Robert
Silverberg - Le jardin des mots effacés - Asimov’s Science Fiction
Cela fait, quoi, une
dizaine d’années que Robert Silverberg a stoppé sa carrière littéraire. Depuis
un certain Glissement vers le bleu en 2012, un plouf collaboratif retentissant.
La peste soit des fans ! Mon plus grand regret et sans doute de beaucoup d’autres
est l’abandon du projet Les vestiges de l’Automne qui devait clore le
cycle du Nouveau Printemps et dont il ne reste qu’une novella et le plan
détaillé d’un roman jamais rédigé. Au moins donne-t-il un aperçu sur la méthode
de travail de l’auteur. Un désaccord éditorial explique le renoncement, un
comble lorsqu’on voit aujourd’hui un Brandon Sanderson dont les ventes rempliraient
des conteneurs, récolter quarante millions de dollars de financement participatif pour l’écriture de quatre romans.
Robert Silverberg n’a cependant
pas lâché totalement la plume. Depuis une quarantaine d’années il collabore à
divers magazines, livrant ces derniers temps une chronique bimensuelle en trois
pages serrées à Asimov’s
Science Fiction .Les premières ont été regroupées en volume sous le titre Reflections
& Refractions. Elles se situent
au croisement des idées scientifiques contemporaines et des mythes, mettent légendes
et fictions à l’épreuve du réel comme par exemple « La bibliothèque de
Babel » et Google, l’examen de preuves hypothétiques des incursions
des Viking dans le Nouveau Monde etc., fragments d’une vaste culture historique sur laquelle il a édifié ses romans et
nouvelles d’antan. Il revient à l’occasion sur les grands auteurs du genre qu’il
a côtoyé et sur leur travail. C’est le cas pour The garden of deleted words.
Tout commence par un rêve.
Silverberg adresse un billet au magazine qui par retour de courriel lui fait
remarquer que la chronique ne fait pas la longueur requise. Il manque effectivement
400 mots, chose inhabituelle pour un écrivain professionnel qui calibre
automatiquement ses textes. Comment les récupérer ? Dans le rêve, pas de
Cloud, de Clef USB ou autre forme de sauvegarde. Une présence humaine lui
indique l’existence d’un cimetière, jardin ou forêt où gisent les écrits effacés par leurs auteurs. Quelle surprise alors en s’y rendant de découvrir les
monticules abritant des textes de Joyce (Les morts), Hemingway,
de Mann (Mort à Venise), Faulkner … Puis il passe en revue ceux de Robert
Heinlein, presque rien, car l’auteur de En terre étrangère posait le mot
juste immédiatement, la vaste quantité de pages rejetées par Ray Bradbury, qui
effaçait autant qu’il produisait, les tombes de ceux qui n’effaçaient pas assez,
de ceux qui détruisaient trop etc. Vient la découverte de son propre monticule,
des 400 mots effacés et, anecdote bien connue des lecteurs du grand Bob, des
cinq réécritures de « Passengers » imposées par Damon Knight,
avec au bout un Nebula. Il se livre à un examen de conscience, faisant la part des textes alimentaires - il fallait bien vivre de sa plume - et des écrits ambitieux.
Mes pensées se sont alors
écartées involontairement de la chronique. Je me suis souvenu avoir vécu à l’intersection
de deux mondes, celui où l’on effaçait et perdait à foison et à regret les communications - à tel point qu’un
ingénieur travaillant chez un opérateur téléphonique historique traquait les
appels dits perdus c'est-à-dire n’aboutissant pas et n’ayant pas fait l’objet d’une
taxation -, et l’autre, l’actuel, ou l’on supplie l’IA de service de vous gommer
des réseaux sociaux car rien ne se perd, rien de secret, tout se transmet, pour paraphraser Lavoisier. Chez les écrivains
le débat est loin d’être tranché. L’élagage, la réécriture dépendent des
exigences des auteurs et de leurs éditeurs, mais parfois le jardin est pillé,
peu importe la valeur du contenu. Voyez Celine.
Quant à Robert Silverberg,
il termine son texte en remerciant son inconscient de lui avoir suggéré tant de
récits au long de sa vie. A-t-il bien interprété le message ? Et si ce
Tombeau des mots effacés était celui du regret de l’abandon de la fiction ?
84 commentaires:
"Quant à Robert Silverberg, il termine son texte en remerciant son inconscient de lui avoir suggéré tant de récits au long de sa vie. A-t-il bien interprété le message ? Et si ce Tombeau des mots effacés était celui du regret de l’abandon de la fiction ?"
J'ai pris le temps de parcourir vos autres chroniques sur les romans ou nouvelles de Robert Silverberg.
Cette nouvelle, "Le jardin des mots effacés", explore un domaine vraiment différent qui s'ouvre aux textes effacés, abandonnés, les siens et ceux d'écrivains qu'il semble apprécier.
Vous avez raison de poser la question du sens de cette nouvelle. "Des mots effacés" ?
(surtout après les déboires que vous évoquez dans le billet.)
Beau remerciement à l'inspiration née de l'inconscient et étrange impression d'un regret pour ces mots qui manquent et qui pourraient effectivement être "le regret de l'abandon de la fiction" qu'il a vécu dramatiquement.
Très intéressant.
Comment faire pour avoir accès à ce texte en langue française ?
Je vous l,'enverrai sv
Merci. Vous avez attisé ma curiosité. J'aimerais lire ces essais, "Reflections & Refractions", au moins ce "jardin des écrits oubliés" où doit se révéler un Robert Silverberg contemplatif et un peu désabusé qui tente de donner une vision de l'écriture de la science-fiction (auteurs, inspiration, corrections, abandons de texted, réception difficile de ce genre dans la littérature....) .
Il semble y avoir plus dans ce texte qu'un travail autobiographique, peut-être une méditation sur le travail d'un écrivain quand il faut aller au-delà de l'inspiration par un travail sans fin connaissant des phases de découragement soit parce que l'écrivain n'est pas satisfait de son manuscrit soit parce qu'il a trop de problèmes pour le faire éditer.
Ces essais sont une lecture certainement importante pour comprendre et l'écrivain et le monde de l'édition.
Pour mieux comprendre votre billet j'ai cherché à en savoir plus sur ces "cinq réécritures de «Passengers» imposées par Damon Knight.
J'ai trouvé ce complément d'information sur wikipédia.
"Dans sa préface à la nouvelle figurant dans le recueil "Le Chemin de la nuit", Robert Silverberg explique notamment qu'il a commencé à rédiger la nouvelle début janvier 1967, et qu'il l'a envoyée à Damon Knight pour un recueil en préparation, Orbit 4. À la demande de Knight, il a réécrit la nouvelle fin janvier. Une troisième puis une quatrième version ont suivi. Knight lui a alors demandé de développer l'histoire d'amour figurant dans la nouvelle, afin de lui donner une dimension plus humaine. Estimant la nouvelle digne d'être publiée Knight l’a fait paraître dans son recueil, paru en 1968.
Silverberg finit sa préface en déclarant : «Devenu un habitué des anthologies, "Passagers" a attiré deux ou trois options pour le cinéma et fini par devenir une de mes nouvelles les plus connues. Les cinq versions, que j’en ai rédigées de janvier à mars 1967, m'ont fait tourner en bourrique, mais je ne les ai jamais regrettées.» "
Je comprends, qu'un jour, il en a eu assez ! Je comprends aussi que d'autres écrivains ont traversé les mêmes doutes, les mêmes découragements.
J'aime vraiment beaucoup cette photographie en tête du billet. Ça fait froid dans le dos !
C'est une image créée par une IA. SV
Pour "Passengers", Silverberg avait donc publié dans son cycle "Un nouveau printemps" deux tomes : "À la fin de l'hiver" et "La reine du printemps". Un troisième volume devait clôturer la trilogie.
Mais, si je comprends bien, un changement d'éditeur a empêché la réédition des deux premiers tomes et le troisième est resté à l'état d'ébauche.
(Un court récit, donc, qui tente d'apporter une conclusion aux deux premiers romans, une sorte de synopsis où seuls quelques chapitres sont complètement rédigés.)
Je comprends sa déception, la vôtre et celle d'autres lecteurs.
Bravo pour le choix de l'image.
Quand je passe devant la tombe de Stendhal au cimetière Montmartre, en allant près d'une tombe qui m'est chère , je pense qu'il a été d'abord un écrivain, que sans ses romans, son journal cette grande vie serait inconnue. Dans cette tombe, un homme et... des livres achevés ou inachevés....
Pour "Les vestiges de l'automne" (dans le commentaire précédent), pas pour "Passengers".
Ah, merci pour "Le jardin des mots effacés". Je lis...
Ce texte est, même si poétique, d'une gravité évidente.
Ici, l'inconscient, maître du sommeil qui aurait suggéré cette chronique, n'efface pas la lucidité du propos.
Si ces quatre cent mots manquants n'étaient qu'un accident de l'ordinateur, il se souvient des réécritures exigées par ses éditeurs. Il semble, à le lire, que les rédacteurs en chef de ces grand magazines qui publier ces fictions étaient extrêmement exigeants.
C'est émouvant de lire : "j'avais un espoir d'insérer mes histoires parmi celles de ces titans. J'ai donc réécrit, réécrit encore, et plus d'un paragraphe est parti s'enterrer dans le jardin des mots supprimés avant que les rédacteurs ne voient mes histoires."
Émouvante aussi la balade dans ce cimetières où il salue James Joyce, Thomas Mann, Faulkner, Hemingway, et si rêve de connaître pour Joyce les passages supprimés de "Thé Dead" ou de Mann pour "Death in Venice".
C'est dur, dans ce rêve, de voir que le secteur réservé à est le dernier... la science-fiction.
On ne sait pas qui est le compagnon qui l'accompagne au long de cette traverseey. On pense dans la Divine Comédie de Dante à ce voyage chamanique comme... Une recherche... Du temps perdu...
Je me souviens du début de L'Enfer : "Au milieu du chemin de notre vie /Je me retrouvais dans une forêt obscure'
Le compagnon bienveillant de Dante est Virgile, son maître en poésie. Qui est celui de Robert Silverberg ?.
Ce rêve est une expérience pour penser l'écriture.
Quel est L'Enfer pour Silverberg ?
Merci, Soleil vert. Je n'avais que la version originale de ce texte, en anglais.
Lire ce texte me rend cet écrivain plus proche
et son rêve / traversée / The Dead
Surprise ...
Oui, je fais une expérience importante, celle de dissocier l'homme de l'écrivain. Il en a bavé Robert Silverberg. Je l'imaginais uniquement hanté par des fictions assez sombres comme dans ce roman que vous aviez présenté "Skadrak dans la fournaise", assez horrifiant, avec ce monstre qui charcutait ses victimes pour prendre leur corps afin de ne pas mourir.
Mais vous aviez sauvé la mise en m'entraînant vers le Livre de Daniel de la Bible. De là nous étions remontés, - je crois que MC avait participé- , à l'origine de ce personnage.
Et aujourd'hui grâce à vous, par ce texte, je découvre la vie difficile de cet écrivain dans un New York où la science-fiction habitait difficilement les chroniques des quotidiens plus que les prestigieuses librairies.
Shadrak
https://soleilgreen.blogspot.com/2022/04/shadrak-dans-la-fournaise.html
Et la belle préface de Gérard Klein :
https://www.quarante-deux.org/archives/klein/prefaces/lp27160.html
Gérard Klein dans la préface du roman de Robert Silverberg "Le livre des crânes" ecrit :
"Malgré la variété des thèmes abordés, ces romans présentent une unité souterraine. Bien qu'ils relèvent tous de la science-fiction, à l'exception possible du Livre des crânes (1971), ils ont en commun de faire fond sur des figures mythologiques ou bibliques. Le Vornan des Masques du temps est une sorte d'Hermès trompeur. L'Homme dans le labyrinthe renvoie à Philoctète, la Tour de verre à celle de Babel, le Fils de l'homme à une sorte d'épiphanie eschatologique, Shadrak à son homonyme biblique , et ainsi de suite. Tout se passe comme si Robert Silverberg entreprenait alors d'enraciner la science-fiction dans un terreau culturel immémorial, tant grec que juif ou chrétien. "
C'est passionnant.
Merci, Soleil vert, d'avoir mis en lien les préfaces de Gérard Klein car il signe des dizaines de textes critiques érudits qui permettent à des lecteurs non-avertis (comme moi) de comprendre les racines de la littérature de science-fiction.
Romans qui m'étaient inconnus avant que mon vaisseau ne se pose sur votre site. L'entrée est ...au fond du web..., là où roulent des astres inconnus, là où des trous noirs absorbent des mots perdus ou effacés.
La « forêt sombre « de la vie figure aussi , mais en tant qu’élément, dans le prologue du « Songe de Poliphile « , de Colonna. Auquel cas RS pourrait être beaucoup plus influencé par la grande littérature italienne qu’il ne veut bien le dire. MC
Je pense aussi à Musil que nous évoquons parfois et à cet étrange roman inachevé "L’homme sans qualités".
Cette œuvre n'était elle pas inachevable ?
Là, pas de mots effacés, de réécriture, juste des mots inconnus... Le jardin des mots inconnus, des pages blanches.... Entre les mots, un vide, le lieu de l'inconnu, le lieu du désarroi, une pensée troublée par l'absence de matière verbale. une défaillance... un effacement... un manque..
"En 1499, fut imprimé à Venise un livre considéré comme l'un des plus beaux et l'un des plus mystérieux de l'histoire : Le Combat d'amour mené par Poliphile durant son sommeil qui deviendra "Le Songe de Poliphile" dans sa traduction française. Anonyme, son auteur pourrait être Francesco Colonna, ou alors le grand humaniste Léon Battista Alberti. "
Une belle émission sur France culture.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/le-songe-de-poliphile-ou-comment-revait-on-a-la-renaissance-2877703
Je pensais à Dante et vous à F.Colonna...des traces dans la mémoire.
Dante aussi imagine l'horreur dans cet entonnoir de l'enfer. Son Lucifer enfoncé dans la glace aurait pu aussi hanter la mémoire de Silverberg.
Le rêve, dans le texte "Le jardin des mots perdus", se retourne contre lui, l'auteur accompagnant le promeneur de son rêve qui le détourne du projet initial.
Les rêves sont un remède car ils reportent les problèmes ou les apaisent en rendant absent le corps de l'écrivain.
Et puis, écrire ne lui suffit jamais puisqu'il écrit encore dans des magazines cette longue réflexion sur l'écriture et ses manques. L'écriture le dépouille-t-elle de son identité ? Il est à la fois l'autre et lui.
Quand il écrit des fictions, il tente de traverser du temps, de la mémoire. Ce que j'admire dans ces fictions c'est la faculté de créer un espace structuré, architecturé qui sert de chemin à l'écriture.
Un songe allégorique.
Une pause chromo :
https://www.dailymotion.com/video/x15i8im
A bien des égards Science-Fictionesque, le Poliphile, et paru avec cinquante ans de retard en France ! ( 1532!)
N’y a pas toujours des fleurs dans un jardin.
Manu Chao ”Le p’tit jardin”à écouter.
Il ne l'a pas vue. Il a marché dessus...
Gabriel Fauré. Violoncelle et piano et ces paysages mélancoliques... Magique. Merci, Soleil vert.
Pour répondre à MC, en parcourant les imagettes disposées en colonne dur la droite, vous verrez Robert Silverberg parcourant un livre devant sa bibliothèque qui semble ne rien envier aux Archives Nationales. Il n'est donc pas impossible qu'il ait pris connaissance de l'œuvre citée par MC.
SV
Impressionnant ! Quel bonheur pour lui tous ces livres chez lui, à portée de sa main.
Vous avez eu une idée lumineuse avec ce "jardin des mots perdus". Je découvre un écrivain.
A vrai dire, il en coince un sous son coude pour avoir les mains libres prêtes à saisir un livre. Son regard semble balayer l'étagère face à lui. En pleine action !
Il ne pose pas. Il est saisi par le photographe en pleine recherche.
Il y a un tableau que j'aime beaucoup : Le rat de bibliothèque. C'est tout a fait ça !
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Rat_de_biblioth%C3%A8que
Je n’y ai pas accès sur cet appareil, mais on verra sur un autre! Bien à vous. MC
Pause.
J'ai repris la lecture du "Miroir des limbes" tome 2, d'André Malraux.
Le chapitre IV transporte le lecteur à Colombey le jeudi 11 décembre 1969.
Il faut imaginer un bureau, son cabinet de travail. Des fauteuils en cuir, un feu de bois. Dehors tout est blanc et noir. Il a neigé. "La forêt est couverte de neige". Le général de Gaulle est assis "à contre jour pour protéger ses yeux".
Ils parlent de son départ, de la France, des Français.
La lumière est irréelle à cause de la réverbération de la lumière sur la neige.
Sur la table, quelques
feuillets de ses Mémoires, "couverts de son écriture ascendante".
Malraux lui demande si c'est un livre idéologique.
De Gaulle répond :
- Non. On vous a parlé d'idéologie parce que je n'écris pas un récit chronologique. Il s'agit de dire ce que j'ai fait, comment, pourquoi.
Il ajoute alors, ce qui m'a étonnée : que son livre "sera une simplification romaine des évènements, que son livre n'est pas latin mais romain."
Là se place ce passage inouï reflétant le dialogue des deux hommes.
De Gaulle parle :
" - J'aime "Les Trois Mousquetaires ", dit-il. C'est aussi bien que votre ami "Le Chat botté". Mais leur succès vient de ce que la guerre avec l'Angleterre n'y doit rien à la politique de Richelieu. Elle doit tout aux ferrets d'Anne d'Autriche, récupérés par d'Artagnan. Les gens veulent que l'histoire leur ressemble. Au moins, qu'elle ressemble à leurs rêves. Ils ont quelquefois de grands rêves, heureusement."
Cet échange de contes au beau milieu d'un entretien si sérieux a le visage de deux enfants, à plat ventre dans un grenier , tournant les pages d'un livre à rêver.
Et dans le même chapitre et la même conversation, quelques pages plus loin, de Gaulle conclut :
" - Au fond, vous savez, mon seul rival international, c'est Tintin ! Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands. On ne s'en aperçoit pas, à cause de ma taille.
Son demi-rire se prolonge dans un mouvement las des épaules."
Et Malraux de commenter :
"Son action ne vient pas des résultats qu'il atteint, mais des rêves qu'il incarne et qui lui préexistent. Le héros de l'Histoire est le frère du héros de roman."
Et ces deux hommes seuls, dans cette petite pièce si close malgré l'immense paysage blanc parleront de leurs morts, de Jean Moulin, de la Résistance...
"Je suis le personnage du "Vieil homme et la mer", d'Hemingway : je n'ai rapporté qu'un squelette."
Il y a chez lui aujourd'hui l'étrange indifférence à l'action (...)
Il parle de la mort avec une indifférence grave (...) une action affrontée à la solitude qu'il parcourt chaque après-midi avec son chat."
(Attention, « le Miroir des Limbes « est lui-même une amplification des « Chênes qu’on Abat ». Il peut il y avoir des variantes ou des similitudes de textes!) Bien à vous. MC
Le Miroir des Limbes issu de La Corde et les Souris, eux-mêmes seconde partie des Antimemoires….
Celui-ci est le tome 2. "La corde et les souris" avec en exergue ce récit où le pendu par le pied est sauvé grâce aux souris qui grignotent la corde. C'est bien la seule fois où ces petits rongeurs sont mis à l'honneur.
J'aime beaucoup cette longue conversation dans la maison enfouie dans la neige assez mélancolique. Les souvenirs viennent, lucides. Une ironie discrète remet tout en place loin de la gloriole. Juste des hommes qui ont fait ce qu'ils devaient, ce qu'ils pouvaient dans une actualité sombre. Amplification ? Je dirais l'inverse : modestie et fatigue. Ce chapitre 'est très émouvant, avec beaucoup de retenue.
Voilà l'histoire mise en exergue :
"Alors, l'Empereur Inflexible condamna le Grand Peintre à être pendu.
Il ne serait soutenu que par ses deux gros orteils. Lorsqu'il serait fatigué...
Il se soutint d'un seul. De l'autre, il dessina des souris sur le sable.
Les souris étaient si bien dessinées qu'elles montèrent le long de son corps, tongerent la corde.
Et comme l'Empereur Inflexible avait dit qu'il viendrait quand le Grand Peintre fléchirait, celui-ci partit à petits pas.
Il emmena les souris."
J'avais lu la variante avec le grand peintre en prison qui dessine sur un mur un train dans lequel il monte et disparaît.
Pourquoi Malraux a-t-il choisi ce récit pour introduire ce livre de souvenirs ?
Peut-être aussi parce que dans ce texte il donne à voir un travail d’associations mentales propres au fonctionnement de la mémoire. C'est tout à fait surprenant et offre un étrange tissage entre souvenirs et imaginaire.
ou du hasard et là on serait tenté de parler de destin.
ainsi on glisse de l'Histoire à l'art, de l'art à la divagation. Un texte mouvant qui est une étrange écriture de soi puisqu'il est celui par qui l'histoire est racontée.
Peut-être est-ce pour cela que vous parlez "d'Antimémoires".... Anti... mémoires... Étrange...
Faut il alors dire création ?
Toutefois, Malraux trouve dans l'Histoire une explication surréaliste de la bataille d'Azincourt rappelant ce conte mis en exergue. Selon Malraux, l'Europe était parcourue par d'immenses bandes de rats. L'armée anglaise aurait eu l'idée, pour s'en protéger de former des capitaineries de chats. Les rats seraient donc allés grignoter la corde des arcs français. Les soldats français combattant à Azincourt auraient donc été vaincus par des chats et les soldats anglais sauvés par des rats.
Malraux adorait les chats. Je l'imagine à son bureau, écrivant ses antimémoires avec ses deux chats près de lui.
Brièvement, l’apologue de la Corde et Les Souris n’apparaît que dans la deuxième version. La mention de suite des Antimemoires figure dès la première des Chênes. Mais Chênes et l’équivalent dans la Corde et les Souris ne sont pas rigoureusement semblables. De sorte qu’il arrive qu’on cite ce qui est dans la deuxième version, et pas l’autre, ou inversement.Je suis dans La Tour d’ Auvergne et ses Recherches sur l’Origine des Bretons ( Bayonne, 1794!). Le personnage m’intéresse… Bien à vous. MC
Mmmm ! C'est bien compliqué ces rééditions...
Peu importent les souris...
Dans ce chapitre il y a une rencontre avec un destin, celui de Charles de Gaulle.. (la solitude est le personnage principal. La souffrance aussi dans ce chaos où est plongée la France en cet hiver 1969).
C'est important ces deux hommes, au coin du feu dans la grande maison figée d'hiver.. Le tragique est au cœur de leurs pensées. Charles de Gaulle semble entrer dans un détachement face à un monde qui l'a connu comme un personnage, un héros, pas comme une personne. Un détachement pas une resignation. Le génie de Malraux est de nous le faire connaître, différent. Un destin né de la tragédie de l'occupation lié à une interrogation sur le sens de la vie de cet homme. Son mystère. Un homme habité par sa part la plus haute mais aussi dressé face à la mort..
Beaucoup d'images saisissantes dues à poésie de cet hiver liée à la neige, à la forêt, au silence.
Une belle méditation sur l'Histoire, la fraternité (Résistance), la condition humaine..
Une sorte d'oppression métaphysique car l'homme est devenu précaire.
Je pense "Aux Voix du silence" où l'art lutte contre la puissance du réel, où tout est rencontre et intuition, relations entre des choses qui lui échappent.
Je n'ai pas encore lu les autres chapitres.
JY Tadié citera d'une lettres que Malraux envoya à de Gaulle (à propos de "Mémoires d'espoir") : "Vous n'avez pas d'enfance, et, au fond, il n'y a pas de Charles ", Malraux semble nous confier que lui non plus n'a pas d'enfance et qu'il n'y a pas d'André."
"Malraux, histoire d'un regard"
Malraux écrira des discours de de Gaulle prononcés à partir de 1940 à la radio : "Ils sont des monologues souverains et quelquefois secrètement désespérés prononcés pour la première fois à l'intention d'une assemblée d'invisibles."
C’est peut-être au début des Chênes : Je m’aperçois que l’ Histoire ne possède aucun dialogue d’un écrivain avec un de ses ( protagonistes?). Alors j’ai voulu faire un Greco. ». MC
Yves Florennes dans Le Monde Diplomatique écrit cette superbe analyse à propos de ce dialogue possible entre de Gaulle et un peintre, fut-il Greco...
Et naît Le miroir des limbes. Quel beau dialogue....
https://www.monde-diplomatique.fr/1971/04/FLORENNE/30206
11 décembre 1970... La Boisserie... Un dialogue déroutant... Le dernier entre ces deux grands hommes (De Gaulle devait mourir en 1971...), mi fiction, mi réel. Dialogue d'une grande beauté...
Les chênes qu'on avait.... Oui....
"Les Chênes qu'on abat", un dialogue, celui de Malraux et De Gaulle.
Le titre est emprunté à Hugo : "Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule / Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule".
Au soir de leur vie, les deux amis se retrouvent donc à la Boisserie, la demeure du Général de Gaulle.
Voici, MC, cette préface que vous évoquez :
https://malraux.org/l-1971-02-26-le-figaro-litteraire-26-fevrier-1971-n-1293-p-29-30-andre-malraux-dernier-entretien-avec-le-general-les-chenes-quon-abat/
De Gaulle devait mourir le 9 novembre 1970
C'est donc incroyable, ce texte est daté du 11 décembre 1970 postérieurement à la mort du Général de Gaulle. Comme si ce dialogue revenait du pays des morts....
Entre 1969,1970 et 1971, difficile de ne pas être entraînée dans un tourbillon. LHistoire se mêle à la fiction. La rencontre, le texte, la mort, les funérailles dans le chapitre V... Et les journaux qui amplifient le choc du texte face à la mort de de Gaulle.
Je traverse un moment de lecture surréaliste qui va bien dans ce site où Soleil vert aime jouer avec le temps et l'espace.
Qu'est-ce qu'une fiction ? Qu'est-ce que le réel. Tout finit par être littérature....
MC, vous signalez que "Les Chênes qu'on abat" furent placés sous le signe du Greco, qu'il y a certainement eu amplification.
Et effectivement on peut lire dans la préface des "Chênes qu'on abat" : "J'ai rêvé d'un Greco".
Le Greco a peint des personnages réels, mais en les recréant, en les étirant comme des flammes.
Malraux ne se soumet pas non plus au réel dans ce dialogue fantasmé avec de Gaulle. Il ne veut pas d'un portrait réaliste. Il ajoute la neige, poétique, presque irréelle.
Ce texte devait paraître après sa mort... Il sera publié en 1971....
Car dans la préface de ce grand texte où il se représente dialoguant avec de Gaulle, André Malraux écrit : « Je ne me suis pas soucié d’une photographie, j’ai rêvé d’un Greco dont le modèle serait imaginaire. Ces pages, lorsque je les écrivais, étaient destinés à une publication posthume. Je ne souhaitais pas fixer un dialogue du général de Gaulle avec moi, mais celui d’une volonté qui tint à bout de bras la France, avec la neige sur les vastes forêts sans villages depuis les Grandes Invasions, dont le général s’enveloppait d’un geste las. Tout cela s’achevait par mon départ et la tombée de la nuit, mais le destin s’est chargé de l’épilogue. »
(Et pourtant il y a bien eu une rencontre à Colombey-les-Deux-Eglises, à cette date, entre
Général de Gaulle et l'écrivain, rencontre où ils ont dû évoquer les années de guerre, la Résistance, les années d'après-guerre... Malraux en fait une scène pour la postérité.....
Lectures au ralenti, mon chat Garfield se meurt à petit feu.
Vous vivez a nouveau cette déchirure écrite dans le poème bouleversant dédié à Onyx.
"Où est passé l'ami qui prenait ma défense
Où est passé l'ami qui se glissait dans mes jambes
Et de son oeil allumait les soleils
Du pays où il est reparti
Pourquoi faut-il que j'y repense..."
Bon courage, cher Soleil vert.
Merci merci
"J’appelle ce livre "Antimémoires" parce qu’on y trouve lié au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre, celle du farfelu ».
André Malraux
Quel texte obscur que le dernier mis en ligne par Paul Edel. Migration de son visage vers celui de Brecht via un miroir , un fusain et une feuille de papier. Traversée du miroir... Sa maison tranquille, ses enfants. Un couple guère convainquant. Air dédaigneux de Brecht... Re-traversée du miroir, sa fille qui gratte le vernis d'une écorce. Qui attend. Mais le père travaille encore sur Brecht... Temps de dépouillement, d'errance intérieure.
La migration continue, salvatrice ? Rome... Mais pas la Rome familière, vivante, gaie, polissonne. Non, celle dure et chapeautée d'interdits de la Curée pontificale qui a volé le frère aimé.
Une bénédiction superstitieuse, "en douce" , de ce dernier.
Cette mémoire est un peu glauque comme l'eau dans le verre ballon abandonné sur la table. L'odeur un peu moisie du grenier ajoute une note grise et âcre.
Seule la maison aux pommiers, toute blanche, semble échapper au désastre.
Le portrait est moche. Je préfère ses aquarelles marines.
Pour Pierre Assouline https://www.google.com/search?q=musique+le+condor+passe&oq=musique%2F+le+confor&aqs=chrome.3.69i57j69i58j0i13i30l2j0i22i30l2j0i5i13i30j0i8i13i30l2.13068j0j7&client=ms-android-xiaomi-rvo3&sourceid=chrome-mobile&ie=UTF-8#fpstate=ive&vld=cid:b7c3d65d,vid:QqJvqMeaDtU
la curie pontificale
C’est vrai, la publication est postérieure. L’effet-Memorial a joué à plein alors. C’est vrai aussi qu’il y eut une rencontre. Posons-nous la question : aurait-elle pu ne pas avoir lieu? Probablement pas. MC
De mauvaises langues, à propos des étoiles, ont insisté sur leur apparition, incompatible avec l’horaire. Lacouture a pu écrire que certains, qui voyaient des étoiles plein midi, étaient plus proches de la réalité des choses, que d’autres qui ne les y voyaient pas…MC
Ah, bonjour. Vous êtes passé. Chic alors.
C'est très beau de découvrir ces histoires de date. Le désir a modifié le réel et fait de cette rencontre quelque événement hors de temps.
Quant aux étoiles a la fin du récit. Je crois qu'il avait envie qu'elles soient là. Un ciel étoilé sur cette rencontre comme des signes les liant aux dieux Malraux savait écrire comme cela, tissant le réel à l'imaginaire, liant de Gaulle et Hugo, Napoléon et même saint Bernard je crois. Il fait ainsi comme dans son musée imaginaire où il crée des lignes invisibles entre objets tellement éloignés les uns des autres dans le temps et l'espace mais ayant de si fortes raisons de s'aimanter.
Une fiction du réel. C'est beau. Et jamais personne n'avait parlé avec tant de profondeur de de Gaulle.
Le chat égyptien dans la cour du Louvre pour les obsèques de Malraux, c'était magnifique. On l'avait sorti des collections du musée pour que son origine mystérieusement venue de la lointaine antiquité accueille l'âme de ce mort qui avait tant voyagé dans le temps et l'espace et qui savait tant de choses que nous ne savons pas.
La science-fiction est belle quand elle nous laisse pantois. Oui, cette rencontre n'aurait pas pu ne pas avoir lieu. Oui, c'est un mémorial.
Et Soleil vert a bien du chagrin en accompagnant son chat Garfield au pays où il va repartir pour rejoindre Onyx. Deux petites étoiles dans la nuit pour veiller sur lui...
La beauté au cœur du texte sombre de Paul Edel. Il ne peut pas s'en empêcher...
"Quelques libellules sont de minuscules flèches d’or dans le jardin … Elles traversent la nappe feuillue des saules. Mystère d’être là… vivant, caché, avec le sentiment que je suis dans le moment de la vie où chacun s’enfonce dans son propre dénuement, attaches desserrées. Voilier en dérive. "
@Oh quel farouche bruit, « etc, Hugo, in Hommage à Theophile Gautier. MC
Et le dessin de Jacques faisant en plus du poème de Victor Hugo et de la pensée de Malraux...
https://www.traces-ecrites.com/document/faizant-envoie-a-andre-malraux-son-chene-abattu-en-hommage-a-charles-de-gaulle/
"(...)Tout penche et ce grand siècle, avec tous ses rayons
Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.
Oh! Quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule!
Les chevaux de la mort se mettent à hennir,
Et sont joyeux, car l'âge éclatant va finir;
Ce siècle altier, qui sut dompter le vent contraire,
Expire… --(...)"
Victor Hugo pour la mort de Théophile Gautier
Une photo de Gisèle Freud pour clore cette belle mémoire. Merci pour le partage, MC.
https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cRRBK4n
Gisèle Freund
Autre preoccupation. Du mythe biblique de la Tour de Babel (Genèse) au récit concurrent de la Pentecôte (Actes des apôtres) , deux mythe se fracassent l'un contre lautre.
Babel ? la diversité linguistique pour ne plus de comprendre.
La Pentecôte ? des «langues de feu» transforment les apôtres en traducteurs-interprètes universels, capables de parler et de se faire entendre en des langues qu’ils n’ont pas apprises.
Le langage prend du sens du sens par la traductibilité.
Et maintenant, sauf en littérature, malgré les traducteurs-interprètes, l'ambiance est aussi désastreuse que lors de l'épisode de la Tour de Babel...
(Et là , Dieu jaloux n'y est pour rien !)
S
Autre songerie...
Clara de Giovanni écrit pour Philosophie magazine une variation sur les jours fériés :
"Il y a selon Jankélévitch une « mélancolie des jours fériés » qui a tendance à rendre un peu las, voire triste. Mais cette petite déprime est pour lui un luxe : celui de ne pas travailler. « Cette infortune dorée s’appelle l’ennui », écrit-il dans "l’Aventure, l’ennui, le sérieux" (1963). L’indolence créée par le jour férié se retrouve dans son étymologie. Du latin ferior, il a également donné feriatus qui signifie «oisif». Le jour férié est donc un jour d’oisiveté, où chacun se trouve renvoyé à lui-même. "
Petite correction
?????????
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