jeudi 21 octobre 2021

La plus secrète mémoire des hommes

 

Mohamed Mbougar Sarr - La plus secrète mémoire des hommes - Editions Philippe Rey

 

                                                                                                       

Mohamed Mbougar Sarr, est un jeune universitaire et écrivain natif de Dakar. Après trois romans déjà primés, il livre avec La plus secrète mémoire des hommes un opus qui figure, à l’heure où j’écris ces lignes, sur la deuxième liste du Goncourt 2021. Cette fois, s’écartant des thèmes précédents fortement ancrés dans l’actualité la plus brulante comme l’homophobie ou l’islamisme, il prend appui sur la littérature elle-même. Il serait plus exact de dire, sur la part maudite de la littérature, les figures rebelles qui incendient un bref instant l’univers des mots avant de sombrer dans l’oubli.

 

Le narrateur, Diégane Latyr Fatye, un double de l’auteur, découvre jeune lycéen, en parcourant une anthologie de la littérature africaine, l’existence d’un écrivain sulfureux du nom de T C. Elimane. Son unique ouvrage, Le labyrinthe de l’inhumain connut en 1938 un succès fulgurant en France avant d’être voué aux gémonies pour cause de copier-coller. Poursuivant ses études dans l’Hexagone, Diégane met la main sur un exemplaire du fameux roman dont la lecture fiévreuse constitue un acte fondateur. Désormais il sera écrivain, et n’aura de cesse de s’attacher aux traces du Modèle disparu.

  

Ainsi que le laisse transparaitre la dédicace, La plus secrète mémoire des hommes s’inspire d’un fait réel. En 1968, l’ouvrage du malien Yambo Ouologuem, Devoir de violence remporta le Renaudot et subit comme son homologue romanesque les foudres de la critique. L’auteur disparut du monde des lettres avant de décéder en 2017. On réédita, un an plus tard le roman longtemps épuisé. De fait La plus secrète mémoire des hommes se lit d’abord comme une réhabilitation d’un écrivain bafoué. La lecture, dit Mohamed Mbougar Sarr, côtoie l’écriture. Tout littérateur s’adosse à une figure séminale. Le concept de plagiat dans une acceptation globale recouvre une multitude de procédés. Est-ce que de La Fontaine plagie Esope ? L’essentiel dit Sarr est d’être original. Là réside le souhait du romancier de s’écarter d’une simple biographie et de s’aventurer dans la mythologie des livres culte comme le Pierre Ménard de Borges.

  

Le récit abandonne en cours de route les investigations de Diégane Latyr Fatye pour s’intéresser au creuset familial de T.C. Eliman puis à ses éditeurs avant de s’envoler pour Buenos Aires en compagnie de Gombrowicz et Sabato. La plus secrète mémoire des hommes est un roman choral sur un texte dont la lecture marque au fer rouge ses lecteurs de passage. Mieux, ou pire, dans la mouvance du Necronomicon de Lovecraft, il tue ceux qui ont écrit sur lui. On ne glose pas sur les textes sacrés, on n’enflamme pas le feu, ou pour citer Sarr : « n'essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est »

  

La plus secrète mémoire des hommes s’adresse d’abord aux écrivains. On y croise des milieux littéraires où de jeunes apprentis s’affrontent dans des joutes sans fin sur les maitres ou les imposteurs du genre. Il y est question des livres culte, des œuvres qui tout à la fois semblent mettre fin à la littérature et susciter des vocations. Ecrire est-ce un bonheur ou une malédiction ? J’ai personnellement un peu patiné au milieu du roman tant la matière est riche et la langue inspirée. Le premier tiers est éblouissant : sur le sentier de la lecture surgissent comme des arbres miraculeux, quelques morceaux de bravoure. Bref, sous les auspices de Borges (le labyrinthe de T.C. Eliman) et de Bolano (dont le titre est extrait) voilà Le livre de la rentrée littéraire 2021.

 Extraits choisis :

« Sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir

Un hasard n’est jamais qu’un destin qu’on ignore

Je vais te donner un conseil : n'essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu'il est grand. Ce piège est celui que l'opinion te tend. Les gens veulent qu'un livre parle nécessaire­ment de quelque chose. La vérité, Diégane, c'est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n'a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.

Être un grand écrivain n’est peut-être rien de plus que l’art de savoir dissimuler ses plagiats et ses références

L'exilé est obsédé par la séparation géographique, l'éloignement dans l'espace. C'est pourtant le temps qui fonde l'essentiel de sa solitude ; et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent. J'aurais pu supporter d'être à des milliards de bornes du visage parental si j'avais eu la certitude que le temps serait sur lui sans lui nuire. Mais c'est impossible ; il faut que les rides se creusent, que la vue baisse, que la mémoire flanche, que des maladies menacent.

La littérature m’apparut sous les traits d'une femme à la beauté terrifiante. Je lui dis dans un bégaiement que je la cherchais. Elle rit avec cruauté et dit qu'elle n'appartenait à personne. Je me mis à genoux et la suppliai : Passe une nuit avec moi, une seule misé­rable nuit. Elle disparut sans un mot. Je me lançai à sa poursuite, empli de détermination et de morgue : Je t'attraperai, je t'assiérai sur mes genoux, je t'obligerai à me regarder dans les yeux, je serai écrivain ! Mais vient toujours ce terrible moment, sur le chemin, en pleine nuit, où une voix résonne et vous frappe comme la foudre ; et elle vous révèle, ou vous rappelle, que la volonté ne suffit pas, que le talent ne suffit pas, que l'ambition ne suffit pas, qu'avoir une belle plume ne suffit pas, qu'avoir beaucoup lu ne suffit pas, qu'être célèbre ne suffit pas, que posséder une vaste culture ne suffit pas, qu'être sage ne suffit pas, que l'engagement ne suffit pas, que la patience ne suffit pas, que s'enivrer de vie pure ne suffit pas, que s'écarter de la vie ne suffit pas, que croire en ses lèves ne suffit pas, que désosser le réel ne suffit pas, que l'intelli­gence ne suffit pas, qu’ émouvoir ne suffit pas, que la stratégie ne suffit pas, que la communication ne suffit pas, que même avoir des choses à dire ne suffit pas, non plus que ne suffit le travail acharné; et la voix dit encore que tout cela peut être, et est souvent une condition, un avantage, un attribut, une force, certes, mais la voix ajoute aussitôt qu'essentiellement aucune de ces qua­lités ne suffit jamais lorsqu'il est question de littérature, puisque écrire exige toujours autre chose, autre chose, autre chose. Puis la voix se tait et vous laisse dans la solitude, sur le chemin, avec l’écho d'autre chose, autre chose qui roule et s'enfuit, autre chose devant vous, écrire exige toujours autre chose, dans cette nuit sans certitude d'aube. »

13 commentaires:

Tomtom a dit…

Tiens. J'ai vérifié et je l'avais déjà mis dans ma PAL, sans doute après avoir vu son intervention chez Francois Busnel. La citation du dernier paragraphe est tout simplement magnifique. Merci d'avoir chroniqué ce livre !!

Anonyme a dit…

L’auteur est brillant .Une belle réflexion, profonde,sur la littérature et ses pouvoirs.

On peut aussi y voir en filigrane, une réflexion plus personnelle sur la colonisation.Ecrire c’est aussi de façon de régler ses comptes certainement.

Soleil vert a dit…

Merci de vos remarques. Il y a bien sur une critique de la colonisation, mais en même temps une volonté de couper les liens avec le pays natal. Un des personnages a d'ailleurs une remarque peu amène sur le grand poème d'Aimé Césaire ...

Je suis allé voir l'auteur en dédicace. Il est brillant, posé.

Lire ce livre ouvre un continent littéraire. Je connais un peu la poésie africaine, mais pas les romans. Sur la table de dédicace, il y avait celui d'Yambo Ouologuem, Devoir de violence

Anonyme a dit…

Tout de même s’attaquer à ce grand poète qu’était Aimé Cesaire est un peu indélicat.
Moi même je découvre cette littérature du continent africain.
Ma fille au lycée avait lu David Diop ”Frère d’âme ”sur les tirailleurs sénégalais.Prix Goncourt lycée 2018.
J’ai vu qu’il avait un roman ”La porte du pays sans retour”.

Je jetterai un œil à Devoir de violence.
Grand merci à vous .

Soleil vert a dit…

Prix Goncourt 2021 !

https://www.lci.fr/culture/le-prix-goncourt-2021-est-attribue-a-mohamed-mbougar-sarr-pour-la-plus-secrete-memoire-des-hommes-2200825.html

Anonyme a dit…

Oui après René Maran en... 1921.
B à V

Soleil vert a dit…

Le discours de remerciement qui va au-delà du remerciement

https://www.facebook.com/larepubliquedeslivres/videos/359738692594500/

Anonyme a dit…

C’est vrai on peut se perdre par moment dans la narration.Ce que l’on conçoit bien ,s’énonce clairement disait l’autre..
.J’ai buté pour ma part sur le texte souvent.Mais la démonstration de l’auteur est brillante,avec un esprit de tragédie grecque,une évocation des mythes africains,le malaise des intellectuels africains qui sont comme dans des ghettos.
Beaucoup de symbolisme dans cet ouvrage et prix mérité. L’auteur rappelle à juste titre que ce prix Goncourt ne doit pas se réduire au fait que l’auteur est sénégalais, mais qu’il vaut par son écriture.

Un libraire

Soleil vert a dit…

Est-ce que les grands livres ne parlent de rien ? En fait on n'arrête pas de parler d'eux. Ils sont inépuisables dirait Assouline.

Christiane a dit…

Beaucoup de place aussi à la colonisation ressentie comme une violence malgré l'école apportée par les européens mais modifiant le rapport à la culture
puis les hautes études les poussant à emigrer oubliant la culture ancestrale (orale et artistique) des Africains. Aventure ambigüe d'intellectuels déchirés entre deux cultures.

Soleil vert a dit…

Bonsoir Christiane,
Ravi de vous lire !
La culture ancestrale n'est pas dépourvue aussi de préjugés, à en juger par le procès d'apologie de l'homosexualité monté par certains au Sénégal contre le lauréat. A nous de soutenir Sarr.

Christiane a dit…

Oui, j'ai suivi cela avec effarement mais je pense à de longues conversations que j'ai eues avec un ami comédien, formé dans son Afrique natale par l'école française il en reconnaissait les richesses et les aberrations. Réciter à six ans "Nos ancêtres les Gaulois avaient des cheveux blonds...". Puis les études en France et le déchirement à chaque retour au pays. Un peu le récit de cheik amidou Kane "L'aventure ambigüe".

Christiane a dit…

Cheikh Hamidou Kane