mardi 27 juillet 2021

Bartleby le scribe

Herman Melville - Bartleby le scribe - folio

 

 

 

On connaît des écrivains auteurs d’un livre culte, plus rarement ceux qui en comptent deux à leur actif. Et ne m’évoquez pas ces pourvoyeurs inlassables de chefs d’œuvre qui meublent votre bibliothèque ; je vous parle de créations si singulières et si différentes, qu’elles semblent conçues par des esprits aux antipodes l’un de l’autre. C’est d’ailleurs souvent à tort que l’on félicite tel artiste pour avoir su renouveler son art. Se renouveler suppose l’expérience d’une forme d’altérité au sein même de l’identité. Les Beethoven des derniers quatuors et des dernières sonates ne sont pas légions.

 

Or Herman Melville figure au nombre des élus. Quel lien unit un contemporain de Jules Verne auteur d’un Moby-Dick mythique aux résonnances shakespeariennes et bibliques, et l’initiateur par nouvelle interposée d’une forme de résistance passive ? Quel lien unit Achab l’obsédé et un commis aux écritures voué à la disparition sociale, la violence du premier, la douceur du second ? Est-ce une sorte de détermination incompréhensible qui les place aux bords du monde ?

 

Après la déception causée par les insuccès successifs de Moby Dick et Pierre ou les Ambiguïtés, Melville publie en 1856 un volume de nouvelles Contes de la véranda. Y figure « Bartleby le scribe ». Le narrateur, sans doute un notaire, décrit l’arrivée dans son étude d’un jeune homme d’apparence modeste et discrète dénommé Bartleby. Tout le contraire de ses trois clercs, certes efficaces mais aux tempéraments tonitruants, se réjouit-il. Et de fait tout se passe bien jusqu’au jour où celui-ci oppose un refus policé à une demande de relecture d’un document : « I would prefer not to », « Je préférais pas » (1). Donnant toute satisfaction par ailleurs, son pupitre dissimulé derrière un paravent, Bartleby réitère son opposition de façon presque aléatoire. Un dimanche, se rendant à son officine, le notaire trouve la porte bloquée. Le commis y a élu domicile. Quelques rares vêtements, des biscuits au gingembre, la misère sociale, tout cela ajouté à une fascination pour cet être improbable, empêche un premier temps le narrateur de se séparer de son employé.

  

Débutant sous les auspices comiques d’un Courteline avec les clercs Dindon et Lagrinche, l’un intempérant, l’autre fort agité, le récit bascule dans une espèce de fable moderne à la Beckett. « Je préférais pas » : le conditionnel qui rend fou a laissé de marbre les contemporains de Melville et mis en branle une partie du gotha intellectuel français et italien des années 70, signalant tour à tour l’invention d’une résistance sociale passive, le minimalisme du langage, la mise au rebut d’un individu présenté comme sans aspérité, sans histoire, sans origine, comme localisé sur un autre plan d’existence. D’autres lectures, mettant de côté la célèbre formule, braquent le projecteur non sur Bartleby mais sur le notaire, ses hésitations, son attitude ambiguë, se demandant, à la lumière de l’affaire Colt/Adams évoquée par Melville, s’il ne dissimule pas le crime de son commis.

  

« Bartleby le scribe » garde son mystère, mais son injonction nous hante. Pour ma part je la réserve aux aléas de l’existence. Oui, voilà bien une œuvre culte.


(1) Traduction de Pierre Leyris en folio

 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Petit chef d’œuvre.
Cette tension entre assentiment et refus de Bartleby peut exasperer mais au bout du compte elle est l’expression de nos contemporains face à un monde qui n’est plus défini.
La fin est bouleversante d humanité.