ont aucun rapport entre eux. Et pourtant nous reconnaissons quelque chose de tellement réel comme le travail de la peur sur une situation angoissante. Ainsi ces ourses deviennent effrayantes, confinées dans ce bateau en panne avec tous ces oursons encore aveugles dont elles se détournent.
La préméditation d'un grand écrivain.
L'apocalypse a-t-elle eu lieu ? Le monde est-il couvert de cendres où errent ces personnages comme dans "La route", le terrible roman de McCarthy que vous aviez chroniqué. Chaque nouvelle porte un nom de personnage comme vous l'avez indiqué dans la chronique du recueil.
La septième, "Will scheidmann" - ou le tribunal des "vieillardes accroupies, emmitouflées dans leurs peaux de mouton", fumant leurs pipes, impassibles - est exceptionnelle.
Les hauts plateaux, "les orgues rauques du vent", "les nuages qui se frottaient contre la terre et la râpaient" , la steppe au loin, les yourtes, le feu avec des bouses séchées, l'aigle qui fuit, les blatèrements de chamelles
Et l'accusé ligoté à un poteau. Et les aïeules perdues dans les hallucinations de leurs fumées.
Magnifique ! Quel écrivain !
Dans la huitième, tout à la fin, une personnage réapparaît, Sophie Gironde, (Celle du bateau et des ourses, la troisième, racontée par un observateur) mais pour aussitôt disparaitre. Le narrateur de la troisième, est-ce Emiliano Bagdachvili ?
Soleil vert écrit : "Quelques vieilles femmes multi centenaires, peut-être sorcières ou chamanes résistent à ce nouvel ordre au sein d’une maison de retraite. Ailleurs une Humanité à bout de souffle poursuit une existence dont les repères désormais effacés la mène indifféremment sur les routes de la survie, des mauvais rêves et des fictions inachevées."
Pourquoi : "Ailleurs" ?
Comme deux mondes sans contact.
Qui raconte les histoires ? De quoi temoignent-elles ? De quel temps ?
Quelle réalité de cache sous ces fictions ? Pourquoi sont-elles numérotées ?
Pourquoi ces vieillardes résistent ? Contre quoi ?
Soleil vert évoque les Vies minuscules de Pierre Michon. C'est une piste.
Une bibliothèque fantôme.
Il y a dans tout ce remuement un désir de perpétuer. Une double bouche.
Ces textes de Volodine se glissent dans nos yeux et éveillent une mémoire. Une résistance à l'oubli.
Les "Élégies de Duino" de Rilke commencent par un cri :
"Qui si je criais, entendrait donc mon cri parmi les ordres des anges ?"
De quel engloutissement parlent ces textes ? Pour quels anges mineurs ?
Le narrateur se souvient des noms des personnes, des lieux. Mais les aigles fuient quelle obscurité ?
Y a-t-il un ordre dans cette lecture ? dans la succession des textes (narrats) qui semblent liés les uns aux autres dans une condensation étrange, par une construction invisible. Ils sont obsédants.
Des biographies imaginaires arrachées au temps...
Un témoin se cache dans le livre et les écrit.
Ce témoin est peut-être Will Scheidmann, le prisonnier qui, peut-être, pour satisfaire les vieillardes féroces, raconte ces histoires, morceau par morceau.
Et le lecteur vacille entre sa memoire trouée, son imaginaire, comme lui-même est vacillant puisqu'elles le tuent à petit-feu après l'avoir enfanté avec des chiffons et des formules magiques. C'est leur petit fils qu'elles jugent durement car il a failli.
La mise à mort de leur petit-fils par les vieillardes est un moment épique dans la drôlerie. Elles l'enivrent puis tirent en rafales et ratent le poteau. Lui, complètement shooté dodeline de la tête dans une douce torpeur. Et là, conseil de guerre. Si on l'exécute qui racontera notre histoire ?
Ce livre est irrésistible là , il devient roman picaresque.
Ce Volodine est un scénariste inspiré. Ah que la fiction est bonne quand elle est modelée par cette dérision poétique. Et toute la scène baigne dans des relents pestilentiels. Chapeau l'artiste !
Mais , Soleil vert, comment faites-vous pour dénicher de telles pépites ?
Volodine se permet tout. Ainsi page 85 :
"Quand j'utilise la première personne, on aura compris que je pense principalement à moi-même, c'est-à-dire à Bashkim Kortchmaz."
Ce je n'est pas toujours ce personnage puisque de retour, Sophie Gironde, plus gironde que jamais, se laisse approcher délicieusement par le narrateur qui, cette fois est Dorghov Morumnidian. Toutefois, "il n'arrive toujours pas à situer le présent par rapport à un passé, à un quelconque passé inscrit dans sa mémoire". Et quand il la questionne, elle lui répond : "Chut, tu vas effrayer nos éléphants."
Mais il n'y a pas d'éléphants...
"Et tout était pour lui de nouveau, difficile à croire."
Je marche dans de la ouate en lisant ce livre très particulier...
Et donc Will Scheidmann monologue dans "un vingt-deuxième irrésumable impromptu, n'ayant plus en perspective que des délires de survivant. (...)
J'ouvris les yeux. La steppe nocturne se frappait dans les étoiles, puis la lune vint. J'aurais aimé que quelqu'un me parle des hommes et des femmes que j'avais peints, m'en parle avec amour, avec fraternité et compassion, me dise" : j'ai bien connu.. raconte-moi... donne-moi des nouvelles de...
" Les vieilles restaient impavides en face de moi. (...) J'aurais aimé leur expliquer pourquoi je façonnais autre chose que des petites anecdotes (...) et pourquoi j'avais préféré leur léguer ds narrats."
Je suis au milieu du livre. Tout est en place pour que Volodine joue avec son lecteur. Effet boomerang ?
Sa vieillarde préférée lui demande :
"- Scheidmann, qu'est-ce que c'est que ces narrats étranges avec quoi tu nous embobines ?
Et Will pense :
"J'avais envie de répondre (...) que l'étrange est la forme que prend le beau quand le beau est sans espérance (...)"
Il y a ainsi des moments de grâce dans ce livre inclassable.
Ces "vieillardes inconcevablement vieilles" l'empoignent, le secouent, en chantant des chansons effrayantes et en dansant des danses terrorisantes, "huluent comme des démentes (...) des syllabes d'outre-tombe."
Un vrai sabbat de sorcière !
On dirait un Goya.
Will leur reproche : "Je suis né contre mon gré, vous m'avez confisqué mon inexistence."
Carlo Ginzburg se regalerait à lire ce livre !
Et Will court court court. Libre. Bascule du livre. Magnifique.
Je crois que je vais garder mes impressions pour cette deuxième moitié du livre mais c'est épatant. Merci Soleil vert pour ce choix.
PS : j'ai pensé à votre chat...
Un extrait de la postface de Michaux ("Plume/ Lointain intérieur") qui éclaire bien Volodine et ce livre "Les anges mineurs".
"(...) Moi se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d'apparaître ? Si le Oui est mien, le Non est-il un deuxième moi ?
Moi n'est jamais que provisoire et gros d'un nouveau personnage, qu'un accident, une émotion, un coup dur le crâne libérera à l'exclusion du précédent et, à l'étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.
On n'est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s'y tenir. (...)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l'aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient. (hostilité des autres "moi" spoliés).
La plus grande fatigue de la journée serait due à l'effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.
On veut trop être quelqu'un. (...)"
se drapait
Quand Antoine Volodine se fait le porte-parole de Lutz Bassmann...
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/antoine-volodine-des-histoires-pour-faire-rire-les-morts-9705343
Ainsi Antoine Volodine a besoin de toutes ces voix, de toutes ces personnalités pour transcrire toutes celles qui le hantent comme des voix qui l'ont précédé, comme si la mort n'existait que comme un voile qu'il suffit de soulever pour entrer dans une histoire immense où l'homme nait, vit, meurt malmené par la barbarie, les guerres, les catastrophes.
Peut-être que ces vieillardes (Les anges mineurs) si vieilles sont des rescapées d'un temps où la terre était autre. Peut-être parlent-elles depuis l'autre côté de la vie. Peut-être que Will -qu'elles ont créé -peut voyager entre deux mondes, celui des survivants et celui des morts. Mais ce n'est pas désespérant grâce à la beauté de la terre, à des gestes préservés, des habitudes qui sont familières au lecteur, un peu comme lorsque nous rêvons de nos morts dans des scènes où ils sont si vivants, parfois même espiègles.
Je crois que Volodine est sur un chemin de crête ecrivant au sein des étoiles dont la lumière nous atteint alors qu'elles sont mortes depuis si longtemps.
La si belle photo sur la couverture du livre, que vous présentez en haut du billet, évoque peut-être ce passage entre la mort et la vie dans les mélopées des chamanes.
Joli !
Page 118, Will revit sa création à grands renforts d'aiguilles, de fils, de tissus et d'incantations. Un vrai Frankenstein !
La deuxième partie - du moins ce que je nomme ainsi - me fait penser aux fractales de Sergio. Une répétition a l'infini où l'on plonge dans l'origine.
Merci Soleil vert.
Continuant mon exploration autour de cet étrange livre, j'apprends qu'Antoine Volodine (né en 1949...) "a écrit un roman formé de sept récits autour du Bardo Thödol". Or, cet ouvrage "publié en français sous le titre de "Livre des morts tibétain", décrit les états de conscience et les perceptions qui se succèdent "pendant la période qui s’étend de la mort à la renaissance."
(Toutes les informations trouvées sur wikipédia sont très utiles.)
Je crois que dans cet ouvrage le nombre 49 est très important, symbolique même et c'est le nombre de narrats des "Anges mineurs".
Dans ce livre, - peut-être dans d'autres de Volodine - on ne sait pas trop où se situe la lisière entre les morts et ceux qui ne le sont plus, entre le passé très lointain et un présent insituable.
Les humains que Will rencontre après sa délivrance semblent bien mal en point, presque morts ou déjà morts .
Lui-même est un peu insensible à ce monde n'étant pas vraiment humain, une création faite de bric et de broc réalisée par les vieilles de la maison de retraite qui, vu leur âge , doivent être mortes depuis longtemps.
Ce qui est drôle c'est que leur souci est de continuer à combattre le capitalisme.
Le pauvre Will a tellement envie de retourner à son une inexistence. On le comprend !
Ces narrats sont riches de notes très réalistes concernant les fonctions naturelles des vieillardes ou des bêtes. Un bel antidote pour ne pas sombrer dans une mièvrerie. Ces vieilles hargneuses et moches ont du caractère et puisent leur force dans leur identité de chamanes.
C'est un livre très réjouissant pour se débarrasser des angoisses concernant le mystère de la mort.
Comme vous le dites, cher Soleil vert, c'est un livre difficile qui me ravit.
Dans cet ouvrage , il faudrait 49 jours entre l'instant de la mort et une renaissance dans une autre vie. Dans une ambiance de rêve, d'incantations, de chants.
Ouvrage sacré des moines tibétains qui a dû passionner Antoine Volodine.
Je decouvre...
Les commentaires sont très intéressants.
https://www.babelio.com/livres/Padmasambhava-Bardo-Thdol--Le-livre-tibetain-des-morts/152977#!
Et retour en beauté à Antoine Volodine :
https://www.letemps.ch/culture/traversee-monde-flottant
Cet article dans Libération de Jean-Didier Wagneur achèvera pour moi mon exploration de Volodine. Et quel article !
Je finis maintenant la lecture des ' "Anges mineurs".
https://www.liberation.fr/livres/2004/09/09/et-volodine-crea-le-bardo_491725/
Bien vu le nombre symbolique de 49. Le bardo j'ai du l'évoquer a propos d'un autre ouvrage.SV
Voilà, j'ai terminé la lecture des Anges mineurs. Très beau livre magnifiquement construit.
Ainsi font font font
Les petites marionnettes
Ainsi font font font trois p'tits tours
Et puis s'en vont...
Cette comptine revenue de l'enfance pour saluer la fin de la quarante neuvième narrat.
J'ai ainsi cheminé avec les moines tibétains et leurs etranges rêves d'une vie toujours en devenir au-delà de la mort.
Beaucoup aimé la dissolution de Will dans les rêves d'une femme et l'apparition fugitive de l'auteur et de ses acolytes.
Livre étrange écrit dans une langue d'été - saison où les fruits sont mûrs et où on les croque à belles dents.
Bien sûr il y a des morts et la razzia sur la race humaine mais un héron cendré traverse une des dernières pages et ça c'est très très beau.
Merci pour ce beau livre et la découverte de cet auteur et votre billet et vos remarques.
A bientôt.
J'aurais pu être très pessimiste après avoir lu ce premier livre d'Antoine Volodine. Les survivants sont mal en point. Les cités sont dévastées. Il ne reste qu'une faune grouillante, des cadavres d'animaux dans une flore en putréfaction.
Les souvenirs des guerres et des camps de déportation, les prisons...
Les vieillardes sont omnubilees par la perte du stalinisme. Elles sont cruelles et un peu folles. Les narrats sont plus désespérantes les unes que les autres...
Et pourtant, de ce Bardo pesant je retiens quelque chose possible, de lumineux, une sorte de musique que j'ai entendue tout au long de la traversée du livre. La voix d'Antoine Volodine est polyphonique. Ne pouvant par pudeur écrire "Je", il donne sa voix et des pensées à ses personnages, à ses hétéronymes.
Dans sa tête comme une mélopée venue du fond des âges. Une lumière dans ce chaos et un seuil que les vivants et les morts en se métamorphosant finissent par ne plus percevoir. Une grande brassée d'étoiles et tourbillons cosmiques, un vent qui danse et la petite terre qui roule boule.
Un héron qui s'envole...
"Qui si je criais, entendrait donc mon cri parmi les ordres des anges ?"
Rilke - Élégie de Duino.
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"Les mots menacent parfois de ne pas nommer les choses."
Un cas de divorce chez Paul Edel...
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Car les mots qu'il pourrait utiliser pour nommer le goût de l'huître indiqueraient le type de lien dans lequel il souhaiterait s'engager avec elle. Le territoire de ses souvenirs enfermé comme un décret le goût de l'huître.
Elle dit qu'elle voudrait savoir ce qu'il est....
Il y a un ravin entre eux... un vide...
enferme comme un secret
Quelle piste ! Les mots groupent les êtres qui ont entre eux une identité compatible et séparent ceux qui sont différents.
Une représentation dédoublée.
L'absence de mots ouvre et libère toute la mémoire qui s'était déposée en eux comme des débris de coquilles du fond du temps.
Retrouver le moment inaugural des premières fois.
Son langage racle les murs de béton si froids, le ravin qui les sépare, le sein hâlé de la serveuse, un repas auquel aucun mot ne s'accrochera.
L'histoire de ce couple s'inscrit dans la rupture du temps.
Il écrit ce qu'il ne peut dire.
Liberté des signes. Filtre.
L'invisible passé au crible de l'écriture. La chimère d'un langage perdu.
Il entre dans l'ombre comme le paysage.
Un silence pour rendre visible ces deux êtres dans leur vérité.
Lui, devenu spectateur, regard, habite ce qui lui échappe dans une veille sommeillante, abandonné à ce qui est en train de revenir : l'enfance... Comme si se profilait en relief le creux de son existence à la fois réelle et impossible. Un savoir qui se dérobe dans un repli de la pensée sur elle-même, dans une coulée du temps.
Quel voyage...
Lecteurs égarés par le faiseur de brouillard. Rêveries d'un promeneur solitaire.
Une manière de raconter des histoires un peu comme Thomas Bernhard, un monologue théâtral. Une narration qui démultiplie les voix.
Intelligence des détails, même des minuscules. Des choses tenues à distance mais désignées. Une étude réaliste presque scientifique comme celle d'un entomologiste.
Des histoires qui disent l'absence.
Il se donne du temps pour réfléchir.
... pour la juxtaposition de la parole et du silence, pour l'ironie implicite, pour les strates biographiques, pour les creux et les vides, la mer où se nouent infini et mort...
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Une autre écriture pour passer d'une vie à une autre, sans chaman, sans l'île des immortels chère à Borges. C'est Hubert Haddad, son dernier roman "L'Invention du diable" paru lan passé chez Zulma.
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Retour du mythe de Faust.
Ça commence par une vraie biographie, (première époque)celle d'un soldat poète du XVIe siècle, qui a réellement existé. Marc Papillon de Lasphrise.
"Après une existence dédiée à l’amour et à la guerre, le voilà tout entier habité par le démon de l’écriture. Au soir de sa vie, il pactise avec le diable : tant que ses Poésies n’auront pas accédé à la postérité, il ne connaîtra pas le repos éternel. L’immortalité sera sa malédiction." (Zulma)
Hubert Haddad s'en donne alors à cœur joie. Puisqu'on n'a trouvé aucune trace de sa mort, de sa tombe, Hubert Haddad décide d'inventer une deuxième époque, celle d'un homme qui ne pouvait pas mourir. Une histoire qui a peut-être une fin... Palpitant.
Une écriture scrupuleuse qui fait que le langage, les outils, le cadre de chaque époque évoquée sont à force de recherche, plausibles. Des petites gens peuplent le roman (un peu la recherche de Michon).
C'est écrit dru, sensuel, un peu précieux, parfois, tant la langue est chantournée.. Rare.
Une fiction du goût d'ici qui pose la question de la mort, de l'infini, du temps. Qui permet de lire des poèmes de Marc Papillon de Lasphrise mais aussi des poètes des époques qu'il traverse.
"Papillon traverse les époques, se fourvoie chez les Précieuses ridicules, est embastillé avec le Marquis de Sade, croise Napoléon au pied de sa propre statue, survit à la Commune, et échappe de peu à la Gestapo. "(Zulma)
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Que dire de plus?
MC
Peut-être qu’il reste un poete historiquement médiocre? MC
Bonjour, MC.
Ce qui est remarquable dans ce livre c'est la façon dont Hubert Haddad déplace son personnage dans le temps et l'espace et, à travers lui, comment il plonge le lecteur dans les furies de l'Histoire.
C'est de plus un chant inouï porté par l'écriture reconnaissable de l'auteur. Il aime tellement les mots, le son des mots, leurs mues que parfois on perd un peu les aventures chaotiques de Papillon pour s'attarder à ce chatoiement de la langue.
C'est tellement travaillé que l'on sent la joie du chercheur qui explore sans fin les archives de ces époques.
Occasion aussi de relire d'autres poètes et ecrivains par mille et une citations : Jannequin, P.Corneille, Rudel, Euripide, Saint-Simon, Chateauraynaud, Diderot, Maurice Scève, Pythagore, Vion d'Alibray, Hugo, Sade, Marmontel, Chénier, Blas de Roblès ( en direct de la baie du Kernic, dans la lande noire et les amas granitiques), Desnos, ...
Et des villes et des bourgs, des échoppes, des gens du peuple, des marquis...
Et des horreurs : la guillotine...
Enfin bref, un beau moment d'évasion qui prolonge le rêve de Faust. Une occasion de prendre du recul...
Dans l'avis des lecteurs, j'aime bien le commentaire de Kirzy.
https://www.babelio.com/livres/Haddad-Linvention-du-diable/1422855#!
Et pour clore cette digression un extrait situant le moment ou Marc Paoillon de Lasphrise devient le personnage de fiction d'Hubert Haddad. (pages 44 et 45)
"Affalé sur un coffre, celui où s'amassaient ses lettres et manuscrits, Papillon sentit l'ombre cassante d'une main d'os saisir son cœur et le tordre à travers pourpoint et chair de brume. Mais ce n'était qu'un trouble,l'âme s'accrochait, du moins le pensait-il, tout comme on croit rêver (...) le capitaine Lasphrise adjura l'ombre aux mains d'os (...) :
- Mort, halte-là ! s'écria-t-il. Recule au moins d'un pas ! Aussi vrai que je m'appelle Papillon, ne détruis pas mon corps précaire ! Pas avant que mes œuvres diverses soient imprimées et cousues ensemble et que je reçoive l'amoureuse faveur de mes amis chers ou ignorés !
Mais il n'y avait personne, les tulles des rideaux flottaient aux fenêtres de la tour. Le chevalier perclus se traîna d'un mur à l'autre, inquiet des lueurs mouvantes. S'il n'y avait ni dieux ni démons, le dérangement de ses humeurs y subvenait amplement pour le pire. Le monde à ses yeux déclinait comme une chandelle de suif. (...)
Saisi d'un doute, Papillon chercha autour de lui une psyché ou quelque heaume bien lustré pour s'assurer de son image. l'idée d'avoir franchi l'air de rien le Styx sur la barque des âmes perdues le foudroya (...). Il n'était lui-même qu'une apparence (...)"
En parlant d'autre chose, Natalia Ginzburg sur France culture cette nuit. C'est une belle émission avec des intervenants dont on rêve pour cette émission.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/natalia-ginzburg-1916-1991-tous-les-autres-sont-des-hommes-3795282
Merci pour cet éclairage sur ce roman de Hubert Haddad.
Il pose le problème de la reconnaissance d’un auteur ou artiste de son vivant.
Beaucoup d’artistes plasticiens n’ont pas cette chance d’être reconnus de leur vivant.Souvent des œuvres doivent emprunter pas mal de méandres avant d’arriver devant nous.
Des paroles toujours si justes, Biancarelli. C'est un bonheur vos visites.
Je viens d'écouter le magnifique portrait de Natalia Ginzburg ( lien précédent). Quelle vie... Pavese y est présent jusqu'à son suicide. De très belles lettres lues.
Beau coup de crayon de Passou sur le RdL.
Et c’est vrai qu’il ne fut qu’une apparence que personne ne lisait plus jusqu’ à ce que. Quelqu’un ( Jean Rousset? ) s’occupe de lui. Encore cette immortalité n’a -t-elle dure que l’espace d’un moment, celui de la publication des œuvres…. MC
( Dernier jour de St Sulpice et fin d’un article de huit ans!) MC
C'est pour cela qu'il l'a choisi. Il fallait bien qu'il ne soit pas reconnu de son siècle pour lui faire traverser toutes ces époques avec pour motivation : être reconnu par son écriture .
Dans la nouvelle de Borges, L'Immortel, le voyageur est très étonné de trouver au fond de la grotte ces vieillards hagards, couverts de poussière. Ils en ont tant vu en traversant le temps et les vies qu'ils n'ont plus envie de découvrir quoi que ce soit.
Ce qui compte c'est le désir de découvrir, encore et encore. Et que le désir reste inassouvi. Sinon on est prêt pour la traversée du Styx...
Le livre dHubert Haddad est très agréable à lire. Le lecteur est paisible puisqu'on le sait quasi invulnérable.
Que c'est bon d'être lecteur.
Christiane, Je crois quand même que le Centurion de Borges finit par chercher et trouver le fleuve qui annule l’enchantement. Bien à vous. MC
Marcus n'en peut plus de ces troglodytes faméliques et s'échappe de la cité des immortels. Il ne sait d'ailleurs pas comment. Là, une eau claire qui lui rend son destin d'être humain et la mort qui ne lui paraît plus horrible et effrayante mais permettant d'échapper à cette condamnation torturante à l'immortalité.
Il y a un passage que je n'ai pas compris : ce trajet incertain dans les labyrinthes où il se perd avant d'accéder à cette cité bien décevante.
L'éternité avant ou après la mort me paraît catastrophique. Tout vivre et revivre a l'infini est au-delà des forces de l'être humain.
Une nouvelle un peu terrifiante. En plus ils mangent des serpents... Et le désert qu'il traverse où meurent tous ses compagnons. Et la soif et le désespoir. Ce n'est pas très gai...
Il écrit :
"Être immortel est insignifiant ; à part l'homme, il n'est rien qui le doit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, l'incompréhensible, c'est de se savoir immortel.(...)
La mort rend les hommes précieux et pathétiques (...) Chaque acte qu'ils accomplissent est le dernier. Tout chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. Chez les immortels, en revanche, est l'écho de ceux qui l'anticipèrent dans le passé qui dans l'avenir, le répéteront jusqu'au vertige."
Et il termine la longue nouvelle très compliquée par ces mots :
"Quand s'approche la fin, il ne reste plus d'images du souvenir ; il ne reste que des mots. (...) J'ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort."
J'ai fini, MC, par relire la nouvelle "L'immortel".Elle devient très complexe au chapitre III. Car Homère entre en scène et dévoile au romain le sens de ce qu'il a vécu et vu. C'est lui qui prononce ces paroles : "Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité ; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux leffacent. ,(...) Un voyageur immortel qui parcourt le monde, un jour aura bu à tous."
Le romain reprend la parole pour dire : " Homère et moi, nous nous sommes séparés aux portes de Tanger ; je crois que nous nous sommes dits adieu."
Là, commence le dernier chapitre, le cinquième.
On apprend qu'au second chapitre, le Romain en buvant l'eau immortelle prononça des mots grecs qui le renvoyèrent à Homère. Puis le romain Flamilud Rufus raconte sa longue vie et s'apprête à mourir ( citation précédente).
Ce qui explique la première page tellement obscure
En 1929, l'antiquaire Joseph Cartaphilus offrit à la princesse de Lucinge les dix volumes de L'Iliade. Dans le dernier tome, elle trouva le manuscrit qui raconte cette histoire.
Il n'est donc pas étonnant qu'Homere s'introduise dans l'histoire pour expliquer cette existence abracantesque de l'Immortel.
Borges est un écrivain très tortueux. Il a beaucoup d'imagination. Lui doit s'y retrouver, moi, j'ai rendu les armes !!!
Flamilus
Rendu les armes ? Enfin pas tout à fait.
Une énième lecture attentive m'a permis de repérer le moment où cet être hébété qui suit Marcus Flamilus se rappelle qu'il est Homère. C'est à cause du nom que lui a donné le romain : "Argos" (comme le vieux chien d'Ulysse). Ainsi Homère retrouve la mémoire, se souvient qu'il est à l'origine de cette cité bancale où tous les chemins se perdent comme dans un labyrinthe (ou comme dans un dessin d'Eischer !).
Le romain est tombé par hasard dans le fleuve saumâtre de l'immortalité. Quand il quitte Homère et la cité maudite, il traverse les siècles et au vingtième siècle boit, encore par hasard, une eau claire. C'est le fleuve dont les eaux effacent le sortilège du fleuve de l'immortalité. Bref, il se griffe, saigne et découvre soulagé qu'il est redevenu humain donc mortel.
Plus aucune nouvelle d'Homère. Quant au romain il s'apprête à mourir !
Ouf ! que de mots pour dire que l'immortalité ce n'est pas un cadeau !
Bon, fin de "l'Immortel" qui s'est d'abord en feuilleton appelé "Les Immortels".
Quand un entêté rencontre une entêtée, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires d'Immortels !
Gravures et dessins d'Esher, Piranese, Desmazières...
Sur la Cité elle-même, le meilleur commentaire est celui , je crois, de Rufus. « et j’ai dit, les Dieux qui la bâtirent sont fous ». Ça n’explique pas tout, mais l’histoire toute entière n’est-elle pas une histoire de fous? MC
Je pris pied sur une sorte de place, ou plutôt dans une cour. Elle était entourée d'un seul édifice de forme irrégulière et de hauteur variable ; diverses coupoles et colonnes appartenaient à cette construction hétérogène. Avant toute autre caractéristique du monument invraisemblable, l'extrême antiquité de son architecture me frappa. Je compris qu'il était antérieur aux hommes, antérieur à la Terre. Cette ostensible antiquité (bien qu'effrayante en un sens pour le regard) me parut convenable à l'ouvrage d'artisans immortels. Prudemment d'abord, puis avec indifférence, non sans désespoir à la fin, j'errai par les escaliers et les dallages de l'inextricable palais. Je vérifiai ensuite l'inconstance de la largeur et de la hauteur des marches : je compris la singulière fatigue qu'elles me causaient. «Ce palais, est l'œuvre des dieux», pensai-je d'abord. J'explorai les pièces inhabitées et corrigeai : «Les dieux qui l'édifièrent sont morts.» Je notai ses particularités et dis : «Les dieux qui l'édifièrent étaient fous.» Je le dis, j'en suis certain, avec une incompréhensible réprobation (...)"
Borges invente l'action d'Homère qui aurait démoli la cité des Immortels pour la remplacer par cette construction délirante pour dégoûter les troglodytes de l'immortalité. Le fait est qui la fuient à la fin pour chercher ce fleuve qui annule cette vie sans fin où tout est répétition, perte des sentiments, immobilité.
L'impression qu'elle donne avec ces couloirs labyrinthiques, cette noirceur est à l'image des Prisons de Piranese, ou des labyrinthes d'Escher qui troublent la raison ou encore des romans de Kafka.
Que n'imaginerait l'homme pour échapper à la terreur de la mort... Pas étonnant que les fantasmes d'immortalité soient la possible réponse.
Comme disait Woody Allen : L'éternité c'est long, surtout à la fin !
réussi
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