Jean Giono - Le hussard sur le toit - Folio
Dans une interview donnée jadis à Richard Comballot, Jean-Pierre Andrevon citait parmi ses allégeances Jean Giono. On trouve
un écho de cette filiation dans une phrase du Hussard sur le toit :
« Les hommes sont bien malheureux,
se disait Angelo. Tout le beau se fait sans eux. […]. L’opposition entre l’homme et son environnement, trouve
dans le roman précité une expression radicale avec la relation d’une épidémie
de choléra en Provence dans les années 1830. Cette Némésis de la Nature n’a pu
que plaire à l’auteur du Monde enfin. Figure centrale d’une trilogie l’ouvrage
remporta un grand succès critique et marqua une rupture stylistique avec sa
production antérieure dont Marcel Pagnol tira quelques films.
Angelo Pardi, jeune noble piémontais
ayant fui une Italie en proie à des troubles insurrectionnels, tente de
rejoindre Manosque. Parcourant bois et collines, il découvre au travers des
chemins et dans des hameaux abandonnés des amoncellements de cadavres. Il tente
vainement de porter secours à quelques victimes du cholera puis se met au
service d’un jeune médecin français. Il parvient enfin dans la cité provençale et
se met à la recherche d’un compatriote. Mais accusé à tort par une foule aux abois
d’avoir empoisonné l’eau des fontaines de la ville, il court se réfugier sur
les cimes des maisons et des églises.
Qualifié de récit d’aventures,
le roman n’enchaine pas les péripéties à la vitesse grand V. Sitôt
atteint la cime des toits, la narration retombe et souffre d’un ventre mou qui perdure
jusqu’ à la rencontre de Pauline. L’héroïne de l’histoire au fond c’est l’épidémie
elle-même avec ses symptômes imaginaires et ses gisants aux lèvres retroussées
comme des babines de chiens furieux. Les pérégrinations d’Angelo, cœur noble qui
échappe miraculeusement à la maladie et n’hésite pas à se mettre au service d’une
nonne pour laver les morts, évoquent les gestes de chevaliers. Reste que Giono n’a
pas son pareil pour planter un décor.
Sur les toits par exemple :
« Angelo respira avec plaisir ce vent qui sentait les tuiles chaudes et les nids d'hirondelles. Il éteignit la bougie et il s’assit au rebord de la terrasse. La nuit était si chargée d'étoiles, elles étaient si ardemment embrasées qu'il pouvait voir distinctement les toitures agencées les unes aux autres comme les plaques d’une armure. La lumière était d'acier noir mais, de temps à autre, un étincellement s allumait sur la crête d'un faîtage, sur la bordure vernie d’un pigeonnier, sur une girouette, sur une cage de fer. De courtes vagues immobiles d'une extraordinaire raideur couvraient d'un ressac anguleux et glacé tout l'emplacement de la ville. Des frontons pâles couleur de perle sur la surface desquels venait mourir une très légère lumière semblable à celle du phosphore s'enchevêtraient avec des triangles d'ombres compactes, dressés comme des pyramides ou couchés horizontalement comme des champs ; des glacis sur lesquels dansait une lueur verdâtre ouvraient de tous les côtés des rangées de tuiles en branche d'éventail ; des rotondes filigranées d'argent se gonflaient de ténèbres sur l'émergence de quelque grande église ; des tours et l'enclenchement noir et gris de redans et de paliers superposés montaient, hérissés de barbelures d'étoiles. De loin en loin, les réverbères des places et des boulevards soufflaient des vapeurs de rouille et d'ocre autour desquelles festonnaient des cadres et des couronnes de génoises ; et la déchirure d'encre des rues découpait les quartiers.
Le vent qui n'avait pas d'haleine mais tombait en bloc ou roulait lentement en boule de coton faisait clapoter toute l’étendue des toitures, soufflait des grondements endormis dans le vide des cloches frôlait les caisses voilées des greniers et des combles de couvent. Les frondaisons des ormeaux et des sycomores gémissaient comme des mâts en travail. Dans les lointaines collines on entendait bruire le volettement et les coups d'ailes des grands bois. Le balancement des réverbères suspendus jetait des éclairs rouges et cet air lourd qui sautait comme un chat à travers l'exhalaison lourde des tuiles pétrissait les couleurs sous la nuit en une sorte de goudron mordoré.
Les hommes sont bien malheureux, se disait Angelo. Tout le beau se fait sans eux. […] »
Un paysage nocturne :
« Des feux
s'allumèrent partout. C'étaient d’abord, tout proches, de hauts brasiers dont
on voyait se tordre 1es flammes. Elles claquaient comme une danse de paysannes
en patins sur un parquet de bois. Plus loin, à travers le feuillage des
oliviers, des pins, des chênes, des lueurs rouges donnaient de violents coups
d'ailes. Un murmure de voix, d'appels s'établit dans l'étendue en même temps
que le craquement des brasiers. Jusque sur les plus lointaines crêtes qui tout
à l'heure dans le jour semblaient désertes, des feux s'allumaient sur lesquels
se découpait la silhouette d'un arbre, d'un rocher. Dans les vergers où
s'étaient établies les infirmeries, on était en train d'accrocher des lanternes
aux branches des arbres pour faciliter le travail des patrouilles. Dans tous
les bosquets, sous tous les buissons, derrière tous les feuillages, luisaient
des grils rouges, des plaques incandescentes, des oiseaux phosphorescents semblables
à de grosses poules pourpres, des coqs vermeils. Le balancement, les coups
d'ailes, l'éventement furieux de toutes ces flammes, le bondissement de tous
ces boucs d'or, les coups de pique de toutes les flammèches aiguës faisaient
écrouler la nuit de tous les côtés. Une silencieuse avalanche de blocs violets,
ou pourpres, ou luisants comme du charbon bouillait dans le ciel, le couvrant
de poussières roses, le déchirant de crevasses indigo. Les reflets frappaient
en bas la ville vide, faisait apparaître la pointe d'un clocher, l'entrebail
d'une rue, le porche et les créneaux d'une porte de quartier, le damier d'un
toit, la soie d'un mur, l'orbite d'une fenêtre, le front d'un couvent, la
fraise des génoises, les cheminées sur une étendue de toitures semblables à
des souches dans des labours. A deux lieues de l'autre côté de la ville, les
feux cachés sous les forêts de la Durance étincelaient à ras de terre entre les
troncs comme des braises dans une grille sur toute la longueur du fleuve. Dans les
ténèbres de la vallée, sur le tracé des routes, des chemins et des sentiers de
petits points lumineux se déplaçaient : c'était la lanterne de patrouilles, le
fanal des brancardiers, la torche des charrieurs de morts en travail. Le thym, la
sarriette, la sauge, l'hysope des landes, la terre elle-même et les pierrailles
sur lesquelles tous ces feux étaient allumés, la sève des arbres chauffés par
les flammes, la sueur des feuillages enfumés-dégageaient une épaisse odeur de
baume et de résine. Il semblait que la terre entière était un four à cuire le
pain »
Quelle plume !
12 commentaires:
Une suggestion"Pour saluer Melville",un roman de Giono qui date un peu mais qui vaut le coup.
ok merci
Tu l'as relu suite à la discussion que j'ai initiée sur la RDL ? Ca me ferait plaisir que tu dises oui, même si je préfère la vérité ahhah
Je n'ai pas lu ton article afin de ne pas être influencée dans la future rédaction du mien ;)
Bien sur, je me souviens que tu le trouvais lent :)
Interminable même.
Si vous me le permettez,je rajouterai "Giono furioso"de Emmanuelle Lambert.
Giono avait un caractère très complexe dans ses contrastes.
Merci.
Une libraire.
Giono : Un pacifiste qui fut poursuivi par Aubrac à la Libération. Il y a de quoi être perturbé !
Oui Giono croyait avant tout à la paix.
Pour élargir votre étude,vous pouvez vous référer à l'ouvrage de Pierre Citron ,qui était un ami de la famille.
Merci je vais poursuivre mon exploration. Je voulais par cette lecture m'écarter de Pagnol.
Sans prétention,je trouve que Giono et Maurice Genevoix ,plus que Pagnol peut-être, ont cette écriture qui nous emporte admirablement.
Rabeliot de Genevoix est un chef-d'oeuvre.
Bonne continuation à vous.
Vous aurez corrigé Raboliot,bien sûr.
Genevoix : curieux cette obsession romanesque de la chasse pour un homme qui a vécu l'enfer de 14-18. Chez Giono le rejet des armes est plus net
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